Cassandre
Je me redresse lentement. Je titube, mais mon regard se plante dans celui de l’homme toujours là, debout dans mon salon minable, aussi à sa place ici qu’un diamant dans une bouche d’égout.
Il m’observe. Immobile. Inébranlable. Il a ce regard de ceux qu’on n’ose jamais contredire.
Je le reconnais.
Ce genre d’homme possède tout. Et quand il désire quelque chose… il l’obtient.
Mais moi aussi, j’ai appris à jouer.
Avec moins de moyens.
Plus de ruses.
Alors j’affiche mon sourire le plus calme. Le plus hypocrite.
— Si vous voulez récupérer Lyra, dis-je en croisant les bras, il va falloir nous rembourser. Dix fois ce qu’on a dépensé pour elle. Non. Cent fois.
Ma mère sursaute. Mon père me fusille du regard. Mais je m’en fiche.
J’ai perdu Lyra. Autant en tirer quelque chose.
Mais l’homme me fixe. Et je sens tout l’air de la pièce se glacer.
— Ton appétit est sans limite, murmure-t-il, chaque mot cinglant comme une lame. Je peux te libérer de tes dettes. De tes prêts usuraires. Je sais tout, Cassandre.
Je blêmis.
Il sait.
Il sait pour les menaces. Les huissiers. Les appels en pleine nuit. Le couteau sur ma gorge la semaine dernière.
— Mais ne rêve pas, poursuit-il. Tu n’auras rien. Pas un centime. Pas tant que tu n’as pas signé ça.
Il sort un document. Le tend. Un silence de plomb s’abat.
— Tu signes ici. Tu t’engages à ne plus jamais recontacter Lyra. Tu disparais de sa vie. Pour toujours.
Je le regarde. Puis le papier.
Puis ma main.
Et je signe.
Parce que je n’ai plus le choix.
Et au fond… je sais que je l’ai perdue depuis longtemps.
Lyra
Tout s’est passé trop vite.
La signature. Les mots échangés. Les visages figés. Et moi, là, au milieu du chaos, spectatrice de ma propre vie.
Je regarde cette femme ma mère biologique. Elle a les mêmes yeux que moi. C’est si évident maintenant. Comment ne l’ai-je pas vu ?
Elle me prend la main avec une douceur étrange.
Forte. Profonde.
— Ma chérie. Va préparer tes affaires. Nous rentrons à la maison.
Je secoue la tête.
— Je n’emporterai rien, dis-je. Je ne veux rien garder de cet endroit.
Elle me serre contre elle.
Sa voix est douce, mais droite.
Une main qui ne tremble pas.
— Très bien. Nous allons tout recommencer à zéro.
Zéro.
Ce que j’ai toujours été ici.
Alors je la suis.
Je monte dans la voiture.
Le cuir sent la lavande. Les vitres sont teintées. Le silence est feutré. Apaisant. Étrange.
Je jette un dernier regard à l’immeuble gris, à la façade rongée, aux escaliers rouillés, à cette misère familière.
Et… rien.
Pas un regret.
Ma mère me caresse doucement la main.
— Nous t’avons cherchée, Lyra. Des années. Même quand tout le monde nous disait d’abandonner. Ton père a lancé des recherches dans quinze pays. Et puis… il y a eu ce nom. Cassandre. Cette adresse. Et là, on a su. C’était toi.
Je hoche la tête, le cœur noué.
— Je ne me souviens de rien. Rien avant mes six ans.
— Tu avais trois ans quand tu as disparu, dit-elle. Ta nourrice t’a prise. On n’a jamais su pourquoi. Elle a été retrouvée morte. Des années plus tard. Et toi… disparue.
Je ne dis rien. Puis murmure, sans trop comprendre :
— J’ai souvent rêvé d’un piano blanc. D’une chambre aux rideaux bleus. D’un chien… un labrador.
Elle éclate en sanglots.
— C’était chez nous. Tout ça. C’était ta vie, Lyra.
Je ferme les yeux.
Et pour la première fois, je sens le vide se remplir.
Alexandre
Je roule comme un forcené.
Mon cœur cogne contre mes côtes.
Mes doigts crispés sur le volant.
Je ne respire plus.
Je l’ai perdue.
Et je ne sais même pas pourquoi je veux la retrouver.
Je n’ai jamais été du genre à m’attacher.
Mais elle… elle m’a traversé comme une lame.
Mon assistant a fini par me donner une adresse : Cassandre Lefèvre. Une piste faible. Une "sœur". Mais c’est tout ce que j’ai.
Et alors que j’arrive à un carrefour, au feu rouge… je la vois.
Dans une voiture noire. Juste là. À trois mètres.
Elle tourne à peine la tête. Elle ne me voit pas.
Mais moi… je ne vois qu’elle.
Une bourrasque dans mes veines.
Un éclair de certitude.
C’est elle.
Je tourne brutalement à gauche pour la suivre, comme si ma vie entière tenait à ce virage. Comme si j’avais attendu ce moment depuis toujours, sans le savoir.
Mais je n’ai pas vu l’autre voiture.
Je n’ai pas eu le temps.
Tout bascule.
Le choc est frontal, brutal, d’une violence sèche, inhumaine.
Un grondement sourd. Une détonation de métal qui plie, de verre qui explose.
Mon corps est arraché à son axe, propulsé en avant comme une poupée de chiffon.
Le pare-brise se fissure, éclate, vole en éclats comme un cri de douleur cristallin.
Ma tête le heurte de plein fouet. Une douleur blanche me transperce le crâne. Un craquement sinistre.
Un bruit que je ne devrais jamais entendre.
Le goût du sang m’envahit la bouche avant même que je comprenne d’où il vient.
Mes côtes craquent sous le choc de la ceinture.
Mon épaule se déboîte, une vrille aiguë qui lacère jusqu’à la moelle.
Ma main se fracasse contre le tableau de bord. J’entends, plus que je ne sens, un os céder.
Ma nuque fouette l’appuie-tête, puis l’air. Je suffoque.
Tout devient rouge.
Puis noir.
Puis rouge encore, comme une marée d’images brouillées.
Le silence tombe.
Puis vient le chaos.
Des cris. Des klaxons.
Le hurlement continu d’une alarme.
Le métal qui gémit. Une femme qui hurle dans la rue.
Des pas précipités. Une porte qu’on tente de forcer.
Et au milieu de tout ça, moi. Figé. Cloué à mon siège. Le souffle saccadé. Le cœur battant si fort qu’il me déchire la poitrine.
Ma vision se brouille.
Je ne distingue plus les formes. Seulement des ombres.
Des lumières stroboscopiques dansent sur mon rétine.
Bleu. Rouge. Blanc.
Et du sang. Beaucoup trop de sang. Je ne sais plus d’où il vient.
Un goût métallique dans ma bouche. Amer. Chaud.
Je crache. Je tousse. Chaque mouvement me fait mal. Mon torse refuse de se soulever. J’ai l’impression qu’on m’a volé mes poumons.
Mon corps tremble. Mes doigts s’ouvrent, se referment. Inutiles. Engourdis.
Et dans cette marée de douleur et de bruit, une seule pensée surnage.
Un seul visage.
Ses yeux.
Son odeur.
Sa voix cassée.
Le tremblement de ses lèvres quand elle m’a dit qu’elle voulait se punir.
Le feu qu’elle a mis dans mon sang.
Ne t’en va pas…
Je ne suis pas prêt…
Mon souffle devient plus court.
Plus saccadé.
Plus faible.
Quelqu’un hurle dehors.
Une voix grave crie :
— Il est encore en vie ! Vite ! Il faut le sortir de là !
Mais je ne sens plus mes jambes.
Et dans un dernier éclair de conscience, alors que mes paupières se ferment malgré moi,
je me promets une chose :
Je te retrouverai. Même si je dois traverser l’enfer pour ça.
Ne t’en va pas…
Je te retrouverai.
Lyra
Un bruit sourd. Un fracas.
Je sursaute.
Mon cœur fait un bond.
Je me retourne un peu. Des gyrophares. Une foule qui s’agite.
Un accident. Juste derrière nous.
Le chauffeur ralentit, inquiet.
— On dirait qu’il y a eu un accrochage, madame.
Je regarde à peine. Mais un frisson me parcourt.
Une sensation étrange. Comme si un fil invisible venait de se rompre.
— J’espère qu’il va bien… murmuré-je.
Puis je me tais.
Sans savoir que le passé, déjà, est en train de revenir.
Et que le silence… n’a pas dit son dernier mot.
CassandreIls disent que la mer efface tout. Moi, je sais qu'elle garde les derniers mots au fond des corps, qu'elle conserve les promesses tranchées et les noms qu'on a criés avant de s'éteindre. C'est pour ça que j'ai choisi la mer : elle sera la mémoire muette qui n'oublie rien. Elle recevra Lyra comme on reçoit une dette enfin rendue.Je les rassemble près du quai, trois silhouettes droites, les visages allumés d'une obéissance que j'aime. Les hommes de main n'ont pas besoin d'ordres interminables pour comprendre ; ils lisent la précision dans mes silences. Je leur donne les détails comme on donne une partition : départ à la tombée, deux heures de navigation, un point , le seul , où le courant avale les traces et où la nuit est assez profonde pour se taire. Pas de cris inutiles, pas de spectacle. Je veux que tout soit ordonné, net, irréfutable.« Vérifiez les amarres, » dit l'un en hochant la tête. « Le moteur, la réserve d'essence, l'ancre. »Je hoche la tête. La minutie m'apaise
Cassandre Je ne veux pas la tuer dans l’ignorance. Je veux qu’elle sache ce qui lui arrive, que son regard me reconnaisse quand la responsabilité lui éclatera à la figure. C’est une cruauté calculée : la faire dériver entre vie et mort, la voir lutter contre l’absurde de sa chute , sans tomber dans la pornographie de la douleur. Je décris, j’imagine, mais je ne m’attarde pas sur l’horreur des gestes. La vengeance c’est d’abord une image nette, puis un effondrement.Je me souviens d’un été, autrefois, où je regardais la mer en silence, croyant qu’elle me rendrait plus forte. Elle m’avait donné du recul, mais jamais le pardon. Le pardon me paraissait alors un luxe pour ceux qui n’avaient pas faim. Maintenant, je veux tailler cette faim dans le paysage. Je veux inscrire sur son corps la reconnaissance de ce qu’elle m’a pris. Pas seulement pour moi , pour toutes les petites choses qui n’ont pas de voix quand on les piétine.Un rire siffle dans ma poitrine, petit, presque enfantin. Je le
CassandreJe m’adosse au carton humide, un coin d’entrepôt qui sent la rouille et le sel. Les néons grésillent au-dessus de ma tête comme des insectes mourants. Autour de moi, l’espace est une cathédrale basse, pleine de caisses empilées et d’ombres qui reçoivent mes pensées sans les juger. Je souris sans plaisir ; ce n’est pas un sourire de joie mais celui d’une machine qui se calibre à l’heure de l’exécution.Ils m’ont volé des mois. Ils m’ont pris des regards, des promesses, des rendez-vous qui me revenaient de droit. Ils ont pillé l’éclat que j’avais préparé patiemment, comme on accumule des pierres précieuses. Lyra a porté ces heures comme un gant, avec une insouciance que je n’ai jamais connue , elle riait, elle se laissait aimer, et son sourire devenait la monnaie qui m’ôtait mon dû. Quand elle a parlé, elle a voulu se blanchir avec la vérité ; mais la vérité est une matière malléable entre des mains pressées. Elle a façonné la sienne et, malgré moi, l’a imposée aux autres.Je
Lyra — Moi, on m’a regardée comme la coupable. On m’a retiré la liberté. On m’a arraché des mois avec mon Alexandre . Et toi ? Toi, tu vivais comme si de rien n’était. Tu riais. Tu vivais. Tu attends son enfant.Ses doigts se serrent autour du carnet, comme si chaque page était un os à mâcher. Il y a une folie froide qui brille au fond de ses prunelles : la certitude d’un droit bafoué, d’un remboursement à réclamer.— Aujourd’hui, dit-elle, ma voix s’adoucissant d’un cran sinistre, aujourd’hui c’est mon tour. Aujourd’hui, je te rends ce que tu m’as pris.Elle avance, et cette fois, pas de gifle mais une proximité choisie. Sa main effleure ma joue, puis la laisse glisser lentement, comme pour mieux mesurer la douleur qu’elle a infligée. Mon corps tout entier proteste ; la faiblesse pèse sur mes membres comme une armure trop lourde.Je veux la contredire. Je veux lui rappeler la vérité qu’Alexandre n’était la propriété de personne, que je n’ai jamais voulu briser un avenir, que mon inn
LyraLa porte claque; ce bruit me ramène au monde comme un coup de fouet. J’ai à peine le temps de reprendre mon souffle que la lumière du néon s’abat sur Cassandre qui revient comme une tornade amusée. Elle ne marche plus, elle avance en défi, chaque pas mesuré, chaque regard un verdict.Avant que je puisse prononcer un mot, elle est là, tout contre moi. Son visage est proche, ses yeux brillent d’une défiance qui n’admet aucune pitié. Puis, sans prévenir, elle lève la main.La gifle claque dans la pièce, sèche, nette. Le son résonne contre les murs, plus violent que la moindre parole. Ma tête bascule, mes joues brûlent. Pour un instant, tout s’efface , la douleur, la surprise, la honte. Les deux hommes s’écartent comme si l’air avait été fendu, hébétés, fascinés.— Voilà pour tes mensonges, dit Cassandre d’une voix qui n’a rien d’un murmure.Elle ne s’assoit pas. Elle me toise, comme on toise une proie avant de l’achever lentement. Son souffle est stable, calculé. Ses doigts jouent a
LyraCassandre. Le nom se pose dans la pièce, lourd, familier, comme une menace qui reprend ses droits. Elle se tient dans l’embrasure, pas un masque cette fois , son visage est découvert, éclairé par le néon, et son sourire est exactement ce dont je me souvenais : une lame.Elle s’avance lentement, sans hâte, savourant chaque centimètre qui la sépare de moi. Ses yeux, quand ils croisent les miens, brillent d’un plaisir cruel, comme si elle goûtait déjà ma faiblesse. Les deux hommes reculent instinctivement devant elle ; leur loyauté vacille sous son regard. Cassandre incline la tête, comme pour mieux m’étudier , comme si j’étais une plante malade qu’on examine avant de la couper.— Tiens, tiens… murmure-t-elle. On dirait que quelqu’un a soif.Sa voix n’a rien d’un reproche. C’est une caresse qui étrangle. Je sens mes forces se concentrer sur la simple tâche de garder la tête droite. Chaque mot brûle ma gorge.— Cassandre, dis-je d’une voix qui a perdu ses bords. Qu’est-ce que tu… pou