Chapitre 1

À l'hôpital.

Aceline Beaufour restait figée dans la salle d'attente, le compte-rendu médical serré entre ses doigts pâles. Le papier vibrait légèrement.

Surdité neurosensorielle bilatérale – était aggravé.

Toutes les courbes audiométriques étaient en chute libre, plus basses encore qu'il y a six mois.

Et pendant ce temps, sur l'écran accroché au mur : Élaine Gascar, drapée de soie ivoire, jouait une sonate de Beethoven sous les projecteurs d'une salle parisienne. Ses mains volaient sur le clavier avec une fluidité qui semblait défier l'entendement.

Au premier rang, un homme la regardait avec une intensité presque dévote.

C'était Kylian Benneteau.

Son mari depuis trois années entières, et c'était la première fois qu'elle le voyait poser un tel regard sur une femme – le regard qu'on réserve à l'amour de sa vie. Celui qui ne s'éteint jamais vraiment.

Son cœur venait de se briser net. Une chute sans fond.

Dans ce qui lui restait d'audition, la voix de sa mère lui cisaillait les tympans :

« Comment c'est possible que ça empire encore ? Tu prends bien tes médicaments, au moins ? Tu fais vraiment tous les exercices qu'on t'a prescrits, ou tu t'en fiches ? »

« Cette sal*pe revient te le mettre sous le nez et toi tu restes plantée là ! Si tu deviens complètement sourde, les Benneteau te jetteront comme un mouchoir usagé ! Tu le sais parfaitement ! »

« Et si Kylian divorce, on fait quoi ? Hein ? Ton père ? Moi ? Tu veux couler toute la famille Beaufour avec toi ? Tu y as pensé ? »

« Mais PARLE, bon sang ! »

Célina l'a poussée brutalement à l'épaule, la faisant tituber.

Aceline a ouvert la bouche, les mots sont sortis difficilement, pâteux, déformés par l'effort qu'il lui fallait pour articuler correctement :

« Je suis désolée, maman… Je vous ai déçue. »

« Je ne veux pas de tes excuses ! Je veux que tu guérisses ces satanées oreilles et que tu gardes ton titre comme femme de Kylian Benneteau ! C'est clair ? »

Aceline a baissé la tête.

« J'ai tout essayé… »

Les cachets trois fois par jour, les séances de rééducation, les injections, les stimulations électriques… Tout.

Pourtant, rien n'y faisait. Chaque mois, elle perdait un peu plus. Elle sombrait un peu plus chaque jour dans le silence.

Pendant ce temps, celle que Kylian aimait depuis toujours brillait plus haut que jamais.

Que pouvait-elle bien faire ?

À l'écran, l'émission avait basculé sur les coulisses. Les journalistes entouraient maintenant Élaine Gascar, micros tendus.

« Mademoiselle Gascar, quelle est la véritable raison de votre retour en France après toutes ces années à l'étranger ? »

Sous les flashes, Élaine a souri, sûre d'elle et séductrice.

« Pour quelqu'un… et pour ne pas vivre avec le regret de ne pas avoir essayé. »

Devant l'écran, le silence qui a tombé entre la mère et la fille était lourd. Elles savaient toutes les deux de qui elle parlait.

Célina a explosé, rouge de colère :

« Cette petite arriviste hypocrite ! Cette g*rce revient lui tourner autour comme si elle n'était jamais partie ! »

Puis elle s'est tournée vers sa fille :

« Je vais appeler le médecin ce soir, il faut tripler les doses, tenter autre chose, n'importe quoi ! Tes oreilles DOIVENT guérir, Aceline, tu m'entends ? »

Aceline a failli répondre que ça ne servirait à rien. Que le problème n'avait jamais été ses oreilles. Le problème, c'est que Kylian ne l'avait jamais aimée, jamais désirée, jamais voulue comme épouse. Pas une seule seconde.

Pourtant, elle s'est tue. À quoi bon.

Elle se souvenait trop bien de cette scène, trois ans plus tôt : elle, nue et terrifiée, ensevelie sous les draps du lit de Kylian, cernée par une nuée de journalistes et leurs flashs crépitants.

Kylian, lui, adossé à la tête de lit, une cigarette aux doigts, parfaitement maître de la situation. Il avait laissé les photographes immortaliser la scène avant d'écraser son mégot et de l'attirer brutalement contre lui.

« Puisque ma vie privée semble tant vous passionner, je vous propose une démonstration en direct, ça vous va ? »

« Si vous avez envie d'en être témoins ? »

Sa voix était traînante, presque joueuse, mais l'autorité froide qui en émanait a suffi. La suite s'était vidée en deux minutes.

Trente minutes plus tard, tous les médias hurlaient le scoop : Kylian Benneteau, l'héritier le plus convoité de France, surpris en galante compagnie avec Aceline Beaufour, la fille cadette de la famille Beaufour… qui souffre de surdité sévère. »

Pendant que le public s'étonnait du « goût inattendu » du prince des affaires, Kylian avait arraché l'appareil auditif d'Aceline, l'avait traînée dans la salle de bains et l'avait poussée sous une douche glacée.

L'eau l'a frappée de plein fouet.

Elle a tremblé de froid.

Elle n'entendait presque rien.

Mais en voyant l'expression déformée de dégoût sur le visage de l'homme, elle a compris qu'il l'insultait violemment.

Elle voyait la haine dans ses yeux. Une haine pure, violente, définitive.

À la fin, il l'avait enveloppée dans une serviette, l'avait ramenée chez elle comme un colis encombrant.

Et pourtant…

Même avec tout ce mépris, Kylian n'a jamais pu échapper à l'obligation de l'épouser.

La famille Benneteau était trop respectée, trop fière, trop soucieuse de son image : laisser traîner une rumeur aussi scandaleuse - son héritier le plus doué ayant « séduit » une fille handicapée, passe la nuit avec elle puis la traite comme une moins-que-rien - était tout simplement impossible.

Un mois plus tard.

Leur mariage a été célébré sous les yeux du monde entier, Aceline Beaufour devenait la femme de Kylian Benneteau.

Aceline savait parfaitement que tout cela avait été orchestré par sa mère, Célina.

Elle le trouvait absurde.

Elle avait refusé très clairement d'épouser un Benneteau, mais les choses avaient pris une telle ampleur que même Kylian n'avait plus eu son mot à dire…

Alors elle, encore moins.

Un mariage forcé.

Une union maudite.

Une vie douloureuse.

Ces trois dernières années, Aceline s'était acharnée à jouer son rôle d'épouse.

Elle s'est montrée attentive, prévenante, dévouée, espérant utiliser sa sincérité pour compenser le tort causé à Kylian par le scandale qui les avait poussés à « se retrouver dans un lit » puis à se marier.

Elle se levait avant lui, se couchait après lui, anticipait le moindre de ses désirs. Elle apprenait ses plats préférés, repassait ses chemises à la perfection, souriait même quand il ne la regardait pas.

Mais en retour, elle n'a eu qu'une réponse glaciale de Kylian :

« Je n'ai pas besoin d'une femme de ménage. »

Elle n'avait pas répondu. Elle avait ravalé ses larmes et avait continué.

…

Ce soir-là, après l'hôpital, elle a pourtant préparé le dîner comme d'habitude. Marché bio, produits frais, trois heures en cuisine. Quatre plats et une soupe, dressés avec soin sur la grande table en noyer de la salle à manger.

Les dernières lueurs du soleil ont disparu derrière l'horizon.

Mais Kylian ne rentrait toujours pas.

Elle lui a envoyé un message pour lui demander à quelle heure il rentrerait.

La réponse était arrivée bien plus tard :

« Pas ce soir. »

Aceline aurait dû s'y habituer.

Mais une pointe de déception lui a tout de même traversé le cœur.

Elle a mangé seule, en silence, face à une table bien trop grande. Puis elle a rangé la vaisselle dans cette maison muette trop vaste pour elle.

Après avoir fait tous les ménages, elle est montée prendre une douche.

Elle a sorti de son sac les nouveaux comprimés au dosage renforcé, prescrits par le médecin, et en a avalé deux avant de s'affaler sur le canapé.

Elle a envoyé un message à la nourrice de l'ancienne demeure, Lucie.

« Comment va Vili aujourd'hui ? »

Lucie Mayor était la seule personne, chez les Benneteau, qui acceptait encore de lui parler gentiment.

À chaque fois qu'Aceline demandait des nouvelles de son fils, Lucie lui envoyait une petite vidéo.

Sur celle-ci, le petit garçon - Villiers Benneteau, à peine deux ans et demi - apparaissait adorable mais trop maigre.

En voyant son petit corps si fin, le cœur d'Aceline s'est serré si fort que ses yeux se sont remplis de larmes.

Villiers, c'était son enfant. Celui qu'elle avait porté pendant des mois, nourri de son corps, mis au monde dans la souffrance.

Mais à peine né, la mère de Kylian l'avait arraché de ses bras pour l'emmener au domaine familial, prétextant qu'une sourde ne saurait pas élever un Benneteau et qu'elle n'en était pas digne ».

Elle lui avait volé son fils, et lui interdisait de le voir.

Chaque fois que son manque devenait insupportable, elle devait supplier Kylian de la ramener au domaine familial, juste pour apercevoir son propre enfant quelques minutes.

Alors, même pour Villiers, Aceline devait continuer à tout endurer, à tout faire pour plaire à Kylian.

La vidéo était courte.

Elle l'a regardée encore et encore, jusqu'à s'endormir, le téléphone serré contre sa poitrine.

Un rêve bref est venu la visiter : elle courait dans l'herbe en tenant la main de Villiers.

Il riait comme un petit soleil, se jetait dans ses bras, et l'appelait « maman » d'une voix douce.

Le rêve ordinaire de n'importe quelle mère.

Mais pour elle, un rêve inaccessible.

Elle s'est réveillée, la joue mouillée.

Elle s'est redressée, un peu perdue. La lumière du matin était déjà entrée dans la pièce.

Le bruit de la douche venait de la salle de bain.

Kylian était rentré.

Il n'aimait pas prendre son petit-déjeuner ailleurs, ni arriver en retard au travail.

Elle a regardé l'heure, s'est levée pour se préparer dans la chambre d'amis, puis elle est descendue en cuisine.

Kylian avait des goûts difficiles. Mais Aceline savait s'y prendre.

Elle a préparé une bouillie de crevettes, simple et saine, mais tellement parfumée qu'elle embaumait toute la maison.

Elle a calculé le temps parfaitement.

À sept heures précises, Kylian est descendu.

Vêtu d'un costume impeccable, sa silhouette élancée et ses traits ciselés capturèrent la lumière du grand lustre, dessinant une silhouette dorée.

Tout en lui dégageait une autorité glaciale, celle d'un homme qu'on n'osait ni défier ni contredire. Et le regard qu'il posait sur Aceline était aussi froid et distant que toujours.