Raconté par Selene
Le feu. Il est toujours là. Pas celui des flammes. Celui qui brûle à l’intérieur. Celui qu’on ne montre jamais, mais qui façonne tout. Je me réveille souvent avant l’aube. Pas parce que j’en ai besoin. Parce que Nyra ne dort pas. Elle tourne dans ma tête comme un vent du nord. Elle me pousse à me lever, à sortir, à écouter. Elle me dit de sentir la terre, les cendres, la peur des autres. De sentir ma propre force. Elle ne parle jamais pour rien. Ce matin-là, je sentais qu’elle attendait. Rien dans la meute n’indiquait un danger. Les enfants couraient, les jeunes se disputaient pour les entraînements, Kael faisait son tour habituel. Mais Nyra grondait. Je suis montée sur la plus haute crête de Ravaryn. Celle que j’ai baptisée “le Silence”. Là-haut, le vent m’arrive comme un murmure sacré. Là-haut, j’ai parfois l’impression d’entendre mon père. Ce jour-là, j’ai regardé les terres, et j’ai compris. Quelque chose approchait. Pas un danger immédiat. Un changement. Un retournement. La nuit précédente, j’avais fait un rêve. Ou peut-être une mémoire. J’étais enfant. Je courais à travers la neige. Mon souffle était court. Derrière moi, ma mère. Elle ne fuyait pas. Elle veillait. Mais au lieu de me dire de courir… elle me disait d’écouter. Et dans ce rêve, j’entendais un nom. Pas le mien. Celui de quelqu’un d’autre. Un nom puissant. Une voix que je n’avais jamais entendue. Et au réveil, Nyra avait grogné. Ce nom ne m’était pas inconnu pour elle. Et moi, je savais. Le Conseil allait bientôt bouger. • La matinée s’est étirée comme un piège invisible. Tout semblait normal. C’était exactement ça qui me mettait mal à l’aise. Kael m’a rejointe sans un mot. Il sait lire mes silences. — Mauvais pressentiment ? — Non. Un rappel. — De quoi ? — Que rien n’est acquis. Même pas ce que j’ai conquis. Il hoche la tête. Il n’a jamais essayé de me convaincre de me détendre. Il sait que c’est impossible. • Je retourne à la maison principale, construite sur les fondations de l’ancien bastion de mon père. Elle n’est pas grande. Pas luxueuse. Mais elle tient. Comme moi. Un messager m’attend. Je le sens avant de le voir. L’odeur de la poussière, du métal et… du Conseil. Il est jeune. Trop pour porter cette marque sur le col de sa veste. Un croissant de lune en cercle, brodé d’argent noir. Je le fixe, silencieuse. — Alpha Tiaran, dit-il. — Parle. — Le Conseil demande audience. Trois jours. Lieu neutre. Les terres d’Halvaren. Kael laisse échapper un grondement discret. Je reste impassible. Mes doigts se resserrent sur la garde de mon couteau. — Et s’ils demandaient ? — Ils ordonnent, Alpha. Il le dit avec un respect sincère, mais je sais lire entre les lignes. Ce garçon est aussi tendu qu’un arc. Il sait qui je suis. Il a entendu parler de moi. Peut-être qu’on lui a raconté des légendes. Mais il ne s’attendait pas à me trouver vivante. Entière. — Très bien, répondis-je. Je viendrai. Il ouvre grand les yeux, surpris que je ne refuse pas. Il ne sait pas que je m’attendais à cet appel depuis des mois. • Trois jours. C’est tout ce que j’ai. Je convoque Ina, Kael, et deux sentinelles. Nous ferons le trajet en petit groupe. Pas pour éviter les regards — pour éviter les provocations. • La veille du départ, Nyra est agitée. Je la sens plus nerveuse que d’ordinaire. Plus ancrée. Comme si elle grattait à la porte de quelque chose que je ne veux pas voir. — Tu sens ça ? me murmure-t-elle dans un frisson. — Quoi ? — Le vide. Quelqu’un approche. Mais il n’a pas encore de forme. Je ne dors pas cette nuit-là. Mes pensées tournent comme une meute affamée. Le Conseil. Mon passé. Ce nom dans mon rêve. Ce lien inconnu. Et cette sensation… que quelqu’un, quelque part, commence à m’observer. • Le matin du départ, je me lève la première. Je me tiens devant la glace sans tain de la pièce du fond. Je me regarde. Cheveux noirs, peau dorée, regard bleu-vert. Et une cicatrice au flanc droit. Elle date du premier combat contre un Alpha venu me défier. Il m’avait sous-estimée. Il ne respire plus. • Je prends mes armes. Mon pendentif. Et ce que je n’ai jamais montré à personne : un vieux parchemin, jauni, avec un symbole gravé au centre. Une spirale et une griffe. Je l’ai trouvé dans les ruines de la salle du trône de mon père. Je ne sais pas ce qu’il signifie encore. Mais je sais qu’il me suivra là-bas. • Nous partons à l’aube. Et dans l’air… une odeur. Lointaine. Froide. Étrangement familière. Nyra se tend. Et je comprends. Quelqu’un d’autre est déjà en route.Raconté par EliasJe l’ai su avant même de bouger.Avant que son regard ne vacille. Avant que sa louve ne se tende.Cette silhouette… cette charge… Ce n’était pas une attaque. C’était une mise à l’épreuve.Pas d’elle.De moi.Zarek a grondé immédiatement. Pas comme une alerte. Comme une sommation.« Si tu ne bouges pas maintenant… tu vas la perdre. »Et j’ai su.Ce n’était pas un combat. C’était un choix.J’ai vu Sélène esquiver, se redresser. Elle frappait juste, net, avec cette précision animale que seuls ceux qui portent une meute dans le sang connaissent. Elle n’avait besoin de personne. Elle le dominait déjà.Mais je l’ai vue lever la main, celle qui allait trancher.Et là… mon souffle s’est bloqué.J’avais tenu l’équilibre. Assez longtemps. Trop longtemps peut-être. Entre leur regard et ma liberté.Zarek hurlait en moi. Ce n’était pas la peur. C’était la conscience.La conscience que si elle allait jusqu’au bout, ce ne serait pas elle qui tomberait.Ce serait moi.Et j’ai bougé.
Raconté par KaelJe l’ai su dès l’instant où la Lame a heurté le sol.Pas à cause du choc. Ni à cause du sang.Mais à cause d’Elias.Il avait reculé.Pas d’un pas. Pas physiquement.Mais quelque chose dans son regard s’était tendu, fendu.Une tension inhabituelle dans ses épaules.Une faille que peu auraient su détecter.Mais moi, je regarde autrement.Je ne le connais pas. Pas vraiment. Elias n’est pas de ceux qui se laissent lire. Il garde ses frontières dressées comme des murailles.Mais à ce moment précis, j’ai compris.Il avait franchi une ligne.Et ce genre de ligne… ne se retrace pas une fois qu’on l’a dépassée.—Je suis resté en retrait après l’impact.Autour, la meute s’agitait. Mais personne n’attaquait. Personne ne criait. Pas encore.Le calme n’était pas de la paix.C’était celui qui précède une sentence.La silhouette au sol avait été relevée, entravée.Et Elias avait parlé :— Enfermez-le. S’il est venu rapporter, il repartira à pied. Mais pas ce soir.J’avais hoché la
Raconté par Selene Le vent avait changé. Pas un courant d’air banal. Une tension. Comme une ligne tendue dans l’air. La terre sous mes pieds ne vibrait plus : elle retenait son souffle. Et moi avec. La fissure au centre de la cour brillait d’un rouge terne, vivant. Une braise sans feu. Elias était resté, à quelques pas. Présent. Mais distant. Le calme entre nous n’était pas apaisant. Il était chargé. Électrique. Trop de non-dits. Trop de gestes retenus. Je le fixai. — Tu ne dis rien, soufflai-je. — Je n’ai pas encore les mots justes, répondit-il. Je haussai un sourcil. — Tu en as souvent trop. Ce serait presque reposant. Un léger sourire effleura ses lèvres, mais il n’alla pas plus loin. — C’est facile ici. Avec toi. Trop facile. Et c’est ça qui m’effraie. Je penchai légèrement la tête. — Moi, ce qui m’effraie, c’est qu’un roi tremble plus devant moi que devant un champ de guerre. Il s’approcha. Lentement. Son ombre glissa sur la mienne. — Ce n’est pas toi, Sélène, qu
Raconté par EliasLe sanctuaire respirait.Pas comme un lieu oublié, mais comme un cœur enfoui qui venait de battre à nouveau. Chaque symbole gravé vibrait sous mes pas. Spirales. Griffes. Lignes entremêlées. Ce n’était pas décoratif. C’était vivant.Je descendais comme on revient à un endroit qu’on n’a jamais connu, mais que le sang reconnaît. Zarek ne grondait pas. Il ne s’agitait pas. Il avançait, attentif, comme s’il retrouvait une mémoire qu’il avait dû taire.Et puis elle.Sélène.Debout, face à l’autel fendu. Silencieuse. Ancrée. Ce sanctuaire ne lui appartenait pas : il existait à travers elle.— Tu es venue, dit-elle.Je n’ai pas répondu tout de suite. Je n’étais pas certain de pouvoir encore mentir.— Je n’avais pas le choix.C’était vrai. Ce lieu m’avait appelé. Ce lieu… ou ce qu’il contenait encore.Elle s’approcha. La lumière vacillante projetait son ombre sur les murs. Longue. Ancienne.— Tu le sens ? demanda-t-elle.Je hochai lentement la tête.— Pas avec ma tête. Mais
Raconté par le conseil La salle était silencieuse. Trop. Onze silhouettes drapées de noir siégeaient en cercle, dans l’ombre. Le douzième siège, celui du Fondateur, restait vide comme à chaque réunion — mais ce soir, son absence paraissait plus lourde que jamais. Un vent froid s’infiltrait dans les fissures de la pierre. Les torches vacillaient, projetant des ombres mouvantes sur les murs circulaires. Personne ne parlait. Pas encore. Puis, la Première Veilleuse leva la main. — Le rapport est confirmé, dit-elle. Ravaryn a réagi. Un murmure à peine contenu courut autour de la table. — Le sanctuaire s’est rouvert, précisa-t-elle. Et il y a eu réponse de la terre elle-même. — Nous avions enterré ce lieu, grogna un Ancien. Il n’aurait jamais dû ressurgir. — Nous avons masqué une histoire, dit un autre, plus jeune. Pas un souvenir. La terre n’oublie pas ce qu’on tente de cacher. La Première Veilleuse resta impassible. — La louve de Ravaryn s’est tenue au centre de l’éveil. Ento
Raconté par SélèneLa fissure n’a pas disparu.Même après le départ de la meute. Même après que les chants se soient tus et que le calme soit revenu sur Ravaryn.Elle reste là, comme une blessure ouverte dans la pierre. Une respiration. Une mémoire.Je n’ai pas bougé.Assise au bord de l’ouverture, les jambes croisées, la paume à quelques centimètres du vide, j’écoute. Pas avec mes oreilles. Avec mon sang.Nyra ne dort pas.Elle veille. Tournée vers l’intérieur. Vers ce qui remonte. Pas un danger. Un souvenir. Une vérité qui attendait.Quand Kael s’approche, il ne dit rien.Il s’accroupit à mes côtés, les yeux rivés sur la fissure.— Elle a grandi, murmuré-je.Il hoche la tête, grave.— Tu sens ?— Oui.Il déglutit, lentement.— Il faut descendre.Je le regarde. Son regard est calme, mais ferme.— Pas seule, dis-je.Il se lève. Et s’en va sans insister.Quelques instants plus tard, il revient. Avec Ina. Deux autres membres sûrs les suivent. Silencieux. Lucides.Je me redresse.Et Rava
Raconté par EliasJe me suis redressé d’un bond.Pas un rêve. Pas un bruit.Juste… une onde.Comme si la terre elle-même avait changé de fréquence.Je me tenais debout dans l’obscurité de mon bureau, les poings crispés, la respiration saccadée. Zarek s’était levé d’un coup, sans que je l’appelle. Il tournait déjà en moi, griffes sorties, museau levé vers quelque chose que je ne voyais pas.Ce n’était pas de la peur.C’était autre chose.Une réponse.Un écho.Je posai une main sur la vitre. Le verre était glacé. Dehors, la nuit était figée, mais je le sentais — sous mes pieds, dans les fondations de cette maison, quelque chose vibrait. Pas ici. Ailleurs.Ravaryn.Le nom me vint sans prévenir, comme un souffle qu’on ne chasse pas. Zarek grogna. Il voulait courir, il voulait la retrouver. Pas par manque. Pas par besoin. Par instinct.Une odeur me revint. Chaleur, cendre, pluie ancienne. Sa peau contre la mienne. Sa bouche. Ses yeux. La morsure de son refus et la brûlure de son désir.Sél
Raconté par SélèneJe suis restée debout longtemps après son départ.La voiture du Conseil avait quitté Ravaryn depuis des heures, mais l’odeur de sa menace flottait encore dans l’air. Un parfum de cendres froides. D’effacement.Kael m’avait laissée seule, respectueux du silence que je réclamais sans mots. La meute s’était dispersée lentement, les esprits tendus, mais unis. Aucun doute dans leurs regards. Aucune peur, ou alors bien dissimulée.Je me tenais au centre de la cour. Exactement là où l’émissaire avait posé ses mots comme des lames bien aiguisées. Là où j’avais refusé de plier. De trahir mon nom. Mon sang.La pierre sous mes pieds était tiède. Inhabituelle.Nyra grondait doucement, pas en alerte, mais dans une forme de veille étrange. Comme si elle sentait ce que je ne comprenais pas encore.Je fis quelques pas. Levai les yeux vers le ciel. Des nuages gris s’amoncelaient à l’horizon. Une masse cotonneuse, lourde. Le vent s’était levé, sec, chargé de terre.Puis je l’ai senti
Raconté par SélèneIl n’y avait plus de temps.Le Conseil avait donné un délai. Trois jours. Et ces trois jours venaient de s’écouler.Je le sentais dans la façon dont la brume s’accrochait aux arbres, dans le silence inhabituel de la cour, dans la tension de Kael, droit comme une lame à ma gauche.Même Nyra était immobile. Elle ne grondait pas. Elle attendait.Une voiture noire franchit le seuil de Ravaryn à l’aube.Lente. Officielle. Sans plaque visible.Pas un mot. Pas une alerte.Mais chaque loup dans ma meute l’avait senti.Le Conseil envoyait sa voix.—Je les attendais devant la Maison.Leurs protocoles ne m’intéressaient pas.Un homme descendit. Costume sombre. Tunique cintrée. Le symbole du Conseil brodé discrètement à son col : une lune barrée de trois crocs.Il portait des gants.Pas de chaleur dans les yeux.— Alpha Tiaran, dit-il simplement.Je ne répondis pas. Je laissai le silence s’installer.Il fit quelques pas. Sa voix était calme, calculée.— Le Conseil attend une r