Le manoir était silencieux, comme toujours.
Trop silencieux. Léna marchait lentement dans le couloir, les bras croisés, les épaules nues sous le pull trop grand qu’elle avait trouvé dans le dressing. Elle n’avait pas mangé ce matin. Elle n’avait pas faim. Ou peut-être ne le savait-elle plus. Elle s’arrêta devant une porte double. Son cœur battait fort. C’était son bureau. Depuis qu’elle avait été amenée ici, elle n’avait jamais osé frapper à cette porte. C’était l’espace d’Ilyès. Le cœur de son pouvoir. Son antre. Elle savait que s’y présenter sans y être invitée était risqué. Mais aujourd’hui, elle avait besoin de parler. Juste de demander. Elle prit une inspiration, puis frappa doucement. Aucun son. Elle attendit quelques secondes, puis poussa la porte lentement. Elle était entrebâillée. Il n’avait pas verrouillé. Il était là. Ilyès, assis derrière son bureau en acajou, penché sur des dossiers. Costume sombre, montres chères, cheveux tirés en arrière. Immuable. Inébranlable. Il leva à peine les yeux vers elle. — Qu’est-ce que tu fais ici ? Léna s’avança d’un pas. Puis d’un autre. Elle garda les mains croisées devant elle. — Je ne veux pas te déranger… commença-t-elle. Il leva les yeux, cette fois. Un regard noir. Impatient. — Trop tard. Elle ravala sa salive. — Je voulais juste… avoir un téléphone. Pas pour partir. Juste… pouvoir appeler mon père. Savoir s’il est en vie. Silence. Il la fixa longuement. — Tu veux un téléphone ? répéta-t-il, d’un ton neutre. Elle hocha doucement la tête. — Je ne connais personne ici. Je suis seule. Je voulais juste pouvoir parler à quelqu’un. Même brièvement. C’est tout. Un rire sec s’échappa de ses lèvres. — Tu veux parler ? C’est nouveau. Léna sentit le rouge lui monter aux joues. Mais elle garda les yeux baissés. — Je pensais que ce n’était pas une demande excessive… — Tout est excessif venant de toi. Il se leva brusquement. Tourna autour de son bureau. Elle recula légèrement, par réflexe. — Tu veux un téléphone ? Pour quoi faire ? Pour pleurer dans le creux de l’oreille de ton père qui t’a vendue ? Pour appeler une amie et jouer la victime ? Tu veux qu’on vienne te sauver, Léna ? — Non. Ce n’est pas ça, murmura-t-elle. — Tu crois que je vais te donner une arme, comme ça ? Un outil pour fuir ? Manipuler ? Mentir ? — Je ne veux pas fuir, Ilyès. Mais il ne l’écoutait plus. Il claqua violemment un dossier sur la table. — Dégage. Elle resta figée. — Je t’ai dit dégage ! Le mot claqua comme une gifle. Elle sursauta légèrement. Son cœur s’emballa. Mais elle ne pleura pas. Elle ne protesta pas. Elle hocha simplement la tête, comme une élève punie, et fit demi-tour sans un mot. Il ne la suivit pas. Il ne la rappela pas. Elle referma la porte doucement derrière elle. Le couloir était plus long qu’à l’aller. Ses pas étaient lents, comme alourdis. Elle croisa une femme de ménage, qui baissa les yeux immédiatement. Même ici, dans ce monde figé, personne ne parlait à Léna. Elle n’existait pas. Une ombre entre les murs. Elle atteignit sa chambre, ferma la porte, et resta un moment adossée contre le bois. Puis elle marcha vers le lit, sans se déshabiller, et s’y allongea sur le côté. Ses bras repliés contre elle. Les yeux fixés sur rien. Elle ne pleura toujours pas. Quelque chose en elle s’était résigné. Elle avait compris que même demander était une erreur. Qu’ici, chaque mot pouvait être retourné contre elle. Qu’Ilyès ne voulait pas seulement la posséder physiquement. Il voulait la réduire. Et elle… elle l’avait laissé faire. De l’autre côté du manoir, Ilyès s’était rassis à son bureau, mais il ne lisait plus rien. Son regard était vide. Il avait vu son visage. Il avait vu l’espoir dans ses yeux. L’espoir idiot et fragile d’un téléphone. Il aurait pu dire oui. Il aurait pu poser des limites, surveiller ses appels, lui donner une illusion de liberté. Mais non. Il avait préféré la rejeter. Il préférait quand elle se taisait. Quand elle baissait les yeux. Quand elle obéissait. Il avait le pouvoir. Et pourtant… Pourquoi, alors, ce goût amer dans sa bouche ? Pourquoi repensait-il à son regard déçu ? À ses épaules frêles quand elle avait reculé ? Il frappa du poing sur la table. Une colère sourde. Ce n’était pas censé le toucher. Elle était là pour payer. Pour se taire. Pour souffrir, comme il l’avait souffert. Pas pour lui faire regretter de la briser. Pas pour lui rappeler qu’elle était humaine. La pluie tombait doucement contre les grandes vitres du salon, rythmant le silence du manoir. Tout était calme, presque trop calme. Mais Léna, elle, ne trouvait aucun repos. Depuis la veille, elle ne dormait plus. Pas vraiment. Elle fermait les yeux, oui, mais l’intérieur de sa tête restait bruyant. Des pensées sombres, des phrases qu’elle aurait voulu dire à Ilyès, d’autres qu’elle n’aurait jamais dû entendre. Et toujours cette sensation de n’être qu’une présence floue dans sa propre vie. Elle s’était assise près de la fenêtre. Elle regardait dehors, sans vraiment voir. Elle n’avait pas mangé. Encore. Un léger coup à la porte la fit sursauter. — Entrez, murmura-t-elle, sans se retourner. La porte s’ouvrit doucement. Une femme entra, la quarantaine peut-être. Discrète. Elle portait l’uniforme des domestiques de la maison : jupe noire, chemise grise, chignon serré. Elle tenait un plateau avec une théière fumante, quelques tranches de pain et du miel. Elle le posa sur la table basse du salon, puis resta un moment, sans rien dire. Léna tourna légèrement la tête. — Je n’ai pas demandé ça, dit-elle. — Je sais, répondit la domestique. Mais vous n’avez rien avalé depuis deux jours. Je me suis permis. Sa voix était douce. Différente de celle des autres employés, qui semblaient éviter Léna comme une maladie contagieuse. Léna la fixa, surprise. C’était la première fois que quelqu’un la regardait avec autre chose que de l’indifférence. — Comment vous vous appelez ? demanda-t-elle. Un silence. Puis un sourire timide. — Dalia. — Merci, Dalia.La nuit était tombée, couvrant la villa d’un voile silencieux. Dans les couloirs, seul le frottement léger du vent contre les vitres osait rompre le calme. Mais dans le cœur d’Ilyes, c’était le chaos. Il n’avait pas quitté son bureau depuis l’après-midi, depuis le rêve, depuis la gifle silencieuse de la vérité. Son reflet, ses souvenirs, ses silences… Et cette question murmurée par Léna dans son sommeil : Pourquoi ? Il avait hésité à venir. Longuement. Mais maintenant, il devait lui parler. Il gravit les escaliers sans bruit. Arrivé devant la porte de sa chambre, il ne frappa pas tout de suite. Il posa simplement la paume sur le bois, comme si cela suffisait à capter ce qu’il ignorait encore. Puis, enfin, il entra. Léna était assise sur le lit, adossée aux oreillers. Un gilet sur les épaules. Le visage fatigué. Mais les yeux vifs. Elle le vit aussitôt, et son corps se raidit légèrement. Mais elle ne détourna pas les yeux. Pas cette fois. — Tu n’as p
Le lendemain matin, la maison baignait dans un silence étrange. Dalia s’affairait dans la cuisine. Les volets étaient entrouverts, laissant passer une lumière pâle. On aurait dit que la maison elle-même retenait son souffle. Léna s’était réveillée plus tôt. Elle n’avait presque pas dormi. Les images de la nuit, son cauchemar… ou ses souvenirs, ne l’avaient pas quittée. Elle avait descendu les escaliers sans bruit, croisé Dalia sans parler, et était allée s’installer dans un coin du salon, avec un livre ouvert sur les genoux qu’elle ne lisait pas. Ilyes, lui, était resté absent. Pas une parole. Pas un regard. Comme si l’épisode de la veille son geste tendre, puis son rejet l’avait glacé jusqu’à la moelle. Vers 11 h, Dalia lui signala qu’il était dans son bureau depuis tôt le matin. — Il n’a pas pris de petit-déjeuner, dit-elle doucement à Léna. — Et il a l’air… tendu. Plus que d’habitude. — Laisse-le, répondit-elle sans le regarder. — Il fait toujours ça quand
Silvia recula, le visage rouge de honte. Puis, sans un mot, elle tourna les talons et sortit. La porte se referma dans un grincement long. Le silence qui suivit fut lourd, étouffant. Le père de Ilyes se leva enfin, un soupir dans la gorge. — Il fallait que ça éclate, un jour ou l’autre. Sa mère, elle, croisa les bras. — Une gifle publique… Bravo, Ilyes. Tu n’as plus qu’à te faire oublier pendant quelques semaines. La presse va se régaler. Il se tourna vers elle, droit, le visage dur. — Qu’ils se régalent. Moi, je vais enfin vivre. Puis il revint près de Léna. Elle était toujours assise, les mains sur son ventre, silencieuse. Il s’agenouilla lentement devant elle, baissant les yeux. Pas un geste de pitié. Juste… une présence. — Tu mérites mieux que tout ça, murmura-t-il. — Mais je suis là. Et je ne bougerai plus. Elle mit longtemps avant de répondre. Et sa voix, quand elle sortit, fut à peine un souffle : — Alors… prouve-le. Le trajet du retour fut
La table était dressée avec une précision militaire. Nappe ivoire. Argenterie alignée. Chandeliers allumés malgré la lumière encore vive du jour. Le domaine des Blackwood déployait toute sa froide majesté. Léna s’était assise, droite, dans la robe noire que la mère de Ilyes lui avait fait livrer plus tôt Pas trop voyante. Pas trop sobre non plus. Assez pour ne pas faire honte. Mais chaque pli du tissu sur sa peau lui rappelait qu’elle n’était pas chez elle. Et surtout, qu’elle n’était pas la bienvenue. En face d’elle, la mère de Ilyes élégante, glaciale, les yeux vifs d’une femme habituée à contrôler découpait son saumon avec une grâce mécanique. Le père, lui, gardait le silence, le regard plus tendre, presque inquiet. Seul Ilyes semblait détendu. Mais Léna le connaissait maintenant. Trop bien. Ce calme n’était qu’un masque. Une armure. — Alors, dit enfin la mère, en posant sa fourchette, vous êtes donc… la mère porteuse. Le mot tomba comme une pierre dans
Les pas résonnaient dans le vaste couloir marbré. Petits. Précipités. Étouffés. Ilyes courait. Pieds nus. Le pyjama trop grand glissait de ses épaules. Il avait à peine six ans, et pourtant, il savait déjà ce que signifiait fuir. Dans la grande maison froide, chaque recoin résonnait d’échos secs et tranchants : les voix de ses parents, les disputes, les insultes, le bruit des verres brisés, et parfois… le silence encore plus glaçant. Ce soir-là, il s’était réfugié derrière le grand rideau du salon, serrant contre lui une vieille peluche sans yeux. Son cœur battait fort. Il savait que s’il faisait un bruit, s’il éternuait, ou même si le rideau bougeait… son père le trouverait. Et alors… ce serait encore les gifles, les hurlements, les menaces. Ou pire : l’indifférence glacée de sa mère. — Tu es faible, Ilyes. Tu pleures pour rien. Tu veux quoi ? De l’amour ? On ne t’a pas conçu pour être aimé. Tu es un héritier, un nom, un devoir. Tu n’as pas besoin d’être consol
Le grondement des pneus sur le gravier se fit entendre à travers les vitres de la chambre.Léna, allongée sur le lit, sentit une tension glacée remonter le long de sa colonne vertébrale.Ce n’était pas l’heure du retour d’Ilyes. Et ce n’était pas le bruit de sa voiture.Elle se redressa lentement et se dirigea vers la fenêtre.Une silhouette féminine, mince, élégante, perchée sur des talons aiguilles, descendait d’un SUV noir.Silvia.Léna eut un frisson.Elle regarda autour d’elle, se demanda si elle devait se cacher, prévenir Dalia, ou simplement… attendre.Mais elle n’eut pas le temps de réagir.Déjà, Silvia avait poussé la porte principale et pénétré dans la maison comme si elle en était toujours la maîtresse.— Ilyes ?! appela-t-elle d’une voix forte et tranchante.Léna recula de quelques pas.Elle savait que Silvia n’ignorait pas sa présence. Elle le sentait.Et l’idée d’un affrontement lui donnait la nausée.Elle ferma la porte de sa chambre, verrouilla doucement. Puis ell