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Le service du matin s’éteignit dans un silence cotonneux, rythmé seulement par le cliquetis des derniers verres rangés et le froissement des nappes. Les clients habituels, repus et bercés par la routine, avaient disparu, laissant derrière eux le fantôme des croissants tièdes et l’arôme persistant du café fraîchement moulu. Elara rangea les couverts avec une précision d’orfèvre, chaque fourchette et chaque couteau trouvant sa place dans un ordre parfait qui la rassurait. Son regard accrocha l’aiguille de l’horloge murale : 14heure12. Le temps semblait suspendu. Le Velours Pourpre entrait alors dans son coma estival, cette parenthèse feutrée entre deux services où l’établissement appartenait à ses ombres. C’était dans ces heures creuses, saturées d’une lumière pâle, qu’Elara partageait parfois des moments plus personnels avec Marius. Elle le trouva à son poste, derrière le large bureau d’acajou, au fond de la salle déserte. Une cigarette fine se consumait entre ses doigts, dessinant des volutes grises qu’il observait d’un air absent, le regard perdu au-delà de la baie vitrée. — Assieds-toi, Elara, dit-il sans même se retourner, comme s’il avait senti sa présence. Elle s’exécuta,glissant sur la chaise en cuir usé qui lui était tacitement réservée. —Vous vouliez me parler, monsieur Croft ? —Marius, répété a-t-il en tournant enfin son visage vers elle. Je te l’ai déjà dit. Un sourire timide effleura les lèvres d’Elara. Marius avait toujours eu envers elle une bienveillance teintée de possessivité, une protection distante qui ne franchissait jamais les limites de la vie privée, mais qui veillait, tel un gardien, à ce qu’aucun client ne dépasse les bornes avec elle. — Ce soir, reprit-il en écrasant sa cigarette avec une lenteur calculée, la soirée sera… particulière. Des invités dont l’importance ne se mesure pas. Je compte sur ton professionnalisme absolu. Et surtout… Il marqua une pause, son regard plongeant dans le sien , sur ton silence. Aucune question. Aucune curiosité. —Je n’ai jamais été curieuse, monsieur… Marius, répondit-elle, sentant pourtant une pointe d’inquiétude percer malgré elle. Il la scruta un long moment, comme s’il cherchait à sonder les recoins de son âme, à vérifier la solidité de sa loyauté. Puis un sourire se dessina, un masque de cordialité qui n’atteignit pas ses yeux, restés froids et opaques. — Parfait. Alors prépare-toi à une longue nuit. Et… sa voix se fit plus basse, presque confidentielle , mets-toi sur ton trente-et-un. Sois irréprochable. Une légère confusion la fit froncer les sourcils, mais elle acquiesça d’un hochement de tête. Il lui était déjà arrivé de devoir adopter une tenue plus soignée pour certaines réceptions, mais il y avait dans sa voix une intonation nouvelle, une urgence sourde qui résonna en elle. Plus tard, alors qu’elle astiquait des verres à pied derrière le bar, son attention fut captée par l’arrivée furtive d’un homme en costume sombre, silhouette anguleuse qui se fondit dans l’ombre du bureau de Marius. Elle tendit l’oreille, malgré elle, et des bribes de phrases, chuchotées et coupantes, lui parvinrent : « …arrivera à vingt-et-une heures pile… » « …la sécurité est doublée aux entrées… » « …surtout, pas de vagues. C’est compris ? » Elara détourna immédiatement les yeux, le cœur battant soudain à coups précipités contre ses côtes. Elle reconnaissait ce langage, ce ton qui ne souffrait aucune réplique. Cela dépassait de très loin l’organisation d’un simple dîner. À 18 heures précises, elle regagna en hâte son appartement. Face à son armoire spartiate, ses doigts parcoururent les étoffes avant de se poser sur une robe noire, simple et droite, aux bretelles fines, qui moulait discrètement sa silhouette et tombait avec une élégante sobriété juste au-dessus du genou. Elle sculpta ses cheveux en un chignon strict, d’où s’échappaient quelques mèches rebelles, et accrocha à ses lobes ses seules boucles d’oreilles, de modestes cercles d’argent qui scintillent faiblement dans la pénombre. De retour au Velours Pourpre, l’atmosphère avait basculé. La lumière était maintenant tamisée, dorée, créant des poches d’intimité et d’ombre. Les tables du fond, isolées telles une scène, étaient recouvertes de nappes d’un blanc éclatant et agrémentées de compositions florales rares, dont le parfum envoûtant et sucré flottait lourdement dans l’air. Une tension palpable, presque électrique, serrait la gorge. Les autres serveurs se déplaçaient avec une raideur nerveuse, et les conversations n’étaient plus que des murmures étouffés. Marius l’attrapa par le bras alors qu’elle passait près de lui, sa prise ferme mais dissimulée. —Elara, un dernier rappel, chuchote a-t-il, son haleine chaude près de son oreille. Tu es uniquement sur les tables du fond. Silence, discrétion, invisibilité. Pas un mot de trop, pas un regard appuyé, pas un geste inutile. C’est clair ? —C’est clair, murmura a-t-elle, un frisson lui parcourant l’échine. Elle ignorait encore, en ajustant nerveusement le bord de sa robe, que dans quelques heures à peine, un homme franchirait le seuil du Velours Pourpre. Elle ignorait que son regard, croisant le sien par hasard, serait l'étincelle qui mettrait le feu à toutes les certitudes de sa vie. Cette soirée, dont l'air était déjà si lourd de menaces, marquerait le début d'une chute vertigineuse dans un jeu bien plus dangereux, un piège de velours et d'acier dont elle ne pourrait plus s'échapper.• ஜ • ❈ • ஜ • La décision était prise. Pas sous l’impulsion d’un coup de tête, non. C’était venu lentement, comme une brûlure qu’on finit par ne plus pouvoir ignorer. Guy Marchand n’avait pas dormi depuis trois nuits. De sa tour de verre, il regardait la ville s’étendre jusqu’à l’horizon, noyée dans une brume grise. Son empire, son œuvre. Et maintenant, son fardeau. Il allait tout séparer. Couper net entre ce qui pouvait survivre à la lumière et ce qui devait rester enfoui à jamais. Les parfumeries de luxe, les investissements propres, tout ce qui brillait d’une apparente respectabilité d’un côté. Et de l’autre, les ramifications sombres, les circuits illégaux, les dettes et les deals scellés dans des sous-sols humides. Ce qu’il appelait dans sa tête le “grand nettoyage” ressemblait davantage à une amputation. Il savait qu’il allait perdre beaucoup des millions, des appuis, des années d’influence. Et surtout, il allait se faire des ennemis. Les actionnaires ne supporteraient pas
• ஜ • ❈ • ஜ •Le trajet jusqu’au pied de la tour de Guy Marchand fut un brouillard. Elara marchait, poussée par une force qui semblait émaner des profondeurs de son être, une résolution née des cendres de sa peur et alimentée par les mots francs de Chloé. Chaque pas sur le trottoir froid résonnait comme un battement de cœur précipité. Elle avait répété les mots dans sa tête, une déclaration, un ultimatum, une prière. Elle était prête. Elle allait lui dire qu’elle l’aimait, mais qu’elle ne pouvait plus vivre dans l’ombre. Qu’il devait choisir. Elle ou son empire de ténèbres. Qu’il devait trouver un moyen, inventer un moyen, de les protéger tous les deux, vraiment, ou alors lui dire adieu pour toujours.La porte tournante en laiton et verre l’aspira. Le hall immense, avec son marbre luisant et ses murs froids, lui parut soudain hostile. L’ascenseur qui la porta vers les sommets fut une capsule silencieuse et oppressante. Elle sentit so
• ஜ • ❈ • ஜ •Une semaine. Sept jours. Cent soixante-huit heures. Une éternité, et pourtant, le temps semblait s'être figé dans l'ambre de leur douleur. Pour Guy, chaque jour était une réplique parfaite du précédent : un lever difficile, un combat perdu d'avance contre les souvenirs, une journée passée à diriger un empire fantôme, et une nuit à affronter le silence assourdissant de son penthouse. Il avait annulé toutes ses réunions en présentiel, dirigeant ses affaires depuis son bureau, terrifié à l'idée de croiser Elara par hasard dans la rue. Son amour pour elle était devenu une forteresse dans laquelle il s'était lui-même emprisonné.Au Velours Pourpre, Elara était devenue un spectre encore plus effrayant. Son efficacité était devenue mécanique, son sourire un rictus figé. Elle ne parlait plus, sauf pour le service. Elle mangeait à peine, repoussant les plats que Marius lui préparait avec une inquiétude grandissante. La nui
• ஜ • ❈ • ஜ • Le jour se leva sur la ville comme une lame froide, grise et indifférente. Pour Guy Marchand, il n'y avait plus de nuance entre le jour et la nuit, seulement des variations d'une même douleur sourde. Son penthouse, autrefois symbole de son pouvoir, n'était plus qu'une cage dorée où chaque objet, chaque silence, criait le nom d'Elara. Il avait pris une décision. La seule qui ait du sens, la seule qui soit digne de l'amour qu'il lui portait : il devait la laisser partir. Respecter son choix. C'était la meilleure solution, la seule solution. Une vérité logique, implacable, qu'il se répétait comme un mantra dans le vide de son crâne. Ce matin-là, il se leva avec une détermination de fer. Il irait au bureau. Il se plongerait dans les dossiers, les chiffres, les stratégies. Il reconstruirait, non pas un empire, mais une existence qui ne dépende pas d'elle. Il devait apprendre à vivre sans être le centre de gravité de son univers. C'était un défi plus grand que n'importe
• ஜ • ❈ • ஜ •La cloche au-dessus de la porte du Velours Pourpre tinta d'un son étrangement doux, presque timide, quand Elara poussa la lourde porte de chêne. L'odeur familière un mélange de cire pour les meubles, de café frais et du plat du jour l'enveloppa comme une couverture usée. C'était l'odeur de l'avant. Avant Guy Marchand. Avant le penthouse, les parfums chers et l'ombre métallique de la peur.Marius était derrière le bar, en train de polir un verre à pied avec la concentration d'un moine copiste. Il leva les yeux et la vit. Il n'eut pas un geste brusque, pas une exclamation. Son visage, buriné par les années et les secrets, se fendit simplement d'une infinie tristesse. Il posa délicatement le verre et ouvrit les bras.Ce fut ce silence accueillant, cette absence de questions, qui brisa les derniers remparts en Elara. Elle se jeta contre lui, enfouissant son visage dans le tissu rassurant de son gilet, et un seul
• ஜ • ❈ • ஜ • Le trajet jusqu'au commissariat s'était déroulé dans un vacarme étouffé. Les sirènes hurlantes semblaient lointaines à Guy Marchand, noyées par le tumulte dans sa tête. Les menottes lui sciaient les poignets, mais la douleur était une note distante comparée à l'agonie de son âme. Elara. Le dernier regard qu'elle lui avait lancé, un mélange de terreur, de soulagement et de quelque chose de brisé, lui brûlait la rétine. Dans la souricière grise et puante du poste, on le poussa dans une cellule de dégrisement. L'atmosphère sentait la sueur, le désinfectant et le désespoir. Il s'effondra sur le banc en ciment, enterrant son visage dans ses mains. C'était fini. Luca, son frère d'armes, l'avait livré. Son empire allait s'effondrer comme un château de cartes, et Elara... Elara était perdue pour lui. Il avait tout sacrifié pour la sauver, et en la sauvant, il l'avait précipitée dans un cauchemar dont elle ne se remettrait peut-être jamais. Il avait