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Chapitre 2

last update Last Updated: 2025-10-31 19:49:39

Le ticket de caisse froissé demeurait entre les doigts d'Isabella, serré sans qu'elle s'en rende compte lorsque le souvenir l'assaillit.

Inopportun. Indésirable. Tranchant comme un éclat de verre.

En un instant, elle redevint cette fille de seize ans, perdue dans une robe empruntée, debout au seuil d'un monde qui ne l'avait jamais acceptée.

(Flash-back)

La salle de bal du Grand Hôtel sentait l'argent. L'argent ancien. Le genre d'argent qui n'avait pas besoin d'être annoncé, car tout le monde le savait déjà. Des lustres en cristal pendaient du plafond, éclairant le sol en marbre. Des femmes vêtues de robes plus chères que le salaire annuel de sa mère, boulangère, passaient comme des cygnes de luxe.

Isabella voulut disparaître dans le papier peint.

« Tiens-toi droite », murmura sa mère, ajustant le collier au cou d'Isabella. « Mme Fontaine nous a invitées. Comporte-toi bien. »

Elles n'étaient pas à leur place. Hélène Rousseau prépara les desserts pour ce gala de charité, et l'invitation était une courtoisie. Un merci. Un geste poli qui n'impliquait pas la permission de se mêler aux autres.

Mais sa mère insistait. Elle dépensa trois mois d'économies pour la robe d'Isabella. Une soie bleu pâle, douce comme de l'eau sur sa peau, simple mais élégante.

« Tu es intelligente », dit Hélène. « Tu vas entrer à la Sorbonne bientôt avec une bourse complète. Garde la tête haute. »

Isabella essaya donc. Elle se tenait au bord de la salle de bal avec un verre de cidre pétillant au goût de déception, observant des gens nés dans la certitude, tandis qu'elle était née dans le travail acharné et les budgets serrés.

Le quatuor à cordes jouait du classique. Du Vivaldi, peut-être. Isabella avait arrêté les cours de violon à douze ans parce qu'on n'en avait plus les moyens, mais elle reconnaissait encore la beauté à l'écoute.

« Tu as l'air coincée. »

La voix venait de sa gauche. Une voix masculine et amusée.

Isabella se retourna, et la salle de bal se rétrécit en un seul point focal.

Il avait peut-être dix-sept ans, peut-être dix-huit. Déjà grand, avec des cheveux noirs qui semblaient volontairement négligés et des yeux couleur de ciel d'hiver. Son smoking lui allait parfaitement, car bien sûr, il lui allait. Tout en lui suggérait une vie où tout s'accordait parfaitement.

« Je ne suis pas coincée », dit Isabella, avant de regretter aussitôt. Sa voix était trop basse, trop défensive.

« Non ? » Il s'approcha, et elle sentit l'odeur d'une eau de Cologne onctueuse. Du cèdre et quelque chose de propre. « Tu es restée au même endroit pendant vingt minutes, à scruter la porte comme si tu cherchais une issue de secours. »

La chaleur lui inonda les joues. « J'aime peut-être observer les gens. »

« Et alors ? » Il sourit, et son visage froid et aristocratique se transforma en quelque chose de chaleureux. « Qu'as-tu observé ? »

Isabella le regarda attentivement. Vraiment. Il y avait de l'intelligence dans ses yeux gris. De la curiosité au lieu d'un regard de haut. Comme s'il voulait vraiment savoir ce qu'elle pensait.

« Cette femme près du tableau », dit Isabella en désignant d'un signe de tête une blonde en robe rouge. « Elle a regardé son téléphone quatorze fois ces cinq dernières minutes. Elle attend quelqu'un qui n'a pas répondu. »

Ses sourcils se levèrent. « Vas-y. »

« Le couple près de la fontaine à champagne. Mariés, mais pas ensemble. Des marques de bronzage différentes là où leurs vraies alliances devraient être. »

Il rit. Un rire franc et sincère. « Tu es dangereuse. »

« Je suis observatrice. »

« Pareil. » Il tendit la main. « Étienne Beaumont. »

Beaumont. Comme Beaumont Industries. Comme la famille qui possédait la moitié de Paris et la plupart des promesses de dons de la soirée.

La main d'Isabella lui sembla petite dans la sienne. « Isabella Rousseau. »

« Eh bien, Mme Isabella Rousseau. » Son pouce effleura ses phalanges avant de la relâcher. « Puisque tu es si douée pour l'observation, que vois-tu quand tu me regardes ? »

Elle aurait dû dire quelque chose de flatteur. Quelque chose de rassurant. Mais son regard lança un défi, et Isabella, à seize ans, croyait encore en l'honnêteté.

« Franchement... », dit-elle. « Tu es censé être ici, alors tu l'es. Mais tu préférerais être n'importe où ailleurs. »

Quelque chose changea dans son expression. De la surprise, peut-être. Ou de la reconnaissance.

« Un sweat-shirt de la Sorbonne dans ton sac de vestiaire », dit-il. « Tu es la boursière. »

Ça ne sembla pas cruel. Juste factuel. Mais Isabella sentit la distance qui les séparait se creuser, un gouffre d'argent et de circonstances qu'elle avait eu la bêtise d'oublier.

« Je devrais partir », dit-elle.

« Attends. » Sa main la saisit par le poignet. Douce et chaleureuse. « Je ne voulais pas dire ça comme ça. Mon grand-père a étudié à la Sorbonne. Bourse complète, famille d'immigrés, toute l'histoire. C'est une bonne université. »

« Je sais que c'est une bonne université. »

« Bon ben... » Il lui lâcha le poignet, mais ne recula pas. « Danse avec moi. »

« Quoi ? »

« Tu m'as bien entendu. Une danse, Isabella Rousseau, et tu pourras retourner préparer ton évasion. »

Le quatuor enchaîna sur un rythme plus lent. Une valse qui exigeait des pas de danse qu'Isabella n'avait vus qu'au cinéma.

« Je ne sais pas danser », admit-elle.

« C'est pas grave. Je déteste les gens doués en tout. » Il lui tendit la main, paume vers le haut. Une invitation, pas un ordre. « Je vais t'apprendre. »

Et Dieu lui vienne en aide, elle la prit.

Sa main se posait sur sa taille, et elle en sentait la chaleur à travers la soie. Sa main gauche se posait sur son épaule, et ils prenaient le rythme comme s'ils apprenaient une langue qu'elle était censée parler.

« Tu es une menteuse naturelle », dit-il au bout d'un moment.

« C'est toi qui es un menteur. »

« Peut-être. » Son sourire était en coin. Franc. « Mais tu souris maintenant, alors qui gagne ? »

Elle souriait. Un vrai sourire, à une soirée où elle s'attendait à se sentir petite et oubliable.

« Pourquoi m'as-tu invitée à danser ? », demanda Isabella.

Étienne resta silencieux pendant trois mesures complètes. Puis, « Parce que tu avais l'air d'être la seule personne réelle dans cette salle. »

Elle avait le souffle coupé. « Tu ne me connais pas. »

« Non », acquiesça-t-il. « Mais j'aimerais bien. »

La chanson se termina trop tôt. Étienne recula, et la distance qui les séparait se fit physique. Comme une inversion de la gravité.

« Je dois partir », dit-il, et il y avait un réel regret dans sa voix. « Obligations familiales. Discours, poignées de main, et tout ça. »

« Bien sûr. »

« Mais Isabella ? » Il prononça son nom comme si c'était important. Comme s'il s'en souvenait pour toujours. « Je suis content de t'avoir rencontrée. »

Puis il disparut dans la foule élégante, et Isabella resta seule sur la piste de danse, le cœur battant à un rythme que le quatuor ne pouvait égaler.

Elle rentra chez elle ce soir-là, les yeux pleins d'étoiles et l'espoir au ventre. Elle écrivit son nom dans son journal avec des cœurs qui la faisaient se sentir ridicule, jeune et merveilleusement vivante.

Elle passa les trois années suivantes à la Sorbonne à scruter chaque visage du campus, espérant y apercevoir des yeux gris et un sourire en coin.

Or, elle ne le retrouva jamais.

(Fin du flash-back)

Isabella cligna des yeux et le souvenir se dissipa. Elle avait vingt-huit ans, assise dans une cuisine plus chère que la maison de son enfance, détenant les preuves de la trahison de son mari.

Le mari qui avait été ce garçon, qui lui avait demandé son nom et qui lui avait fait croire qu'elle était réelle.

Son téléphone vibra. Un SMS de l'école des jumelles.

« Rappel : récital de printemps ce soir, à 19 h. Au plaisir de vous voir tous les deux ! »

Tous les deux.

Isabella jeta à nouveau un regard au ticket de caisse, à la date qui prouvait qu'Étienne pouvait prendre le temps de l'intimité. Mais pas avec elle.

Ce garçon au gala lui avait souri une fois, et elle avait passé douze ans à essayer de revoir ce sourire.

Maintenant, elle comprenait enfin. Ce sourire n'était jamais pour elle. Il était pour celle qu'il avait décidé de voir à cet instant-là.

Mais elle avait construit toute sa vie là-dessus.

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