MasukIsabella ne se souvenait plus quand elle avait commencé à se mentir.
Peut-être était-ce la nuit où tout avait basculé. La nuit où le fantasme de bal d'une adolescente de seize ans s'était transformé en réalité incontournable pour une jeune femme de vingt et un ans.
Le ticket de caisse reposait sur le comptoir de marbre, telle une pièce à conviction sur une scène de crime. Isabella le fixa jusqu'à ce que les chiffres se brouillent, puis se força à bouger. Les jumelles seraient de retour de l'école dans six heures. Elle avait un récital à préparer, un masque à porter, une représentation à donner.
Mais d'abord, elle devait se souvenir de la vérité, du véritable commencement, pas du conte de fées qu'elle avait peaufiné et perfectionné au fil des ans.
Elle devait se souvenir de ce bal interuniversitaire.
(Flash-back)
Sept ans plus tôt. Isabella avait vingt et un ans, était en dernière année à la Sorbonne, avec une licence d'informatique presque terminée et un avenir qui s'étendait devant elle comme une route ouverte.
Le bal interuniversitaire était l'idée de Sophie.
« Il faut que tu vives un peu », insista sa colocataire en brandissant une robe noire qui n'était guère digne d'un tissu. « Tu as passé quatre ans à te retrouver dans les manuels. Une nuit. Une seule. Je n'accepte pas un refus. »
Isabella avait prévu de passer ce vendredi soir à déboguer le code de son mémoire de fin d'études. Un algorithme de sécurité qui, selon le professeur Durand, présentait une réelle innovation. Un réel potentiel.
Mais Sophie lui lança ce regard. Celui qui signifiait qu'elle avait déjà acheté les billets et qu'elle n'acceptait pas de remboursement pour son amitié.
Alors Isabella partit.
L'Hôtel Riverside était loué par quelqu'un avec de l'argent familial et sans imagination. De la musique électronique générique pulsait dans les haut-parleurs tandis que des étudiants en tailleur et en robe de cocktail faisaient semblant d'être sophistiqués. Le genre de soirée où l'on en faisait trop et où l'on n'y parvenait pas.
Isabella sirotait une vodka à la canneberge et comptait les minutes jusqu'à ce qu'elle puisse raisonnablement partir.
Puis Sophie l'attrapa par le bras. Fort.
« Arrête de regarder, Étienne Beaumont vient d'entrer. Il va pas partir de sitôt. »
Isabella regarda Étienne Beaumont.
Bien sûr qu'elle le regarda.
Cinq ans après le gala, il n'en devint que plus attirant, injustement. Vingt-trois ans maintenant, fraîchement sorti d'HEC Paris avec un MBA probablement acheté grâce à des dons, même si la rumeur disait qu'il l'avait mérité. Il portait un costume gris assorti à ses yeux et se frayait un chemin à travers la foule comme l'eau qui se nivelle.
Il ne la regarda pas.
Pourquoi l'aurait-il fait ? Une seule danse lors d'une soirée caritative cinq ans plus tôt. Il avait probablement parlé à une centaine de filles depuis. Un millier.
« Je vais me chercher un autre verre », dit Isabella.
« Tu n'as pas fini celui-là. »
« Alors, je vais aux toilettes. »
Sophie leva les yeux au ciel. « T'es irrécupérable ! »
Les toilettes avaient été un refuge. Calmes, fraîches, vides. Isabella appuya ses paumes contre le lavabo en marbre et contempla son reflet. Les mêmes cheveux noirs et raides. Les mêmes yeux sombres. La même fille qui ne semblait jamais trouver sa place.
À quoi s'attendait-elle ? Qu'Étienne Beaumont se souvienne d'une danse avec une étudiante boursière ? Qu'il scrute les foules depuis cinq ans, espérant la retrouver ?
Elle était en train de se réappliquer le rouge à lèvres quand le vertige commença.
Juste un léger battement d'ailes au début. Comme se lever trop vite. Puis la pièce bascula, et elle s'agrippa au lavabo pour se stabiliser.
La vodka. Elle avait un goût étrange, en fait. Amère sous la douceur de la canneberge.
Isabella s'aspergea le visage d'eau froide. Elle essaya de respirer à travers. Mais les limites du monde commencèrent à se brouiller, et ses pensées se mirent à errer comme du miel.
Elle avait besoin de retrouver Sophie. Elle avait besoin de rentrer chez elle.
Le couloir devant les toilettes s'étendait d'une longueur inimaginable. Des portes de chaque côté. Un couloir de service, peut-être. Pas la salle de bal principale.
Comment arriva-t-elle ici ?
« Isabella ? »
La voix vint de partout et de nulle part. Elle se retourna, trop vite, et avait failli tomber.
Quelqu'un la rattrapa. Des mains fortes sur ses épaules, la stabilisant.
« Doucement. Je te tiens. » Elle leva les yeux vers les yeux gris. Le visage d'Étienne, mais les angles étaient bizarres. Plus nets. Le sourire différent.
« Tu te souviens de moi », dit-elle, et sa voix semblait lointaine. « Du gala. »
« Bien sûr que je m'en souviens. » Ses mains se posaient sur sa taille. « Viens. On va t'asseoir. »
Elle essaya de marcher, mais ses jambes cessèrent de coopérer. Le sol était humide.
« Je ne me sens pas bien », dit Isabella.
« Je sais. Juste un peu plus loin. »
Une porte s'ouvrit. Une pièce. Sombre, à l'exception de la lumière de la ville à travers les fenêtres. Un lit.
Elle essaya de protester. De dire qu'elle avait besoin de Sophie, qu'elle avait besoin de partir, qu'elle avait besoin que ce sentiment désagréable cesse.
Mais sa bouche n'arriva pas à prononcer les mots.
Et puis il y avait des mains. Et une pression. Et une douleur qui perça le brouillard, mais pas assez pour la laisser bouger, se battre ou crier.
Elle flotta hors de son corps, observant depuis le plafond quelqu'un qui ressemblait au garçon de la salle de bal faire des choses qu'elle ne pouvait arrêter. Le monde tournait tandis que son esprit tentait de se cacher de ce à quoi son corps ne pouvait échapper.
Quand elle se réveilla, il était 4 heures du matin.
Elle était seule dans une chambre d'hôtel qui n'était pas la sienne, vêtue d'une robe déchirée et repositionnée à la hâte. Sa bouche avait un goût de métal et d'erreur. Son corps lui faisait mal par endroits, annonçant la violence.
Isabella tituba jusqu'à la salle de bains et vomit jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la vérité qu'elle ne pouvait encore nommer.
Sophie la retrouva vingt minutes plus tard, affolée et en pleurs.
« Où étais-tu ? Je t'ai cherchée partout. J'ai cru qu'il s'était passé quelque chose. »
Il s'était passé quelque chose.
Mais la mémoire d'Isabella était pleine de trous. Des trous là où la clarté aurait dû résider. Elle se souvint de l'alcool, du vertige, des yeux gris qui lui avaient promis de l'aide.
Et puis plus rien. Juste des fragments. Des sensations sans contexte.
« Je suis tombée malade », dit-elle. « Je veux juste rentrer à la maison. »
On n'en reparla plus jamais. Isabella se frotta jusqu'à en perdre le souffle sous la douche en se disant que c'était à cause de l'alcool. Une mauvaise réaction. Trop à jeun.
Elle y croyait presque.
Jusqu'à trois mois plus tard, lorsqu'elle commença à vomir tous les matins pendant une semaine et que Sophie lui fourra un test de grossesse dans les mains.
Deux lignes roses. Claires comme un verdict.
Isabella les fixa jusqu'à ce que sa vision se brouille, assise par terre dans la salle de bains de leur appartement partagé, tandis que son avenir se réécrivait.
Elle essaya de reconstituer les pièces ce soir-là. Elle parcourut les réseaux sociaux à la recherche de réponses. Elle tomba sur une photo du bal, granuleuse et rétroéclairée, montrant Étienne Beaumont arrivant à 23 heures.
Au même moment où Isabella était dans cette chambre.
Il avait fait ça. Ça devait être lui. Qui d'autre avait des yeux gris, des mains aussi fortes et une voix qu'elle reconnaîtrait partout ?
Mais lorsqu'elle essaya de se souvenir, les détails se dispersèrent comme des oiseaux effrayés.
Elle se dit que ça n'avait pas d'importance. Qu'elle se débrouillerait seule. Qu'elle n'avait besoin de personne, surtout pas d'un garçon riche qui avait pris ce qu'il voulait et puis disparu.
Pourtant, son grand-père appela.
(Fin du flash-back)
Le téléphone d'Isabella vibra, brisant le souvenir.
Un SMS d'Étienne : « Réunion tardive. Ne m'attends pas. »
Elle regarda le message. Le ticket de caisse. Le collier que sa mère lui avait offert le soir du gala, maintenant rangé dans un écrin qu'elle ouvrait rarement.
Pendant des années, elle se dit que cette soirée avait été compliquée, qu'elle s'était peut-être trompée sur les détails, que le mariage avec Étienne prouvait qu'il assumait enfin ses responsabilités... ou du moins.
Mais debout dans cette cuisine froide, la preuve qu'il ne l'avait jamais désirée, Isabella s'autorisa enfin à penser à l'idée qu'elle évitait depuis sept ans.
Et si elle s'était trompée sur qui était dans cette chambre ?
Et si tout son mariage avait été bâti sur une erreur qu'elle avait été trop droguée pour voir clairement ?
Ses mains se mirent à trembler.
L'invitation au récital des jumelles était posée sur le comptoir, joyeuse et innocente : Nous espérons y voir toute la famille Beaumont !
Isabella prit son téléphone et tapa les quatre mots qu'elle aurait dû taper il y a des années.
« Il faut qu'on parle. »
Elle l'envoya avant de perdre son sang-froid, puis attendit, le cœur battant, la réponse qui expliquerait tout ou détruirait le peu qui restait.
Les trois points apparurent. Puis disparurent. Puis réapparurent.
Puis, « Impossible ce soir. Demain. »
Toujours demain avec Étienne. Toujours plus tard, toujours un autre rendez-vous, toujours une autre excuse.
Isabella regarda le ticket de caisse une dernière fois, puis le plia soigneusement et le rangea dans son portefeuille.
Demain, alors.
Demain, elle poserait enfin les questions qui pourraient tout démêler.
Éloï semblait abasourdi par ses paroles cinglantes. Isabella restait aussi impolie et inflexible que jamais, même si elle savait pertinemment qu'Étienne avait activement aidé son entreprise à décrocher des contrats importants. Elle n'éprouvait ni la moindre gratitude ni la moindre reconnaissance pour l'aide précieuse que son mari lui avait apportée.« Je comprends que vous soyez en colère, Isabella. Mais pourriez-vous cesser de garder rancune et accepter les choses telles qu'elles sont ? Ne pouvons-nous pas aller de l'avant ? »Isabella laissa échapper un rire sec et sans joie. « Vous ne cessez de m'étonner, Monsieur Éloï. »« Je suis votre père ! » lança-t-il d'un ton sévère, cherchant à affirmer son autorité.« Je n'ai pas de père et je n'en ai jamais eu ! » rétorqua Isabella, la colère explosant enfin.C'est précisément à ce moment que Marc sortit de la pharmacie de l'hôpital où il était allé chercher les médicaments prescrits pour le traitement d'Émilie.Marc ignorait totalement q
Isabella appela Étienne, mais il ne répondit pas. Elle était complètement désemparée. Pourquoi ne répondait-il pas ? Où pouvait-il bien être ?« Ne t’inquiète pas. Nous arrivons très vite au penthouse », la rassura Marc, mais Isabella n’était plus concentrée sur la route.Elle se demandait pourquoi Grace ne l’avait pas appelée directement. Pourquoi Margot avait-elle pris l’initiative ? Elle avait un mauvais pressentiment.Arrivés au penthouse, Isabella se précipita hors de la voiture avant même que Marc ne soit complètement arrêté et entra en courant. Marc la suivit de près.Ils trouvèrent Émilie dans sa chambre, les mains crispées sur son ventre. Son visage était terriblement pâle, presque gris. Ses lèvres avaient perdu toute leur couleur naturelle. Des cernes sous ses yeux lui donnaient un air épuisé et faible. Des gouttes de sueur perlaient sur son front malgré la fraîcheur ambiante. Ses cheveux, humides, collaient à ses tempes. Émilie tenta de relever la tête en voyant sa mère en
Mais comment Marc aurait-il pu refuser ce contrat ? Beaumont Industries figurait parmi les entreprises les plus prestigieuses au monde, jouissant d'une renommée internationale et s'implantant chaque année sur de nouveaux marchés.L'entreprise se lançait alors avec audace dans les technologies de pointe et les systèmes de sécurité innovants.Choisir Sentinel comme principal partenaire en matière de sécurité représentait une avancée professionnelle extraordinaire.La reconnaissance et la crédibilité que ce partenariat allait engendrer étaient inestimables. Marc ne pouvait tout simplement pas se permettre de laisser passer cette opportunité, quelles que soient les complications personnelles.Isabella comprenait parfaitement cette réalité. Elle connaissait la vision ambitieuse de Marc pour l'avenir de Sentinel et n'avait pas objecté à cette collaboration malgré le malaise personnel évident qu'elle engendrait.La motivation d'Isabella était simple. Elle voulait gagner un revenu substantiel
Isabella comprenait parfaitement la situation de la famille Dubois. Bien qu'ils entretenaient des relations amicales avec les Beaumont, la maison Dubois n'avait historiquement pas eu le pouvoir ni l'influence nécessaires pour prétendre à de telles positions prestigieuses de manière indépendante.Depuis le retour de Vivienne de Londres, Étienne s'était employé à développer systématiquement les intérêts commerciaux des Dubois. Ils s'étaient vu attribuer de nombreux projets d'envergure grâce à son approbation directe. Si cette tendance se poursuivait, la famille Dubois figurerait parmi les entreprises les plus prestigieuses de Versailles dès l'année suivante.Isabella était profondément malheureuse de cette évolution, surtout compte tenu du douloureux passé entre les familles Dubois et Rousseau.Elle avait soigneusement dissimulé cette partie de son histoire personnelle pendant toutes ces années. Les vieilles blessures étaient encore vives.Voir Vivienne s'immiscer si agressivement dans
Le lendemain matin, Isabella s'habilla pour aller travailler tandis que Grace préparait les enfants pour l'école. L'automne avait gagné Paris, et avec lui ce froid sournois qui s'infiltrait jusque derrière les fenêtres les plus épaisses.Isabella hésitait à rester à la maison alors que Sentinel était en pleine période de forte activité.La charge de travail avait considérablement augmenté : il fallait finaliser les contrats de fin d'année et mettre en place de nouveaux protocoles de sécurité au cours du prochain trimestre.L'entreprise avait ouvert des offres d'emploi il y a plusieurs semaines, mais avait suspendu le processus de recrutement en raison de plusieurs urgences exigeant une attention immédiate.La formation du personnel étant trop stressante à gérer à ce moment précis, les annonces de postes vacants avaient été temporairement retirées.Quand Isabella arriva à Sentinel, Marc était déjà à son bureau. Il était toujours d'une ponctualité remarquable.La jambe d'Isabella allait
Ils ne voulaient pas risquer d'enfreindre les règles d'Isabella. Ils savaient tous deux par expérience à quel point leur mère pouvait être stricte en matière de discipline.Après que les enfants furent couchés dans leur chambre, Isabella retourna au salon avec son ordinateur portable. C'est alors qu'elle se souvint qu'elle n'avait pas encore répondu au message de Sophie. Elle prit son téléphone et ouvrit WhatsApp.« Oh mon Dieu, chérie ! » Le message était accompagné de nombreux émojis cœur et visage choqué. « Tu es devenue une célébrité sans me prévenir ? » Une photo était jointe au message.Isabella cliqua sur l'image. C'est alors qu'elle vit Marc et elle dans un article de presse économique.Ils n'étaient pas au premier plan, mais le reportage général sur cette réunion internationale de haut niveau et les projets d'expansion mondiale de l'entreprise incluait des photos de tous les participants. C'est ainsi qu'elle s'était retrouvée sous les feux des projecteurs.Isabella se détendi







