Fleure
Je n’ai presque pas dormi de la nuit.
J’ai tourné, viré, compté les heures comme on compte des bombes prêtes à exploser. Le visage d’Aaron Valesco hante chaque recoin de mon esprit, son regard, sa voix, ses mots, tout ce qu’il promet… et tout ce qu’il sous-entend.
Je croyais avoir vu le pire.
Mais le pire, ce n’est pas un contrat tordu. Le pire, c’est ce matin.
La lettre m’attend sur mon bureau.
Simple. Blanche. Impeccable.
Le genre d’enveloppe qui ne porte jamais de bonnes nouvelles.
Je reconnais le logo de la banque. Mon cœur se contracte avant même que je l’ouvre. Mais je le fais. Lentement. Comme si j’ouvrais une blessure que je connais déjà trop bien.
Madame Monet,
Suite à nos multiples relances restées sans réponse, nous vous informons que la période de tolérance concernant les échéances de remboursement est désormais échue.
À défaut de régularisation sous sept jours, la banque engagera une procédure de saisie de vos actifs professionnels.
Je reste figée.
Sept jours.
Une semaine.
La même semaine qu’Aaron m’a donnée.
Le monde s’amuse, ou bien il conspire.
Maëlys entre à ce moment-là. Elle me voit, la lettre à la main, le regard vidé.
— Fleure ? Qu’est-ce que c’est ?
Je lui tends sans un mot. Ses yeux parcourent la page, son visage se ferme, se durcit.
— Merde. Ils n’ont pas le droit de faire ça aussi vite. Tu avais demandé un report.
— J’ai demandé. Supplié. Mais leur patience est morte avec mon dernier versement.
Je me lève, le papier tremblant dans les mains.
— Ils veulent tout. Nos locaux. Nos comptes. Nos équipements. Notre avenir.
— Non, souffle-t-elle. On ne va pas les laisser faire.
Je secoue la tête. Le poids sur mes épaules devient insupportable. Mes rêves, mes sacrifices, chaque goutte de sueur déposée dans cette entreprise… balayés par un délai.
— Je n’ai rien. Tout est déjà hypothéqué. Je ne peux même pas emprunter sans garanties.
Maëlys s’approche, me prend les deux mains.
— Il nous reste encore du temps. Une semaine. On peut appeler d’autres investisseurs. On peut négocier. Mais Fleure… tu sais aussi ce que ça veut dire.
Je ferme les yeux.
Je le sais.
Aaron.
Son offre.
Son contrat maudit.
Il ne veut pas seulement me sauver. Il veut m’acheter. Et cette fois, ce n’est pas de la paranoïa : c’est une évidence. Il connaît mes comptes. Il sait tout. Il a choisi ce moment précis parce qu’il savait que je serais à genoux.
Je rouvre les yeux.
— Il a placé un piège parfait. Il savait que la banque allait frapper. C’est pour ça qu’il m’a donné une semaine. Il veut que je tombe… dans ses bras ou dans le vide.
Maëlys serre les dents.
— Tu vas tomber nulle part, Fleure. Tu vas choisir. Et tu vas gagner.
Mais à quel prix ?
Je sens déjà l’étau se refermer. Je pourrais appeler Aaron. Lui dire oui. Et tout serait réglé, comme par magie. Mais ce serait vendre mon âme.
Je pourrais aussi lui dire non.
Et tout perdre.
L’entreprise. Le bureau. Mon travail .
Je me laisse tomber sur le canapé, les mains sur le visage.
— Comment on choisit entre la honte et la ruine ?
Un silence.
Puis Maëlys, plus calme, plus froide :
— On ne choisit pas entre les deux. On crée une troisième option. Tu ne vas pas accepter son offre à ses conditions. Si tu y vas… tu entres avec tes règles. Tu négocies. Tu imposes ta voix.
Je redresse la tête, lentement.
— Tu crois vraiment que je peux imposer quoi que ce soit à Aaron Valesco ?
— Je crois que ce type ne t’a jamais vue vraiment à l’œuvre. Et c’est ça qui va le surprendre.
Je la fixe. Et pour la première fois depuis cette foutue réunion… je souris. Un sourire froid. Un sourire dur.
Oui, il veut une épouse parfaite ? Il va avoir une lionne.
Mais selon mes termes.
Et avant la fin de cette semaine, ce ne sera plus lui qui posera les règles.
Ce sera moi.
Le hall de la banque sent la cire froide et les faux sourires.
Les murs sont d’un blanc chirurgical. Les fauteuils, d’un beige prétentieux. Tout ici respire la réussite sans émotion. Le genre d’endroit où les rêves meurent doucement, étouffés sous le poids des chiffres.
Je patiente. Dix, quinze, vingt minutes.
Volontairement.
Ils veulent m’affaiblir.
Je reste droite. Silencieuse. Je croise les jambes avec lenteur, je vérifie mon téléphone sans précipitation. Je pourrais les brûler d’un regard si j’avais ce pouvoir. Mais je n’ai que ma voix. Mon sang-froid. Mon nom.
— Madame Monet ?
La réceptionniste me sourit trop poliment. Sa voix manque d’âme. Comme si elle m’invitait dans une morgue.
— Monsieur Delmas va vous recevoir.
Je me lève. Mes talons claquent sur le sol comme une sentence.
Le bureau est vaste. Trop. Il y flotte cette odeur de cuir et de pouvoir qu’on croit naturelle quand on a oublié d’où on vient.
Jean-Philippe Delmas m’attend derrière son bureau comme un juge derrière son estrade.
Son costume est trop cintré, son sourire trop large.
— Madame Monet, asseyez-vous je vous en prie.
Je m’exécute sans un mot. Je ne suis pas venue supplier. Je suis venue me battre.
— Nous avons bien reçu votre demande de renégociation. Et croyez-moi, nous comprenons votre situation. Mais vous devez comprendre que la banque, elle, a des obligations strictes envers ses créanciers.
Je le fixe, sans broncher.
— Je ne suis pas venue pour un discours, Monsieur Delmas. Je suis venue pour parler solutions.
Il incline légèrement la tête, joue l’homme bienveillant. Je vois pourtant briller le mépris dans ses yeux.
— Justement. Après étude de votre dossier, nous avons constaté que votre entreprise affiche un passif croissant depuis dix-huit mois. Vos bilans sont fragiles. Vos revenus instables. Il serait irresponsable de prolonger un échéancier que vous ne pouvez honorer.
— Irresponsable ou non rentable ?
— Disons que les deux vont souvent de pair, dit-il en souriant.
Je serre les dents. Il continue, comme s’il me faisait une faveur :
— Il existe toujours une option, bien sûr. Une reprise partielle par un investisseur majeur. Un mécène. Un rachat. Ou un arrangement personnel.
Je plisse les yeux.
Il sait.
Ce salaud sait.
— Ce n’est pas à la banque de suggérer à ses clientes de vendre leur liberté, dis-je d’un ton glacé.
Il se redresse légèrement, surpris.
— Je n’ai rien suggéré, Madame Monet. Mais vous êtes une femme intelligente. Et dans votre position, une certaine… flexibilité morale peut être salvatrice.
Il prononce ces mots avec un plaisir malsain. Comme s’il me regardait déjà tomber.
Je me lève d’un bond. Mon siège grince, mais je garde le contrôle. Froid. Précis. Lame dégainée.
— Je vous remercie de votre temps, Monsieur Delmas. Mais vous venez de me rappeler exactement pourquoi je ne laisserai jamais cet empire s’effondrer : parce que vous attendez que je tombe. Parce que vous vous nourrissez de la chute des autres.
Il se lève à son tour, surpris par ma fermeté.
— Madame Monet…
— Non. Vous avez votre réponse. Je trouverai une solution ailleurs. Et dans une semaine, vous regretterez de m’avoir enterrée trop tôt.
Je tourne les talons. Mon cœur bat à cent à l’heure. Mon estomac se tord.
Mais je ne me retourne pas.
Pas devant lui.
Pas aujourd’hui.
Je sors dans la rue. Le soleil m’agresse. L’air semble trop lourd. Mes mains tremblent.
Une semaine.
Et aujourd’hui, j’ai perdu la banque.
Je suis seule.
Non. Pas seule.
Il reste Aaron.
Toujours là, en filigrane. Comme une ombre collée à mes pas.
Il m’a tendu une main. Un marché. Un pacte.
Un piège doré.
Et pour la première fois… je commence à me demander si je suis encore capable de refuser.
FleureLa nuit s’est engloutie derrière les rideaux épais de sa chambre. Pas une lueur ne filtre, si bien que je pourrais croire être enfermée dans une tombe. Et pourtant, j’entends chaque battement de mon cœur, chaque respiration d’Aaron, chaque mouvement de drap qui me rappelle que je ne suis pas seule.Je n’ai pas dormi. Comment dormir, alors que ses paroles continuent de tourner dans ma tête ?"Tu n’appartiens plus à personne d’autre."Elles se sont gravées en moi comme une sentence. Comme si en acceptant de venir à cette soirée, en me laissant marquer par son sceau devant tous, j’avais bel et bien signé un pacte invisible. Un pacte avec le diable.Je me tourne sur le côté, les yeux fixés sur l’ombre de son profil. Il dort à moitié, paisible, une main repliée sous sa nuque, comme s’il régnait même dans son sommeil. Et moi… je me sens captive, piégée dans une cage dorée.Je serre la serviette autour de moi, toujours incapable de remettre la robe ou même de chercher une chemise. C’e
FleureLa voiture ralentit et s’arrête enfin devant les grilles monumentales de son domaine. Les hauts portails de fer forgé s’ouvrent lentement dans un grincement qui me donne l’impression de franchir une frontière invisible. Au-delà, le manoir se dresse, massif, écrasant, illuminé par des dizaines de fenêtres aux lueurs dorées. Une forteresse. Un piège.Mon cœur cogne dans ma poitrine. La soirée m’a déjà laissée à bout de souffle, mais je sens que le pire commence seulement.Aaron sort le premier. Son ombre se projette sur le sol pavé comme celle d’un conquérant. La portière s’ouvre de mon côté, et sans un mot, il m’offre sa main. Je ne veux pas la prendre. Mais son regard est un ordre, et mes doigts, malgré moi, s’y accrochent. Sa poigne ferme m’arrache toute possibilité de fuite.Je me redresse, les jambes encore tremblantes.— Je veux rentrer chez moi, lâché-je, d’une voix sèche, presque cassée.Il se fige. Lentement, ses yeux se plissent. Le silence autour de nous devient lourd,
AaronSes lèvres brûlent encore contre les miennes quand je relève lentement la tête, sans la lâcher. Je garde mon front collé au sien, mes doigts toujours ancrés à sa nuque, comme s’il suffisait de cette pression pour rappeler au monde entier qu’elle est sous mon joug.Autour de nous, la salle n’ose plus respirer. Le silence n’en est pas un : c’est un tonnerre contenu, un grondement muet de cœurs serrés, de regards jaloux, de bouches ouvertes. Tous ces visages fixés sur nous, suspendus entre l’indignation et l’envie, m’enivrent. Je le sens, je le respire, et c’est une ivresse plus puissante que le vin le plus rare.Je garde sa nuque dans ma main, sa peau palpitante sous mes doigts. Elle ne peut pas m’échapper. Sa respiration heurtée, son regard fuyant, le feu de ses joues… chaque signe de son trouble est mon trophée.Et moi, je ne regarde pas Fleure. Non. Pas encore.Je regarde la salle.Leurs yeux sont des miroirs brisés : désir trouble, haine contenue, fascination maladive. Certain
FleureLa salle entière est encore suspendue à l’éclat du Bleu Hope quand Aaron resserre sa prise sur ma main. Le diamant capte chaque lumière, chaque souffle, comme s’il avait capturé l’attention de la terre entière. Mais lui n’en a pas assez.Il veut plus.Il veut tout.— Ce soir, dit-il d’une voix qui roule comme un tonnerre maîtrisé, je proclame devant vous ce qui ne sera jamais remis en question : elle est mienne.Un frisson traverse l’assemblée. L’air devient lourd, chargé d’électricité. Puis, soudain, son autre main se glisse derrière ma nuque. Son geste est ferme, sans appel, presque brutal dans sa douceur calculée. Un étau chaud et glacé à la fois.Je n’ai pas le temps de respirer. Pas le temps de détourner le visage.Ses lèvres s’abattent sur les miennes.Le choc me brûle.Sa bouche est ardente, avide, dévorante. Ce n’est pas un baiser d’apparat. Ce n’est pas un signe de tendresse mondaine. C’est une flamme qui s’impose, un sceau qui marque au fer rouge. Il veut me posséder
FleureLe cristal des lustres vibre au-dessus de nos têtes, éclaboussant la salle d’éclats dorés et argentés. Les conversations bruissent comme une mer agitée, chaque mot dissimulant des calculs, des ambitions, des jugements. Je sens le poids de ces regards sur moi, encore plus lourd que la robe qui me serre la poitrine.Aaron ne lâche pas ma main. Sa poigne est ferme, presque douloureuse, comme s’il voulait me rappeler à chaque seconde que je lui appartiens. Un étau invisible, poli par un sourire charmeur.La musique s’adoucit soudain, comme si tout l’air de la salle retenait son souffle. Aaron s’avance de quelques pas, m’entraînant avec lui, et un cercle naturel se forme autour de nous. Tous les invités se taisent, suspendus à ce qu’il va dire, à ce qu’il va montrer.Son regard balaie l’assemblée, confiant, triomphant.— Mes chers amis, commence-t-il d’une voix claire et grave, ce soir n’est pas seulement celui de l’annonce de mes fiançailles… c’est aussi la célébration d’un lien un
FleureLa nouvelle tombe comme un couperet, froid et sans appel : Aaron organise une soirée. Une soirée de fiançailles. Pour annoncer au monde entier que je lui appartiens, que je suis sa fiancée.Le message arrive le matin même, laconique, glacial. Pas une place pour le doute, ni la contestation. Je le relis encore, le cœur se serrant un peu plus à chaque lecture.« Tu seras à mes côtés. »Ces mots résonnent en moi comme une sentence. Une chaîne invisible qui se resserre. Je suis prise au piège d’un spectacle orchestré pour afficher ma soumission, pour sceller mon sort devant tous ceux qui comptent dans ce monde.Je passe la matinée dans un état de tension sourde, incapable de penser à autre chose. L’idée même de cette soirée me donne la nausée, mais je sais qu’il est impossible de reculer.Vers midi, on sonne à la porte. Un homme élégant, discret, dépose un grand paquet soigneusement emballé.— Une livraison pour Mademoiselle Fleure, annonce-t-il d’une voix neutre, évitant soigneuse