Cassy
Je me réveille en sursaut, le cœur tambourinant, la respiration saccadée. Encore ce même rêve étrange. Cela fait des semaines que cela dure. Je vois toujours le même visage, le même homme. Il est grand, des épaules larges et il a des yeux bleu d’une intensité presque surnaturelle. Son regard semble me transpercer, comme s’il réclamait quelque chose en moi. C’est terrifiant et fascinant à la fois. Je fixe le plafond de ma chambre, essayant de calmer mes nerfs. À travers la fenêtre, les lumières de New York clignotent encore, timides dans l’aube naissante. Je jette un œil à mon téléphone : il est 5 h 47. Encore une nuit à dormir à peine quatre heures. Mon emploi du temps au Newyorktimes est déjà chargé, et ces rêves à répétition n’arrangent rien. Je soupire. Je me lève et file sous la douche. L’eau chaude sur ma peau atténue un peu la tension, mais pas assez pour effacer le visage de cet homme. J’attrape mon déshabillé et traîne les pieds jusqu’à la cuisine pour me faire un café serré. Je traverse le salon spacieux. J’aime cet appartement. J’y suis installée depuis plusieurs années. J’ai la chance de ne manquer de rien financiérement suite au légue de mes parents. Je me sers une tasse de café, savourant le goût amer qui éveille mes sens. Mon regard se pose sur la vue imprenable de Manhattan depuis les fenêtres. Malgré le tumulte extérieur, ici, tout est calme et serein. Mon reflet dans la vitre me renvoie l’image d’une femme échevelée, le regard cerné, les cheveux encore humides.
— Super allure, Cassy, tu fais peur…
Je murmure, cynique. J’entends soudain mon téléphone vibrer. Un appel vidéo de Charlotte, ma meilleure amie. Elle est artiste peintre. Depuis deux ans, elle vit dans le sud de la France. Je décroche aussitôt.
— Hello ma belle ! T’as une mine épouvantable. Pas encore dormi ?
— Oh, si… quatre bonnes heures…
— Des cauchemars, encore ?
— Oui… mais c’est pas vraiment des cauchemars, tu sais, c’est plus… un homme. Toujours
le même. Il me regarde, il me dit rien. C’est… dérangeant.
— Et tu n’as jamais vu ce gars dans la vraie vie ?
— Non. J’aurais pas pu oublier un regard pareil.
Je hausse les épaules et porte ma tasse de café à mes lèvres.
— Faut que tu décroches un peu, Cassy. Et si tu prenais quelques jours de congé ? Va voir
autre chose… ou viens me voir tiens.
— Je t’avoue que je crève d’envie de venir. Mais j’ai des articles à rendre, et mon rédac’ chef va faire une crise si je file maintenant. Je verrai si je peux m’échapper quelques jours.
— Allez, file bosser, tu vas encore être en retard. On s’appelle ce soir, hein ?
— Promis.Je raccroche. Sa voix rassurante me manque déjà. Charlotte, c’est un peu comme ma sœur. On s’est connues à l’âge de 10 ans au pensionnat, et malgré la distance, on est toujours aussi proches. Je termine mon café d’un trait, jette un regard sur l’heure. Je vais être en retard. Je saute dans un jean noir, un chemisier blanc, enfile mes bottines et file vers la porte.
J’arrive devant l’immense building du journal, l'un des plus influents et respectés au monde, où je bosse depuis plus de deux ans. J’ai eu un poste juste à la sortie de lécole de journalisme. Comme toujours, le hall est bondé. Je salue rapidement Ralph, le gardien, puis fonce vers l’ascenseur. À l’étage, je suis accueillie par Dimitri, je l’aime bien même si parfois il est un peu trop …entreprenant avec moi.
— Cass ! T’es superbe ce matin. T’as fait quelque chose à tes cheveux ?
— Salut Dim.
— Tu sais qu’on doit rendre l’article sur le scandale des immeubles vétustes avant midi ? Je te laisse relire ?
— Super. Envoie le doc, je corrige ça en vitesse.
Je passe entre les bureaux, sens le regard de certains collègues sur moi. J’esquisse un sourire poli et m’installe devant mon ordinateur. Il n’est que 8h30, mon écran est déjà noyé de mails urgents. Tandis que j’essaie de me plonger dans l’article, je sens encore ce visage et ses yeux qui me hante. Ça finirait presque par m’obseder. Deux heures s’écoule péniblement, je fais une pause. Je descends au café en face pour me prendre un latte avec Dimitri et Julia. Elle est photographe. Il pleut dehors, un crachin gris. Il nous raconte sa dernière conquête.
— Elle s’appelle Amber, elle est photographe freelance, vous l’adoreriez ! Bon, je reconnais qu’elle parle un peu trop, mais… elle a du charme. Un truc, tu vois Julia?
— Je vois. Elle est au courant que tu parles d’elle ainsi à longueur de journée ?
— T’inquiète. Et toi, du neuf Cassy? T’as jamais parlé de mec. Ça te dit pas qu’on se fasse un petit resto un de ces soirs ? Histoire de décompresser. Juste toi et moi.
— Je suis certaine que cela plaîrait à Amber, s’exclame Julia.
— C’est gentil, Dim. Mais tu sais, je suis un peu… j’ai d’autres chats à fouetter.
— Comme tu voudras. Mais l’invitation tient toujours.
Il y a un léger flottement. Julia se racle la gorge. Il insiste souvent c’est vrai, mais je le trouve inoffensif. Il est sympa, c’est juste que… je n’ai pas la tête à ça. Pas de place pour les amours, encore moins pour Dimitri. Je jette un coup d’œil à la rue. L’averse a redoublé.
— On remonte ? J’ai encore mille trucs à faire avant midi.
Dimitri et Julia acquiésent. On termine nos cafés en silence en retournant à la rédaction. Alors que je suis absorbée par mon article, Mélanie la standardiste me fait signe qu’un courrier vient d’arriver pour moi. Je découvre une enveloppe sur laquelle est inscrit mon nom en lettres calligraphiées. Je fronce les sourcils. J’ouvre et y trouve une lettre écrite à la main.
« Mademoiselle Read.
J’ai en ma possession des documents concernant Henry Black. Il est impératif que nous prenions contact de toute urgence. Je vous prie de me rappeler au plus vite.
Cordialement,
Me Swan. »
Mon cœur se met à cogner. Henry. Je l’ai peu vu durant mon enfance, pourtant c’est lui qui était mon tuteur légal après le décès de mes parents. Mais pourquoi un avocat ? Et pourquoi “de toute urgence” ? J’attrape mon portable et compose le numéro indiqué.
— Allô ? Me Swan ? Ici Cassandre… Read.
— Mademoiselle Read, merci de rappeler si vite. Je… je crains d’avoir une mauvaise nouvelle. Monsieur Black est décédé il y a quelques jours. Son testament exige expressément que vous veniez en Californie pour régler certaines formalités.
— Henry… mort ? Mais… je… Comment ?
— Je ne suis pas habilité à vous donner les circonstances précises. Tout ce que je peux vous dire, c’est que la succession vous concerne vous et son fils Loghan Black, ainsi que la maison de la meute enfin je veux dire la maison familiale. Il est crucial que vous veniez sur place. Je peux m’occuper de vos billets d’avion et de l’hébergement.
— Son fils…Attendez… Il y a des gens qui vivent dans cette propriété? C’est beaucoup d’informations. Je… Je ne sais pas si je pourrai me libérer.
— Pardonnez-moi d’insister. Je comprends. Mais sachez que c’est urgent. Les volontés de Monsieur Black doivent être exécutées dans les plus brefs délais. C’est une question de sécurité Mlle Read.
Je raccroche, les mains moites. Henry… disparu. J’ai du mal à assimiler la nouvelle. Même si je ne le voyais que rarement, il était comme un ange protecteur dans ma vie. Il avait toujours été là dans les moments important de ma vie. Il gardait une certaine distance et j’en ignore la raison mais je sais qu’il était attaché à moi et à mes parents. Je m’aperçois que Dimitri me regarde, intrigué.
— Tout va bien ? T’as l’air sous le choc.
— Un ami de la famille est mort… j’ignorais que… enfin… c’est compliqué.
La gorge nouée, je prends une décision impulsive. Je récupère mes affaires, me lève et fonce vers le bureau de mon rédac’ chef. Il sursaute lorsque j’ouvre la porte sans frapper.
— Dave, je dois partir quelques jours. J’ai… une urgence familiale.
— Attends, quoi ? Qu’est ce qui se passe exactement? T’as un article à rendre à la fin de la semaine je te rappelle.
— Je sais, mais je peux le gérer à distance. Je dois me rendre en Californie du Nord dès que possible. Je ne te le demanderai pas si ce n’était pas important.
Il me fixe avec un air contrarié, puis soupire lourdement.
— OK, d’accord, mais je veux ton papier avant vendredi, compris ?
— Ok. Merci.
— Cassy? Je dois m’inquiéter?
Je le regarde mais ne répond pas. Sans plus attendre, je sors de la rédaction, l’enveloppe serrée contre ma poitrine. Dehors, une pluie battante s’abbat désormais sur la ville. J’arrête un taxi qui me dépose trempée devant mon immeuble. Une fois à l’intérieur de mon appartement, je retire mes vêtements trempés et récupére une serviette dans la salle de bain pour me sécher. Je me sens vide, comme si quelque chose venait d’exploser en moi. Henry… disparu. Je repense à ces visites. Il venait quand même me voir plusieurs fois par an… il était toujours si discret, presque distant…mais si…charismatique. Ses cheveux bruns, légèrement ondulés, étaient toujours impeccablement coiffés, et ses yeux gris semblaient scruter au-delà des apparences. Son sourire était rare mais sincère, illuminant brièvement son visage sérieux. Ses mains fortes mais délicates serrant les miennes étaient réconfortantes. Puis, aussitôt, il repartait, laissant derrière lui un grand vide. Il n’a jamais été un père de substitution, mais… une présence, un pilier dans l’ombre. Sa force tranquille et son aura protectrice m’ont toujours rassurée, même dans les moments les plus sombres… Je dois savoir ce qui lui est arrivé. Je compose sans attendre le numéro de Me Swan.
— Me Swan, Mlle Read à nouveau. Je suis prête à venir au plus vite.
Un silence bref de l’autre côté, puis sa voix reprend, plus rassurante.
— Très bien. J’attendais votre appel. J’ai déjà tout organisé dans le doute où vous accepteriez de venir dans les plus brefs délais. Un chauffeur vous conduira demain matin à JFK. Vous prendrez un premier avion direction San Francisco puis un deuxiéme pour Eureka où Monsieur Green, le …bras droit de Monsieur Black, vous attendra et vous conduira à la propriété de Forks Wood. Je vous y attendrais également.
Je raccroche, un mélange d'excitation et de nervosité m'envahit. J’ai tellement de question. Je me traîne dans la chambre pour préparer une petite valise. J’embarque quelques vêtements, mon ordinateur, mes affaires de toilette. Mon regard se pause sur une vieille photo de mes parents, placée dans un cadre doré sur la commode. Je la soulève et mon cœur se serre. Je n’ai quasiment aucun souvenir d’eux, j’avais à peine six ans quand ils sont morts dans cet accident de voiture. Tout ce que je connais, ce sont ces images. Celles d’un couple qui semble heureux. Ils étaient si jeunes. Je décide d’appeler Charlotte pour la prévenir de mon iminent départ.
— Cassy ? Qu’est-ce qui se passe ? T’as une drôle de voix?
— Henry… Il est décédé.
— Mon Dieu, je suis désolée… Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas. Un avocat m’a appelée. Je dois partir en Californie pour régler un tas de formalités et rencontrer son fils Loghan.
— Il avait un fils? Je prends un billet pour New York, et on y va ensemble.
— Non… C’est gentil, mais je vais gèrer. Je voulais juste te prévenir.
— D’accord. Fais attention à toi. Tiens moi au courant de tout. Tu me promets ?
— Promis.
Je coupe l’appel et finalise mon sac. Je me regarde dans le miroir. J’ai le sentiment étrange que je ne serai plus jamais la même quand je reviendrai ici.
Le jour déclinait sur Chartres Street. Une lumière dorée habillait les balcons en fer forgé, et l’air sentait le sucre chaud, le jazz et les regrets. Je m’étais installée seule à la terrasse d’un café discret, un de ceux que seuls les locaux connaissent, avec vue sur le monde sans y appartenir. Je venais souvent ici.C’est elle que j’ai vue en premier.Une petite fille, d’environ 6 ans, qui trottinait sur les pavés, rieuse, déguisée en pirate avec un bandeau rose. Elle s’est arrêtée net devant moi, comme si elle m’avait reconnue.Mais c’était impossible. Elle a penché la tête, intriguée.— T’es une fée ?J’ai souri, surprise.— Pourquoi tu dis ça ?— T’as des yeux qui brillent. — Peut-être que je suis une fée. Mais chut, c’est un secret. Que fais-tu toute seule?Elle a ri, puis elle a tendu la main vers ma joue.— Je ne suis pas seul je suis avec mon papa. Il t’aimerait bien.J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds. Quand je l’ai entendu. Sa voix.— Ésmée viens ici. N’importune
Cassy Les jours ont passé. Lents, gris, sans lumière. Des jours qui n’avaient ni fin ni commencement, comme suspendus dans un temps qui n’était plus vraiment le mien. Depuis mon retour, j’évite Loghan. Je m’efface dans les couloirs, je détourne le regard, je fuis sa voix. Il me cherche parfois, son regard accroche le mien avec une douceur qui me transperce, mais il ne dit rien. Peut-être sent-il, dans mes silences, que quelque chose en moi est mort. Ou peut-être croit-il simplement que je me remets. Comme une humaine. Mais je ne suis plus humaine. Je passe mes nuits avec Vernius. Pas dans ses bras, non, mais dans cette proximité étrange, magnétique, organique. Comme si mon corps se souvenait qu’il m’a ramenée. Il me guide, me forme, m'apprend à dompter la soif, à percevoir l’aura des vivants, à contrôler mes pensées. Je le déteste pour ce qu’il a fait. Et pourtant, je ne peux plus m’éloigner de lui trop longtemps. Il est mon ancre, mon poison, mon reflet. Alors que j’admirais la lune
CassyJe marchais pieds nus sur une herbe douce, presque tiède, d’un vert que je n’avais jamais vu. L’air sentait la lumière, si léger que j’en avais oublié la pesanteur de mon corps. Ils étaient là.Mon père, son sourire tranquille, les mains ouvertes. Ma mère, belle comme une étoile, me tendant les bras. Henry, solide, bienveillant, la voix douce. Je me sentais entière, légère, libre. Aucune douleur. Juste la paix. J’ai voulu aller vers eux, mais un souffle, un grondement, est monté de sous mes pieds. Comme un orage. Tout s’est mis à trembler. J’ai tendu la main vers eux, suppliée qu’on me retienne. Henry a reculé, son regard soudain voilé.— Cassy, tu dois repartir.— Non !La terre s’est ouverte. Quelque chose m’a happée. Une force brutale, déchirante, m’a arrachée à cette lumière, à ce bonheur trop pur. Je me suis sentie chuter, aspirée par un gouffre noir, glacé, sans retour.Une brûlure, un incendie dans mes veines, un cri muet planté dans ma gorge. Mon corps refusa de rester m
CassyLa lune est ronde, prête à m’engloutir. Et moi, j’attends, comme une proie résignée. Kael est entré dans ma chambre sans frapper, ses pas lourds de certitudes. Dans ses bras, une robe noire, fine, brodée de dentelle, presque irréelle.— C’est pour toi, souffla-t-il, et il y avait dans sa voix une tendresse perverse, un amour maudit.J’ai accepté la robe. Par stratégie. Par nécessité. Des sorcières sont venues ensuite. Leurs mains avides de pouvoir ont coiffé mes cheveux, tracé sur mes paupières un fard sombre, ourlé mes lèvres de carmin. Je ressemblais à une mariée funéraire. À la poupée d’un monstre. Quand elles ont reculé, j’ai croisé mon reflet dans un miroir terni.Je ne me suis pas reconnue. Kael me tendit la main.— Viens. Il est temps.J’ai posé mes doigts dans les siens, et mon estomac s’est retourné. Sa peau était glacée, comme la mort elle-même. La salle résonnait de chants anciens, la dalle de marbre noir luisait d’un éclat humide, presque vivant. Les runes me semblai
CassyLe temps est devenu une chose étrange, ici. Les heures se déforment, s’étirent, se rétractent comme la respiration d’une bête endormie. Kael vient me voir chaque soir, avant que la lune ne grimpe trop haut. Il me parle, il me frôle, il me regarde comme s’il pouvait me dévorer et m’adorer dans le même geste. Et moi, je joue la proie docile.Je mange. Je dors. J’obéis.Mais en moi, la tempête grandit.Ils préparent le rituel. Les sorcières s’affairent dans la grande salle, gravant des runes dans le marbre, peignant mon futur cercueil avec des encres noires. Je les observe parfois à travers l’entrebâillement de la porte, fascinée malgré moi par cette chorégraphie macabre.La pleine lune approche. Deux nuits. Deux misérables nuits.Cette nuit-là, Kael est resté plus longtemps. Il a posé ses doigts sur ma nuque, les a laissés remonter le long de ma mâchoire, si lentement que j’ai cru m’embraser.— Tu te fais à ta prison ? a-t-il murmuré.J’ai soutenu son regard, sans trembler.— Je m
CassyJe l’ai suivi. Sans discuter, sans lutter, parce que tout mon plan exigeait cette soumission feinte. Kael ouvrait la marche, silhouette découpée dans l’obscurité comme une promesse de damnation. Et moi derrière, j’avançais, résignée, le pas lourd, mon cœur cognant la mesure d’une sentence à venir.La forêt avalait notre silence, comme si elle nous interdisait jusqu’au murmure. Seules les branches mortes craquaient sous mes pas, et parfois, dans la pénombre, j’avais l’impression d’entendre la voix d’Henry, un écho qui me suppliait de revenir en arrière. Trop tard.Son sanctuaire surgit au détour d’un sentier, griffé par le temps, monstrueux de puissance oubliée. À première vue, on aurait cru les ruines décharnées d’un vieux château, éventré par les siècles, ses pierres à demi englouties par le lierre et la moisissure. La forêt le rongeait comme un cancer. Mais à peine eus-je franchi l’arche fracturée qu’un voile sembla se lever. Mon souffle s’arrêta net. Devant moi s’étendait un