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Paris, encore Déesse de l'amour ?
Paris, encore Déesse de l'amour ?
Auteur: Plumeauvent

Abandonnée un 15 août

Le soleil venait de quitter le ciel après plusieurs semaines de chaleur écrasante. Adoptant une certaine modération, il ne se jetait plus sur la ville de manière aussi déterminée. Une farandole de nuages s'était regroupée et dessinait à présent des visages joyeux au-dessus des arbres qui balayaient l’horizon d'un simple frémissement de branches. Un léger vent tant attendu encourageait les familles à profiter de l’air frais que cette matinée était en mesure d'offrir. Bien loin des préoccupations de la rentrée et des cartables à alourdir de nouveaux manuels scolaires, les enfants jouaient au ballon dans le parc. Leurs parents, remplis d'insouciance, ne les surveillaient que d'un œil distrait. Égarés dans leurs pensées, seul un regard furtif leur était de temps en temps lancé. Les oiseaux, eux, revenaient d'un long périple et se disputaient les miettes de pain laissées sur les bancs. Le calme, mais aussi la douceur étaient revenus. Tout semblait se dérouler sous de meilleurs auspices, c'est ce qui importait en cette fin de vacances estivales.

Fenêtres fermées, rideaux tirés, Judith se tenait recluse et ne voyait pas le monde extérieur exister autour d'elle. Coincée dans sa zone de confort, elle préférait ignorer l'effervescence parisienne.  Elle restait cloîtrée dans cette grande maison à piétiner de rage. Défilant de pièce en pièce, le tic-tac de la grande horloge rythmant chacun de ses pas hésitants. C’était ainsi à chaque fois qu’un homme lui déposait un dernier baiser. Un rituel imposé, en quelque sorte. Éric, le quatorzième homme de sa vie, l’avait laissée, sans la moindre explication, ni le moindre regret, ni même se retourner sur leur passé ensemble conjugué. Il s'était brusquement effacé de l'histoire qu'ils traçaient tous les deux, prenant ainsi une autre voie, une autre direction sans l'en avertir.

Seuls quelques mots faiblement balbutiés du bout des lèvres l’avaient mise sur la voie. J’ai besoin de prendre du recul, avait-il marmonné, comme s’il ne les assumait qu'à moitié, mais la jeune femme avait bien saisi son intention de quitter le navire. Elle s'était empressée de rassembler ses affaires, les larmes coincées au fond de la gorge, avant d’exploser intérieurement sur le chemin du retour.

Pourquoi fallait-il qu'il me largue en plein 15 août ? se demandait-elle, peinée. Des passants, intrigués par sa démarche tutoyant l'extrême détresse, avaient croisé son regard. Un type à demi enivré avait voulu partager une Heineken avec elle, mais elle avait décliné l'offre. L'alcool n'aurait pas été le meilleur des alliés. C'est le cœur lourd que Judith avait parcouru des kilomètres comme pour tuer la colère qui la consumait.

Marcher pour oublier, supprimer le passé jusqu'à en ignorer son existence.

Une envie soudaine de composer le numéro de cet énième lâche l'effleura puis, rattrapée de justesse par la sagesse et une bonne dose de fierté, elle se ravisa. Elle refusait de lui servir son chagrin sur un plateau aussi facilement. Il lui semblait inutile de donner vie à des sentiments plus vifs. Elle le savait, la colère intense finirait par s'envoler ou du moins par s'apaiser. L'insomnie l'accompagnant, elle avait piétiné dans les rues de la capitale, à la recherche du réconfort qu'aurait pu lui offrir le hasard d'une rencontre. Après plusieurs heures d'errance, Judith était revenue chez sa grand-mère Jocelyne à la Casa Bella.

Les treize autres hommes avaient eux aussi mis un point final à leur histoire dès que la jeune femme osait s'exprimer un peu trop vite au futur, dès que cela devenait un peu trop sérieux. Dès lors que le flirt laissait place à l'engagement. Un grand classique, se disait-elle en ouvrant la fenêtre comme pour respirer l'air qui enveloppait les rues. Les passants affichaient une mine heureuse et tranquille semblable à celle de touristes qui auraient trouvé dans leur voyage un petit coin de paradis. Ils n’imaginaient pas qu’à quelques mètres de la grande maison nichée en plein Vincennes, une jeune femme venait de vivre un énième abandon. Judith n’avait pas cherché à comprendre. Pas cette fois-ci.

En bonne élève, elle avait seulement obéi, même si au fond, l’envie de tout casser chez lui l’avait fortement étreinte.

Le gifler ? L’insulter ? Cela n’aurait servi à rien. Son amour ne serait pas revenu en un claquement de doigts.

Sa vie sentimentale n'était pas un chapitre de New Romance. On ne se rabibochait pas aussi facilement que dans ses lectures de prédilection. L'amour y avait toujours quelque chose de féerique, mais elle ne connaissait pas toutes les ficelles. Celles qui permettraient de faire revenir ses jules sur leur beau cheval blanc, tout prêt à formuler une demande en mariage, la fleur aux dents. Aussi se demandait-elle comment ses héroïnes au cœur lourdement blessé parvenaient à cicatriser leurs déceptions. Judith se régalait de lectures féminines. Les livres, posés sur sa table de nuit, s'empilaient de nuit en nuit. Elle lisait quelques chapitres, tentait en vain d'en deviner la suite. Elle prêtait des sentiments aux voix, inventait le visage de ces femmes à l'âme ravagée. Dans l'esprit de Judith, une chevelure bouclée correspondait à une vie sentimentale en dents de scie. Une autre plus lisse signifiait que le protagoniste maîtrisait ses ardeurs. Judith se faisait sa propre idée sur les jeunes femmes décrites au fil des pages. Elle s'était attachée à Lana, une trentenaire abandonnée quinze jours avant son mariage avec un riche héritier. Elle avait ressenti un profond dégoût lorsque Nathalie avait trompé son mari pour la douzième fois en une poignée de semaines. Une foule d’héroïnes à l'esprit tourmenté, au cœur bon à rafistoler. Judith se sentait proche d'elles. Son âme venait de lui être arrachée. Elle n'avait rien demandé. Juste osé aimer le mauvais cheval. Celui qui ne l'emmènerait pas au bout de la course. Essoufflé, Éric avait brusquement effacé les lignes de l'histoire qu'ils écrivaient à deux.

Après avoir longuement observé la foule s'amassant près de chez elle, Judith s’était servi un verre d’eau et y avait ajouté quelques gouttes d’eau de Cologne. Elle renifla le tout à pleines narines. Cette odeur avait quelque chose de rassurant, de familier. C’était l’odeur de son enfance passée aux côtés de sa grand-mère. Abandonnée à la maternité juste après avoir obtenu un prénom qu'elle aurait volontiers échangé contre celui de Mélina, ignorant tout de ses géniteurs. Des photos de celle qui l'avait laissée à son propre sort peuplaient son portefeuille, mais elle n'arrivait pas à les regarder sans être en proie à la douleur. Je fais une sorte de baby blues inversé, disait-elle souvent sur le divan de sa horde de psy consultés durant son adolescence. Les médecins, étonnés par tant de lucidité précoce, la renvoyaient gentiment à des conversations plus douces, plus abordables pour une fille dans la fleur de l'âge.

Le Docteur Valbois s'était pris d'affection pour la gamine de douze ans. Il n'osait pas l'agresser de questions, ainsi, il prenait soin de l'observer et d'attendre que les mots fassent leur chemin. Judith, souvent secouée par les larmes, ne parvenait pas toujours à s'exprimer autrement que par la violence des paroles et des gestes. Onze séances. Elle les avait comptées. Le Docteur Valbois a tenu onze séances en sa compagnie avant de lui recommander un autre confrère. Un expert en sensibilité exacerbée. Judith avait été vexée, voire fâchée de repartir avec un tel diagnostic en poche. Elle s'en voulait d'avoir trop pleuré, mais ne pouvait retenir ses larmes pendant les séances. Elle évoquait souvent le souvenir de sa mère ou plutôt son absence de réminiscences, jusqu'à l'odeur de son parfum. Du Chanel, paraît-il, mais Judith ne l'avait jamais senti. Quels effluves refermait-il ? Comment le portait-elle ?

      

Elle aurait aimé connaître le son de sa voix, son timbre, ses mots préférés. Elle imaginait sa mère féminine avec un fort désir d'être protégée. Mais les photos ne parlaient pas. Elles ne révélaient qu'un sourire à demi effacé dépourvu de fossette. Mamie Jocelyne présentait à elle seule son unique repère féminin, le seul qu'elle voulait imiter. Judith ne savait pas grand-chose de sa famille. Son histoire était un puzzle auquel il manquait un grand nombre de pièces. Les plus importantes, les pièces maîtresses, celles qui font que l'on sait d'où l'on vient, et qui l'on est. Une histoire à réinventer depuis le début.

Son grand-père, parti pendant la guerre n'avait pas attendu qu'elle fasse ses premiers pas. Mamie Jocelyne refusait d'évoquer le moindre souvenir de lui. Sa mère, elle, n'avait laissé ni adresse ni numéro de téléphone pour répondre à la soif de tendresse de sa propre fille. Le nom de son géniteur demeurait un mystère pour la jeune femme. Elle était dans l'incapacité de lui en vouloir. C'est peut-être mieux ainsi. Je n'en ferai pas une maladie, répétait-elle. Il lui semblait qu'elle avait distillé toute sa colère auprès des psychiatres de renommée.

Judith abreuvait parfois Jocelyne de questions, mais celle-ci ne répondait que par des hochements de tête, laissant ainsi la jeune fille avec tous ses points d'interrogation. Cela l’agaçait, mais elle ne pouvait rien y faire. Sa grand-mère vivait dans un autre temps, une autre époque. Une femme de la vieille école, se plaisait-elle à penser. Un rapide coup d’œil aux armoires de la salle de bain suffisait pour le comprendre. Des caisses entières de savon et de serviettes de toilette, des centaines de bouteilles de parfum les embarrassaient. Mamie Jocelyne en avait manqué pendant son enfance. Une fois l'âge adulte embrassé, elle prenait goût à entasser divers tissus colorés, des crèmes antirides en échange d'un copieux chèque de trois chiffres. Une sorte de revanche sur la vie, sur la pauvreté qu’elle avait injustement connue. Fille de petits commerçants, aînée d'une grande famille, il leur fallait se serrer la ceinture et ne jamais se resservir. Les bassines faisaient office de baignoire. Ils ne devaient pas utiliser trop d’eau à chaque fois, c’est-à-dire tous les trois jours. Il ne fallait pas non plus trop remplir son verre à table ni redemander du pain. Judith connaissait cette histoire par cœur. Mamie Jocelyne la ressassait à chaque fois que sa petite protégée se donnait des airs de fille gâtée. Judith, habituée à un certain train de vie, se croyait issue d'une grande lignée et ne comprenait pas toujours les refus qu'elle vivait comme une injustice. De nombreuses disputes avaient éclaté devant les boulangeries lorsque Judith réclamait des sachets de bonbons et que mamie Jocelyne lui rappelait que dans la vie, il ne fallait pas toujours conjuguer le verbe avoir, le verbe être méritait aussi que l'on s'y intéresse.

Si aujourd’hui sa grand-mère baignait dans la magnificence, c’était avant tout grâce à Georges, son défunt mari, dont elle n'évoquait que pudiquement le nom avant de sentir l'émotion lui piquer le nez.

De quoi avait-elle peur au juste en voulant l’effacer de sa mémoire ? La crainte de raviver des souvenirs bien enfouis ?

Elle l’ignorait elle-même. Mamie Jocelyne refusait de s'attarder sur les événements d'antan. Elle tentait de vivre coûte que coûte. Même si la douleur était vive, il ne fallait pas se retourner sur ses erreurs, ses choix. Il fallait accepter et avancer même quand le moteur accusait un léger coup de fatigue. C'est ainsi que Judith avait été élevée. Ses valeurs inculquées avaient fait d'elle une jeune fille forte, pleine de convictions et parfois de culot.

À l'image de mamie Jocelyne, Judith savait ce qu'elle voulait dans la vie, mais ce 15 août avait provoqué une mauvaise surprise. La veille encore, des baisers, des mots et des gestes de tendresse avaient été échangés à profusion.

Cette rupture était arrivée aussi vite que les autres. Elle les avait comptées dans un carnet. Treize. Tout aussi désagréables qu'une journée de pleine canicule sans la moindre goutte d'eau salvatrice. Injustement victime à chaque fois, elle inondait de larmes les divans des psy et faisait passer son compte bancaire par plusieurs états. Mais ce jour-là, elle n'avait pas envie de consulter. Non, cela ne servirait à rien. Un psy, même chaudement diplômé ne me ramènera pas mon mec, se disait-elle en fixant avec un brin d'amertume les couples qui défilaient en bas de la Casa Bella. Une femme en robe jaune tenait le bras de son mari, la félicité se lisait sur son visage succinctement maquillé. En observant d'un œil moins distrait le couple, planquée derrière les rideaux de la cuisine, elle put voir une femme au ventre bien arrondi qui annonçait l'arrivée d'un heureux événement.

Une pointe de colère la pénétrait. Elle voulut l'exorciser, hurler, mais aucun son concluant ne vint la rejoindre. Elle s'éloigna alors de la fenêtre ouvrant sur la rue, théâtre du bonheur qui pouvait se lire dans les yeux de la foule s'avançant vers le parc.

Où allaient-ils comme ça ? Où couraient-ils ? Dans quel but ?

La jeune femme se dirigea vers l'armoire rouge carmin du salon décoré avec un soin plus que certain.

Elle se mit à renifler des bouteilles.

Laquelle choisir ?

Une grande bouteille rouge sur laquelle figurait :

À n'utiliser qu'en cas d'urgence !

La jeune femme hésita. Dubitative, elle tourna le regard à gauche et tomba sur un autre flacon jusqu'alors enfoui. Eau de Cologne, cette aide précieuse qui vous libérera de tout chagrin.

Judith sourit. Il y avait assurément dans l'eau de Cologne un léger parfum de richesse et Judith aimait cela. Elle se sentait rassurée, en terrain connu. Elle n'avait pas l'impression de quitter l'enfance dans laquelle elle avait été bercée. Elle ne redoutait pas les fins de mois, car mamie Jocelyne était toujours bien équipée en billets verts et violets. De solides armes dont Judith aimait se servir pour réaliser la liste de ses envies.

Sans qu'elle n’eût le temps de réfléchir à la direction positive que sa vie pouvait prendre, sa main droite tremblotante se dirigea innocemment vers la boîte de somnifères de mamie Jocelyne. Elle en sortit une copieuse poignée, les étudia avec précision, apprécia leur forme régulière. Elle en prit trois, puis avala l’eau parfumée aux cachets bleutés.

Judith s'observa dans la glace. Elle voulut commenter ce qu'elle pouvait y voir. Mais elle se sentait partir. Ses jambes ne lui appartenaient plus. Son esprit vagabondait. Une petite mort, comme lorsque le soleil s'éteint pour laisser entrer le grand froid hivernal. Un nuage de détresse volait au-dessus d'elle, puis soudain le vertige, le grand, celui qui vous flanque par terre et vous empêche de vous relever.

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