LOGINFleure
Le matin commence par un silence inhabituel.
Pas celui que l’on choisit, celui qui apaise.
Non. Celui qui précède une tempête.
Je suis arrivée tôt au bureau. J’ai enchaîné deux cafés, relu mes notes pour la réunion avec les investisseurs de jeudi. Tout pour me donner l’illusion que je maîtrise encore quelque chose.
Mais à 9h02, mon téléphone sonne.
Numéro inconnu.
Je décroche, méfiante.
— Mademoiselle Monet ? Ici la Banque Castéra. Nous vous appelons au sujet de votre ligne de crédit professionnelle. Une régularisation immédiate est désormais exigée.
Je me fige.
— Pardon ? J’ai un échéancier validé avec votre service, nous avons encore .
— L’échéancier a été suspendu, Madame. L’évaluation interne a révélé un risque aggravé. Vous disposez de quarante-huit heures pour effectuer le paiement. Après quoi, la dette passera au contentieux.
Un blanc. Le monde s’étrangle autour de moi.
— Mais… ce n’est pas ce qui était prévu.
— Les conditions ont changé. Merci de votre compréhension.
Bip.
Je reste là. Le téléphone à la main. Le cœur au bord des lèvres.
Quarante-huit heures.
C’est une blague. Une mauvaise farce. Ou un piège.
Et je sais exactement de quel nom ce piège porte l’odeur.
Valesco.
Le timing est trop parfait. Le retournement, trop net. Il a tiré une ficelle, j’en suis certaine.
Et pourtant… aucune preuve. Juste un sentiment, une intuition brûlante.
Je serre les dents.
Je n’ai pas le luxe de m’effondrer.
Je me lève, parcours le bureau, ouvre en vitesse mon ordinateur. Je passe en revue mes comptes, mes entrées récentes, les fonds restants.
Le verdict tombe, glacial : insuffisant.
Je pourrais vendre un brevet, mais ce serait saborder un an de travail. Emprunter à des investisseurs privés ? Trop tard. Trop risqué.
Je dois respirer. Réfléchir. Ne pas paniquer.
Ping.
Une notification s’affiche. Un nouveau mail, sans objet.
Je l’ouvre, et mon sang se glace.
Un dossier joint. Un projet détaillé. Le genre d’étude de marché confidentielle qu’on ne laisse pas traîner.
Origine : Valesco Corp.
Je clique.
Ma gorge se serre. Ce dossier, c’est exactement le genre de mission que j’ai toujours rêvé de piloter. Un projet d’implantation européenne, complexe, intelligent, visionnaire. Tout ce que j’ai toujours voulu.
En bas, une note :
« Considérez ceci comme un avant-goût de ce que vous pourriez construire. — A.V. »
Je referme brutalement l’écran. Mon cœur cogne contre ma cage thoracique.
Je devrais être furieuse. Je suis furieuse. Et pourtant, mon cerveau tourne déjà à plein régime. J’ai vu des failles dans leur modèle. Des axes de développement inexplorés. Des idées que je pourrais appliquer.
Je serre le poing. Il le sait.
Il sait que je vais y penser, que je vais plonger dans le dossier malgré moi.
Et comme si ce n’était pas suffisant…
Ping.
Un second mail.
Cette fois, un document signé. Une révision du contrat.
Une clause a été ajoutée : possibilité de sortie au bout de six mois, sans aucune pénalité.
Ma main tremble.
Il m’offre une porte de sortie.
Ou plutôt, il fait mine de me l’offrir.
Je me tourne vers la vitre. La ville s’étale sous mes yeux, belle et indifférente.
Et moi, je suis là. Coincée entre un mur de dettes, un projet que je pourrais faire briller… et un homme que je déteste autant qu’il m’obsède.
Je pense à ses yeux. À sa voix basse, contenue. À la manière dont il m’a regardée, comme s’il savait déjà que j’allais flancher.
Non.
Non, non, non.
Je ne suis pas une pièce sur son échiquier.
Mais je suis peut-être déjà sur le plateau.
Je rouvre le premier mail. Et malgré moi, je commence à lire. À annoter. À réfléchir.
Ce n’est pas une capitulation.
Pas encore.
C’est… de l’analyse.
C’est tout.
Je me persuade. Je me mens. Et je le sais.
Mais la vérité, elle, s’impose :
Je suis déjà en train de jouer.
Et je n’ai plus que six jours pour décider si je veux survivre…
… ou m’incliner à mes propres conditions.
— Non, non, non… je vous ai déjà dit que le pitch devait être retravaillé. Trois slides de trop, trop de jargon, pas assez de concret. Reprenez-le et revenez vers moi demain.
Je raccroche sans attendre de réponse. C’est peut-être injuste, peut-être rude, mais aujourd’hui, je suis un volcan sous pression. Une nuit blanche. Quarante-huit heures pour sauver mon entreprise. Un contrat empoisonné dans ma boîte mail. Et une tentation que je refuse de nommer.
Je me laisse tomber dans mon fauteuil. Le silence du bureau est une illusion, traversée d’éclats d’angoisse.
Il ne me lâche pas.
Chaque mail, chaque petit détail parfaitement orchestré par Aaron Valesco est une pièce de théâtre dans laquelle je suis enfermée.
J’ai commencé à lire son dossier. Je déteste à quel point c’est brillant.
Je déteste encore plus à quel point je veux y répondre.
On frappe à la porte.
Je me redresse, surprise.
— Oui ?
Maëlys passe la tête, les sourcils froncés.
— Tu as un… invité.
— J’ai pas prévu de rendez-vous.
— Il dit que tu comprendras. Et… Fleure, c’est Aaron Valesco.
Le nom claque comme une lame dans la pièce.
Je me fige. Mes doigts se crispent contre le cuir du fauteuil.
— Fais-le entrer.
Elle hoche la tête, disparaît. Un battement de cœur. Deux.
Et il est là.
Costume sombre. Aucun pli. Regard d’acier. Il occupe l’espace sans lever la voix. Sans même prononcer un mot.
— Vous avez le sens du timing, murmuré-je, glaciale.
Il sourit, à peine. Ce genre de sourire qui n’atteint jamais les yeux.
— Je voulais voir où vous en étiez.
— Je suppose que vous ne parlez pas de mon travail.
— Pas ce matin, non.
Il avance lentement, prend place sans y être invité. S’installe dans le fauteuil en face du mien, comme s’il était chez lui. Comme s’il me possédait déjà.
Je croise les bras.
— Vous vous êtes donné tout ce mal pour jouer au messager du destin ? Menaces bancaires, offres brillamment formulées, clauses modifiées, timing parfait… Je dois dire, c’est impressionnant. Et effrayant.
— Rien de ce que je fais n’est laissé au hasard, Fleure. C’est pour ça que je réussis. Et c’est aussi pour ça que je vous ai choisie.
Je serre la mâchoire. Son calme me rend folle.
— Vous m’avez choisie comme on choisit un cheval de course.
— Non. Je vous ai choisie comme on choisit une arme.
Un silence.
Son regard est posé sur moi comme un jugement.
— Vous pensez que je suis manipulable. Que je finirai par céder.
— Je pense que vous êtes intelligente. Et que les gens intelligents ne laissent pas la fierté les ruiner.
Il sort un dossier. Encore un. Il le pose entre nous.
— Ceci est un projet en co-direction. Pas une façade. Pas un contrat de pacotille. Un vrai partenariat. Vous auriez la main sur l’ensemble de la stratégie.
Je ne touche pas au dossier.
— Vous croyez que je vais signer à cause d’un jeu de pouvoir bien huilé ?
Il s’avance, ses coudes posés sur ses genoux, ses mains jointes. Plus proche. Plus dangereux.
— Je crois que vous êtes déjà en train d’y penser. Et que vous avez commencé à lire le premier document. Page douze, en bas à droite, vous avez griffonné une note. "Ajouter données client France Nord". Vous croyez que je ne le verrais pas ?
Je me fige. Mon cœur loupe un battement.
Il a lu ma version. Il a eu accès à mes modifications. Comment ? Quand ? Je ne sais pas.
Mais une chose est claire : il a déjà un pas d’avance.
Je me lève brusquement.
— Sortez.
Il ne bouge pas.
— Fleure .
— Je vous ai dit de sortir.
Ma voix est ferme, sèche. Et pourtant, mon souffle tremble.
Il se redresse, lentement. Prend le dossier, mais ne le range pas. Le pose sur mon bureau comme une offrande.
— Je vous laisse encore quelques jours.
Il s’arrête à la porte.
— Mais sachez ceci : je ne laisse jamais une pièce hors du jeu trop longtemps.
Je reste là, seule, le cœur battant trop vite.
Quand la porte se referme, l’air me revient. Enfin.
Je m’effondre dans le fauteuil, les doigts tremblants.
Je n’ai pas cédé.
Mais je n’ai pas résisté non plus.
Je prends le dossier. Je l’ouvre.
Et cette fois, je ne le referme pas.
Cinq ans.Le temps n’a pas tout guéri. Certaines cicatrices sont restées, des lignes pâles sur notre peau et dans notre mémoire. Elles ne font plus mal, mais elles sont là, comme des cartes de géographies intimes, rappel des territoires dévastés que nous avons traversés.Je regarde Fleure, debout au bout du jardin. Son ventre, rond et lourd sous sa robe d’été, capte la lumière dorée du soir. Une main repose dessus, protectrice, tandis que l’autre arrose les lavandes qui bordent le potager. Nous avons appris à cultiver les choses, elle et moi. Les légumes, les fleurs, et cette paix fragile entre nous.Ce n’est pas le bonheur des contes de fées. C’est quelque chose de plus précieux, de plus réel. C’est une trêve quotidienne, choisie, travaillée. Un mariage.Il y a eu des rechutes. Des nuits où le silence s’est glissé entre nous, trop lourd, et où nous nous sommes regardés avec la vieille peur au ventre. Des mots durs, lancés dans un moment de fatigue, qui ont résonné comme des échos du
Aaron L’aube pointait, timide, derrière la fenêtre ouverte. La fraîcheur de la nuit avait balayé les derniers relents de fièvre, laissant place à une clarté laiteuse, indécise. Nous étions toujours enlacés, nos corps alourdis par l’épuisement et la sueur séchée, mais nos esprits, étrangement, ne trouvaient pas le repos.La question de Fleure tournait en boucle dans ma tête, amplifiée par le silence. Qu’est-ce que c’était ? Une trêve, oui. Une reddition, aussi. Une prière, sans doute. Mais c’était insuffisant. C’était un baume sur une blessure béante, un pansement sur une fracture ouverte. Nous avions trouvé un répit dans la chair, mais le jour allait se lever, et avec lui, la réalité.Fleure bougea contre moi. Son dos se cambra légèrement, puis elle se tourna pour faire face à la fenêtre, sans rompre notre étreinte. Je sentis les muscles de son dos se contracter sous mes doigts.— Le jour vient, murmura-t-elle, sa voix encore rauque.— Je sais.Un silence. Puis, elle se retourna brus
Aaron Le chemin vers la chambre est une procession lente, hantée par les fantômes de la veille. Chaque pas sur le parquet est un écho assourdi de nos pas précipités, de nos chutes. La porte, entrouverte, laisse entrevoir le désordre que nous n’avons pas eu le courage d’affronter plus tôt. Les draps en tas, la bouteille vide, la tache de vin comme une cicatrice sur la table de nuit.Je m’arrête sur le seuil, ma main dans celle de Fleure, et je sens mon corps se figer. L’air sent encore l’amour fauve et la folie, un parfum entêtant de sexe, de sueur et de larmes séchées.— Attends, je murmure.Je la lâche, entre seul dans la pièce avec la détermination farouche d’un exorciste. Je vais droit au lit, saisis les draps froissés, les draps qui ont été le théâtre de notre bataille, et les arrache d’un geste vif. Je les jette en boule dans un coin de la pièce, où ils forment un amas de chiffons accusateurs. Puis j’ouvre grand la fenêtre. L’air froid de la nuit s’engouffre, chassant les relent
Le serment était fait. Les mots, lourds de vérité promise, flottaient encore dans l’air obscur du salon. Mais entre le dire et le vivre, il y avait un abîme que leur corps, lui, ne semblait pas avoir lu.La main de Fleure était toujours dans celle d’Aaron. Un pacte fragile. Puis, le contact simple devint autre chose. Une chaleur qui n’était plus seulement réconfortante, mais qui coulait comme de la lave sous la peau. Le pouls d’Aaron s’accéléra contre la paume de Fleure. Elle sentit le frémissement presque imperceptible de ses doigts se refermant légèrement sur les siens. Pas une prise, pas encore. Une question.Elle leva les yeux vers lui. Dans la pénombre, son regard n’était plus celui du combattant épuisé, ni de l’homme nu et vulnérable. C’était un regard qu’elle connaissait trop bien. Un regard qui la déshabillait, qui buvait la lumière de sa peau, qui cherchait les courbes sous le tissu de son sweat. Un regard de faim.Et elle sentit la réponse immédiate, traîtresse, dans son pro
Le silence qui suit n’est plus un vide. C’est une substance épaisse, lourde de tout ce qui a été jeté entre eux, comme des gravats. La confession d’Aaron , l’idée de ne plus être là… est insupportable , reste suspendue, aussi dangereuse qu’une lame tenue par la pointe. Il n’a pas dit « Je t’aime ». Il a dit « Je ne peux pas partir ». C’est plus primaire, plus désespéré. C’est la vérité de la bête acculée.Fleure ne recule pas. Elle l’observe, son corps à lui si tendu qu’il semble sur le point de se briser, ses mains enfoncées dans ses poches comme pour s’empêcher de frapper ou de toucher. Elle voit la bataille faire rage derrière ses yeux, ce même conflit qui la déchire : la peur face au désir, la répulsion mêlée à l’attraction irraisonnée.— Insupportable, répète-t-elle, non plus sur un ton d’accusation, mais avec une lassitude profonde, comme si elle pesait le mot et trouvait son poids écrasant. C’est un bien grand mot pour un homme qui passe son temps à fuir.— Je ne fuis pas maint
Aaron La porte de l'appartement grince, un son trop familier qui, ce soir, ressemble à un couperet. Aaron se fige sur le seuil. L'air est immobile, saturé d'un parfum de cire d'abeille et de tension rentrée. Il sent le parfum de Fleure, mais il est différent, froid, comme un fantôme dans les pièces.Elle est là, debout près de la grande baie vitrée, tournant le dos à la porte. Une silhouette découpée dans la lueur orangée du crépuscule. La même posture que ce matin, mais plus raide, plus définitive. Elle ne se retourne pas.Il referme la porte derrière lui. Le clic de la serrure est assourdissant dans le silence.— Fleure.Son nom, lancé dans le vide, lui revient en écho, fragile. Elle ne répond pas. Elle observe la ville qui s'endort, ou peut-être son propre reflet dans la vitre.Il pose ses clés sur la console, le bruit anormalement fort. Il enlève sa veste, la plie avec une lenteur méticuleuse, gagnant du temps, cherchant ses mots dans un esprit vide. Chaque geste est une concessi







