Aaron
Je suis déjà au bureau avant le lever du soleil.
La ville est encore endormie, prise dans ce demi-silence qui précède la guerre. Les premiers mails affluent, mais je les laisse en suspens. Ce matin, rien d’ordinaire ne mérite mon attention.
Aujourd’hui, je tire le premier fil.
Je fixe l’écran, la lumière bleutée baignant mon visage de sa lueur artificielle. La silhouette de Fleure apparaît, capturée dans un cliché de surveillance, pris en sortant de mes locaux . Elle marche vite. Le dos droit. Les poings fermés.
Fuir. Toujours fuir.
Mais moi, je ne cours jamais après personne.
Je tends des pièges. Je les observe tomber dedans.
Je compose un numéro. Il ne sonne qu’une fois.
— Monsieur Valesco.
— Elle a une dette chez vous, je crois.
— Fleure Monet ? Oui. Dossier en cours de recouvrement. Les pénalités ont commencé à s’accumuler. Vous voulez que ...
— Je veux que vous durcissiez les conditions. Discrètement. Qu’on la rappelle aujourd’hui. Qu’on mette la pression. Mais sans mentionner mon nom.
Un silence admiratif.
— Compris. Elle ne saura rien.
Je raccroche.
Les gens pensent que le pouvoir est un cri, une menace, une violence brute. Ils oublient que le vrai pouvoir, c’est la finesse.
Un fil invisible tiré au bon moment.
Un obstacle qui surgit au pire instant.
Une décision qu’on croit libre… alors qu’elle a été conditionnée.
Je ne veux pas forcer Fleure à dire oui.
Je veux qu’elle se pense libre.
Je veux qu’elle vienne d’elle-même.
Qu’elle me croie son seul choix, sa meilleure option, son dernier pari.
Alors, je tisse.
J’appelle mon chef de projet principal.
— Il y a une candidate que je veux intégrer sur nos plans à moyen terme. Je veux qu’elle ait un aperçu de nos branches européennes. Faites-lui parvenir un dossier simulé. Quelque chose d’assez complexe pour l’attiser, pas assez pour l’effrayer.
— Et si elle refuse ?
— Elle lira. Elle ne pourra pas s’en empêcher.
Parce qu’elle est comme moi.
Elle aime comprendre. Décortiquer. Diriger.
Même si elle fait semblant de refuser le pouvoir, elle en a la fièvre dans le sang.
Fleure Monet ne veut pas d’un homme comme moi.
Mais elle veut un monde que moi seul peux lui offrir.
J’appelle ensuite mon avocat.
— Prépare une révision du contrat. Ajoute un addendum : clause de sortie sans pénalités au bout de six mois si les deux parties le souhaitent.
Il ricane.
— Vous rendez les choses trop faciles.
— Non. Je lui donne une illusion de contrôle. Ce qu’elle réclame.
Je raccroche.
Puis je me lève, mon regard se perdant sur les buildings qui s’élèvent comme des menaces vers le ciel.
Je devrais être tranquille. Je devrais savourer ma victoire anticipée.
Mais quelque chose cloche.
J’ouvre un tiroir. En sors une chemise beige. Elle contient le rapport psychologique que j’ai demandé, discrètement. Un ancien collègue, un profiler discret.
Fleure Monet.
Orgueilleuse. Méfiante. Brillante.
Son dossier est un champ de mines.
Un père absent. Une mère écrasante.
Un besoin viscéral de mériter.
Une peur panique de dépendre.
Et malgré tout ça… un désir d’être choisie.
Pas pour son utilité. Pas pour ses chiffres.
Pour elle.
Je ferme le dossier, le cœur légèrement plus lourd.
Parce que je sais que ce que je fais, là, maintenant…
C’est tout ce qu’elle redoute.
Je la manipule. Je l’oblige à se rapprocher.
Et je déteste admettre que ce n’est pas seulement stratégique.
Que je la veux vraiment.
Pas seulement pour ses compétences.
Pas seulement parce qu’elle m’a dit non.
Mais parce qu’elle brûle.
Parce qu’elle m’agace.
Parce qu’elle me défie.
Parce qu’elle me voit, peut-être, derrière le masque.
Je croise mon reflet dans la vitre.
Impeccable.
Impassible.
Inébranlable.
Mensonge.
Je reprends place dans mon fauteuil.
Tout est en place.
La banque appellera ce matin.
Le dossier arrivera dans sa boîte mail à midi.
L’addendum au contrat suivra dans l’après-midi.
Et moi, j’attendrai.
Calmement.
Patiemment.
Comme un chasseur qui sait que sa proie finira par revenir.
Pas par peur.
Mais par choix.
Ou du moins… ce qu’elle croira être un choix.
Les murs de ma suite sont recouverts de silence.
Un silence voulu. Choisi.
Un silence comme un cercueil tendu de velours noir.
Il est presque minuit.
La ville pulse au loin, à travers les baies vitrées.
Lumières étouffées. Rumeurs lointaines.
Mais ici, le monde s’arrête.
Je me verse un verre de whisky.
Le liquide ambré tourbillonne lentement contre les parois de cristal. Deux glaçons. Juste assez pour réveiller le feu, jamais pour l’éteindre.
Je n’ai rien avalé depuis ce matin, sauf quelques mots froids balancés à des cadres tremblants.
Mon estomac est vide.
Ma tête, pleine.
Elle est là, nue, allongée sur le lit comme un tableau trop bien éclairé.
Sa peau est lisse, sa courbe parfaite, ses lèvres entrouvertes dans une invitation calculée.
Un mannequin, payé pour son silence autant que pour sa beauté.
Une distraction, une ombre de plaisir.
Rien de réel.
— Reviens, murmure-t-elle, sa voix traînant comme un ruban de satin.
Je pose mon verre.
Je n’ai pas envie d’elle.
Mais j’ai envie de l’effacer. Elle.
Fleure.
Son nom claque dans ma tête comme une gifle.
Je m’approche mécaniquement, mes gestes précis, chirurgicaux.
Mes mains effleurent la hanche offerte, comme si je touchais un objet d’art.
Elle frissonne sous ma paume. Elle croit que c’est du désir.
Je ne frémis pas.
Je prends.
Je dirige.
Je pénètre comme on ferme une porte, sans émotion, sans tendresse.
Elle gémit. Elle croit que ça me plaît.
Mais je suis ailleurs.
Je suis avec Fleure.
Ses yeux qui me transpercent.
Ses mains qui tremblent de colère.
Cette tension dans sa gorge, cette morsure dans sa voix.
Elle m’a regardé comme si j’étais un poison.
Et c’est exactement ce que je suis.
Je me perds dans des gestes vides, mon souffle est stable, ma mâchoire tendue.
Je m’enfonce dans un corps, mais c’est elle que je veux faire plier.
C’est sa bouche que je veux faire taire de force.
Son regard que je veux briser, juste un peu, pour voir ce qu’il y a dessous.
Personne ne m’a jamais défié comme elle.
Personne n’a jamais osé me renvoyer un contrat à la figure comme si j’étais un vendeur de tapis.
Elle ne sait pas encore ce qu’elle a déclenché.
Un rire silencieux me tord les lèvres.
Je me retire sans prévenir. Sans mot.
Elle me regarde, confuse, vexée.
Mais je ne suis déjà plus là.
La douche coule, brûlante, tentant d’arracher ce goût amer de peau sans passion.
Mes muscles sont noués.
Je me racle les pensées à coup de vapeur.
Mais rien n’y fait.
Elle est là.
Dans mes nerfs.
Dans ma mémoire.
Dans mes fantasmes.
Fleure Monet.
Feu contenu dans une robe trop sage.
Orgueil à vif.
Je sors, une serviette autour de la taille.
L’autre est toujours là, dans le lit.
Elle m’observe, les jambes croisées, le dos droit comme une offre.
— Tu veux que je reste cette nuit ?
Sa voix est douce, trop douce.
Elle cherche à gagner un peu plus de terrain.
Je la fixe.
— Non.
Un seul mot. Une seule syllabe.
Elle comprend. Elle s’habille, en silence. Pas une protestation. Elle sait déjà qu’elle ne reviendra pas.
La porte se referme derrière elle.
Enfin.
Je rouvre le dossier.
Celui de Fleure.
La première photo.
Une robe noire. Un port altier. Un regard qui dit : « Essaye seulement. »
Je trace du doigt la ligne de son menton, la courbe de ses lèvres.
Je la veux.
Mais pas comme les autres. Pas pour une nuit.
Je la veux dans mon système. Dans mes affaires. Dans mes décisions.
Je veux sa voix dans mes réunions, ses silences dans mes calculs, son regard quand tout s’effondre.
Je veux l’intégrer.
L’apprivoiser.
L’ébranler.
Une semaine.
Sept jours.
Et ensuite… elle sera à moi.
De son plein gré, ou presque.
Je repose le dossier. Je ferme les yeux.
Et je souris.
Le jeu vient à peine de commencer.
FleureLe matin commence par un silence inhabituel.Pas celui que l’on choisit, celui qui apaise.Non. Celui qui précède une tempête.Je suis arrivée tôt au bureau. J’ai enchaîné deux cafés, relu mes notes pour la réunion avec les investisseurs de jeudi. Tout pour me donner l’illusion que je maîtrise encore quelque chose.Mais à 9h02, mon téléphone sonne.Numéro inconnu.Je décroche, méfiante.— Mademoiselle Monet ? Ici la Banque Castéra. Nous vous appelons au sujet de votre ligne de crédit professionnelle. Une régularisation immédiate est désormais exigée.Je me fige.— Pardon ? J’ai un échéancier validé avec votre service, nous avons encore .— L’échéancier a été suspendu, Madame. L’évaluation interne a révélé un risque aggravé. Vous disposez de quarante-huit heures pour effectuer le paiement. Après quoi, la dette passera au contentieux.Un blanc. Le monde s’étrangle autour de moi.— Mais… ce n’est pas ce qui était prévu.— Les conditions ont changé. Merci de votre compréhension.Bi
AaronJe suis déjà au bureau avant le lever du soleil.La ville est encore endormie, prise dans ce demi-silence qui précède la guerre. Les premiers mails affluent, mais je les laisse en suspens. Ce matin, rien d’ordinaire ne mérite mon attention.Aujourd’hui, je tire le premier fil.Je fixe l’écran, la lumière bleutée baignant mon visage de sa lueur artificielle. La silhouette de Fleure apparaît, capturée dans un cliché de surveillance, pris en sortant de mes locaux . Elle marche vite. Le dos droit. Les poings fermés.Fuir. Toujours fuir.Mais moi, je ne cours jamais après personne.Je tends des pièges. Je les observe tomber dedans.Je compose un numéro. Il ne sonne qu’une fois.— Monsieur Valesco.— Elle a une dette chez vous, je crois.— Fleure Monet ? Oui. Dossier en cours de recouvrement. Les pénalités ont commencé à s’accumuler. Vous voulez que ...— Je veux que vous durcissiez les conditions. Discrètement. Qu’on la rappelle aujourd’hui. Qu’on mette la pression. Mais sans mention
FleureJe n’ai presque pas dormi de la nuit.J’ai tourné, viré, compté les heures comme on compte des bombes prêtes à exploser. Le visage d’Aaron Valesco hante chaque recoin de mon esprit, son regard, sa voix, ses mots, tout ce qu’il promet… et tout ce qu’il sous-entend.Je croyais avoir vu le pire.Mais le pire, ce n’est pas un contrat tordu. Le pire, c’est ce matin.La lettre m’attend sur mon bureau.Simple. Blanche. Impeccable.Le genre d’enveloppe qui ne porte jamais de bonnes nouvelles.Je reconnais le logo de la banque. Mon cœur se contracte avant même que je l’ouvre. Mais je le fais. Lentement. Comme si j’ouvrais une blessure que je connais déjà trop bien. Madame Monet,Suite à nos multiples relances restées sans réponse, nous vous informons que la période de tolérance concernant les échéances de remboursement est désormais échue.À défaut de régularisation sous sept jours, la banque engagera une procédure de saisie de vos actifs professionnels.Je reste figée.Sept jours.Une
Fleure— Vous vous fichez de moi ?Je ne crie pas. Pas encore. Mais ma voix tremble, plus forte qu’elle ne devrait, déchirant le silence glacé du bureau.Je me redresse d’un coup, mes doigts serrent le bord du contrat comme un fragment de bois flotté auquel me raccrocher. Mes yeux brûlent les siens, défiants, sauvages. Aaron Valesco reste immobile, impassible, comme s’il savait tout, comme s’il avait prévu ce moment où je m’insurgerais, où mon orgueil refuserait de céder.— Sérieusement ? Vous m’avez convoquée ici, dans votre… tour d’ivoire glaciale, pour me proposer un mariage commercial ? Comme si j’étais un simple nom à remplir dans une case sur un document bureaucratique ?Un silence lourd tombe entre nous. Son calme me fait grincer des dents. Cette indifférence calculée me coupe le souffle.— Je ne suis pas à vendre, Monsieur Valesco.Je balance la feuille sur le bureau. Le claquement du papier contre le bois massif résonne comme une gifle. La colère bouillonne dans mes veines, b
FleureJe n’avais jamais mis les pieds dans un endroit aussi… silencieusement riche.Le genre de silence qui coûte cher. Où chaque pas sur le marbre résonne comme une faute. Où les murs sentent la vieille puissance, le cuir trop poli et les contrats signés dans des verres de whisky à mille euros. Ici, chaque détail crie la supériorité silencieuse de ceux qui n’ont jamais eu à compter.Et moi, au milieu de tout ça, avec mon sac élimé, mes escarpins usés et ma jupe noire que je repasse chaque matin pour masquer la fatigue du tissu… je détonne.Je serre les lanières de mon sac entre mes doigts, comme si elles pouvaient m’ancrer à quelque chose. Quelque chose de réel. Quelque chose de stable.Mais rien n’est stable, plus rien ne l’a jamais été depuis six mois.Depuis que mon client principal m’a lâchée sans préavis. Depuis que mon compte bancaire ne fait que saigner. Depuis que mon projet de centre culturel mon rêve a été refusé, faute de fonds.Je suis brillante, on me l’a toujours dit ,