Le soir s’était abattu sur Bristol, engloutissant la ville dans un voile d’obscurité piqué de milliers de lumières. Je n’avais jamais vu un marché nocturne, encore moins un aussi animé. La rumeur des voix, le claquement des sabots, l’odeur mêlée de sel, d’épices et de charbon… Tout semblait irréel, presque enivrant.
Je n’aurais jamais dû être là. Mère me croyait plongée dans la lecture au manoir. Pourtant, un besoin irrépressible de comprendre m’avait poussée à me glisser hors des murs oppressants et à suivre la pente qui menait aux docks. Sous les guirlandes de lampes à huile, les étals se pressaient, débordant de fruits exotiques, de tissus chamarrés et de caisses d’alcool aux sceaux discrets. Des hommes aux visages burinés marchandaient à voix basse, des femmes au regard vif riaient d’un air trop fort pour être vrai. Tout vibrait d’une vie brute, dangereuse, presque séduisante. Je m’arrêtai près d’un vendeur de lanternes, fascinée par les reflets dans le verre coloré. C’est alors que je le sentis : ce frisson, ce tiraillement familier, comme si un fil invisible venait d’être tendu. Je me retournai. Il était là. Noah Blackwood. Appuyé nonchalamment contre un mât, les bras croisés, il semblait absorber la scène d’un regard perçant. Sa chemise sombre, ouverte au col, laissait deviner la tension de ses muscles. Ses cheveux indisciplinés captaient la lumière des lanternes, et ses yeux verts… ces yeux, qui semblaient lire jusqu’à mes pensées, étaient fixés sur moi. — Vous n’avez rien à faire ici, murmura-t-il en s’approchant, sa voix grave couvrant à peine le tumulte du marché. Je restai muette, mon cœur battant si fort que j’avais peur qu’il l’entende. — Je… je voulais seulement voir la ville, balbutiai-je. Un sourire ironique effleura ses lèvres. — La ville ? Ici, ce ne sont pas les salons où vous jouez à être quelqu’un d’autre. Vous n’êtes pas à votre place. Je relevai le menton, piquée au vif par son ton. — Et vous ? Vous vous permettez de décider où je peux aller ? Ses yeux se plissèrent légèrement, une lueur d’amusement mêlée à un avertissement. — Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas un endroit pour les gens de votre monde. Un pas de travers, et vous pourriez y laisser plus qu’un jupon déchiré. Je soutins son regard, refusant de reculer. — Peut-être que je ne veux plus de ce monde, lâchai-je sans réfléchir. Ses sourcils se haussèrent, surpris. — Faites attention à ce que vous souhaitez, dit-il doucement. Les gens comme moi… nous ne revenons pas en arrière. Un silence tendu s’installa, seulement troublé par les cris des marchands et le cliquetis des chaînes au loin. — Pourquoi m’avez-vous sauvée ? demandai-je enfin, ma voix à peine plus qu’un souffle. Il détourna légèrement la tête, ses mâchoires se contractant. — Parce que je n’avais pas envie de voir une fille comme vous écrasée sous une calèche. Pas aujourd’hui. — Alors demain, vous m’auriez laissée ? Un éclat de rire sec franchit ses lèvres, sans joie. — Vous avez du cran. Mais vous devriez rentrer, avant que quelqu’un d’autre ne remarque votre présence. Je fis un pas vers lui, défiant la distance qu’il semblait vouloir imposer. — Et si je ne veux pas ? Ses yeux s’assombrirent, une ombre fugace passant sur son visage. — Alors vous ne savez pas encore dans quoi vous vous engagez. Je m’apprêtais à répondre lorsque des éclats de voix éclatèrent à quelques mètres de nous. Deux hommes, visiblement ivres, se disputaient violemment autour d’une caisse de marchandises. Le ton monta rapidement, des insultes fusèrent, et l’un d’eux dégaina un couteau, brillant sous la lueur vacillante des lanternes. Je sursautai, reculant instinctivement, mais Noah posa une main ferme sur mon bras. — Ne bougez pas, ordonna-t-il d’une voix basse mais tranchante. Avant que je comprenne, il s’interposa entre moi et la scène. Sa posture se transforma : le jeune homme nonchalant céda la place à une présence menaçante, prête à bondir. — Lâche ça, lança-t-il d’un ton calme mais chargé d’une autorité glaciale. L’homme au couteau se figea, hésitant, puis ricana : — Toujours à te mêler de ce qui te regarde pas, Blackwood ? Je sentis la tension se répandre comme une onde. Même les badauds alentours reculaient, évitant le regard de Noah. Lentement, le second homme murmura quelque chose à son compagnon, et, après un instant d’hésitation, tous deux s’éloignèrent, disparaissant dans le dédale des étals. Noah relâcha mon bras, son expression redevenant impassible. — C’est pour ça que je vous dis de partir. Un mot de travers ici, et tout peut dégénérer. Je tentai de retrouver mon souffle, mon cœur battant encore à tout rompre. — Vous… vous les avez fait fuir juste en leur parlant, soufflai-je. Il haussa une épaule. — C’est un endroit où la réputation vaut plus que les poings. Un silence s’étira entre nous, lourd de ce que nous n’osions pas dire. Je relevai timidement les yeux vers lui : — Et votre réputation, elle dit quoi ? Que vous êtes dangereux ? Il me dévisagea, et dans son regard passa une lueur fugace, entre amusement et amertume. — Ça dépend à qui vous demandez. Certains diront que je suis un problème. D’autres… que je suis la solution. Je souris malgré moi, un sourire fragile, vite effacé par la gravité de son expression. — Et moi, qu’est-ce que je dois croire ? Il se pencha légèrement, et je sentis son souffle effleurer ma joue. — Que vous devriez rester loin de moi, murmura-t-il. Pourtant, aucun de nous ne bougea. Le tumulte du marché nous entourait, mais dans ce cercle invisible formé par nos regards, tout semblait s’effacer. Enfin, Noah se redressa, détournant les yeux. — Rentrez chez vous, Léna. Ce n’est pas un endroit pour vous. Il s’éloigna sans un mot de plus, se fondant dans la foule comme une ombre. Je restai immobile, mon cœur encore prisonnier de cette étrange étreinte invisible, consciente d’une seule chose : plus je tentais de l’éviter, plus je me sentais irrésistiblement attirée par lui.La lune baignait les plaines d’une clarté blafarde. Le silence de la nuit ne dura pas. Bientôt, des hennissements furieux, des aboiements de chiens et le craquement sec de flammes brisant l’obscurité mirent le ranch Blackwood en alerte.Elias bondit hors de son lit, attrapant sa chemise et son fusil. Dans la cour, plusieurs hommes couraient déjà vers les enclos. L’odeur âcre de fumée lui serra la gorge : une grange avait pris feu.— À l’eau ! cria Noah en sortant, son fusil sur l’épaule. Elias, avec moi !Les chevaux, affolés, se cabraient, leurs yeux reflétant la lumière des flammes. Deux silhouettes sombres détalèrent à travers les champs, chevauchant à toute allure. Elias les reconnut aussitôt : des hommes de Monroe.Sans réfléchir, il s’élança à leur poursuite, le cœur battant, la rage dans les veines.— Elias ! hurla Noah derrière lui. Attends !Mais déjà le jeune homme enfonçait ses talons dans les flancs de son cheval. Le galop résonna dans la plaine, le vent fouettant son visa
L’aube s’étendait sur les plaines comme une plaie rougeoyante. Les chevaux des Monroe étaient encore haletants de la chasse nocturne, mais Nathan ne voyait que l’échec. Sa fille lui avait échappé. Pis encore : elle l’avait fait pour rejoindre un Blackwood.Dans le grand salon, il tourna en rond, les poings serrés. Ses hommes, tête basse, évitaient de croiser son regard.— Comment est-ce possible ? cracha-t-il. Une gamine vous file entre les doigts et lui avec ! Vous me ridiculisez sur mes propres terres !Le plus ancien des gardes osa prendre la parole.— Monsieur… ils montaient le cheval à une vitesse folle. On n’a pas pu les rattraper.Nathan s’avança brusquement, plantant son regard sombre dans celui de l’homme.— Alors il faudra leur couper les ailes. S’ils veulent galoper… je brûlerai leurs pâturages.Clara, silencieuse dans un coin, pâlit. Elle savait que son père mettait rarement des mots dans le vide.— Père, s’il te plaît, non…Il se retourna vers elle, ses yeux brillant d’un
La maison Monroe ressemblait désormais à une forteresse. Clara n’avait plus un instant seule : une domestique l’accompagnait partout, prétextant répondre à ses besoins, mais en réalité chargée de surveiller ses moindres faits et gestes. Même dans le jardin, deux hommes à cheval patrouillaient non loin, sous les ordres directs de Nathan.Pourtant, la jeune femme refusait de céder. Chaque soir, dans le silence de sa chambre, elle écrivait. Des phrases rapides, nerveuses, griffonnées sur de petits morceaux de papier qu’elle dissimulait dans l’ourlet de sa robe ou dans les plis de ses manches. Des mots simples, mais brûlants :« Elias, je ne peux pas renoncer. Si tu savais comme j’ai peur… et comme je t’attends. »Un soir, alors que la maison dormait, Clara entrouvrit discrètement la fenêtre de sa chambre. La lune éclairait faiblement les terres, et au loin, elle aperçut l’ombre d’un cavalier immobile près des bois. Son cœur bondit : Elias.Elle tira de sa manche le petit billet plié et l
Le domaine des Monroe se dressait, immense, à l’horizon. De vastes pâturages s’étendaient jusqu’à perte de vue, bordés de clôtures solides et surveillés par des ouvriers qui, à cheval, patrouillaient comme des sentinelles. Rien n’était laissé au hasard sur ces terres. Nathan Monroe, le patriarche, exigeait discipline et contrôle, comme un général à la tête de son armée.Clara franchit la lourde porte de la demeure familiale, son manteau serré autour de ses épaules. La journée passée auprès d’Elias résonnait encore dans son cœur : ses mots, ses regards, l’intensité de leurs échanges… Elle savait qu’elle jouait avec le feu, mais ce feu-là lui donnait enfin la sensation d’exister.Elle n’eut pas le temps de gravir les marches du grand escalier que la voix grave et autoritaire de son père résonna dans le hall.— Clara.Elle se figea. Nathan Monroe descendait lentement les marches, ses bottes frappant le bois avec régularité. Sa haute stature imposait le respect, et son regard sombre brûla
Le dîner chez les Blackwood avait une atmosphère inhabituelle. La grande salle, habituellement emplie de conversations animées et de rires étouffés, semblait ce soir pesante.Noah, assis en bout de table, observait son fils avec une attention aiguë. Elias évitait son regard, concentré sur son assiette, mais chaque muscle de son visage trahissait une nervosité qu’il ne parvenait pas à cacher.Léna brisa le silence la première :— Tu as passé la journée dehors, Elias ? On ne t’a presque pas vu.Il leva les yeux vers elle, un peu trop vite.— Oui. J’ai vérifié les clôtures près de la rivière.Noah fronça les sourcils.— Les clôtures de la rivière ? Voilà qui est étrange… Hier encore elles étaient en parfait état.Elias serra la mâchoire. Il savait que son père flairait déjà la vérité.— J’aime m’assurer par moi-même. Rien de mal à ça, non ?Noah posa lentement sa fourchette, puis s’inclina vers lui.— Et as-tu croisé quelqu’un ?Léna lança un regard inquiet à son mari. Elle savait reconn
Le dîner avait commencé dans un silence tendu. Léna observait son fils depuis l’autre bout de la longue table en bois massif. Elias avait ce regard sombre qu’elle connaissait par cœur, celui qu’il avait hérité de Noah : concentré, fermé, comme s’il ruminait quelque chose qu’il refusait de partager.Noah, lui, tranchait la viande avec précision.— Tu étais sur la clôture nord aujourd’hui, dit-il sans lever les yeux.Elias posa lentement sa fourchette.— Oui.— Et ? demanda Noah, la voix plus froide qu’un matin de gel.— Et rien. La clôture tient.Noah releva enfin la tête.— On m’a dit que tu avais parlé à quelqu’un.Léna sentit ses épaules se raidir.— Qui ? fit-elle doucement, mais elle connaissait déjà la réponse.Elias hésita une seconde de trop.— La fille Monroe.La fourchette de Noah heurta l’assiette avec un bruit sec.— Tu plaisantes ?Elias soutint son regard.— Non. Elle était sur la rive opposée. On a échangé quelques mots, c’est tout.— "C’est tout" ? répéta Noah, les mâch