Le lendemain, un voile gris recouvrait Bristol. La pluie tombait fine, dessinant des rigoles sombres sur les pavés. Depuis ma fenêtre, je fixais les docks, devinant à peine les silhouettes des bateaux noyées dans la brume. Mes doigts caressaient machinalement le carreau froid.
J’aurais dû rester au manoir, mais quelque chose m’y arrachait, un fil invisible qui me tirait vers ces quais. J’enfilai une cape, rabattis la capuche et quittai la demeure sans prévenir. La ville, sous la pluie, semblait différente : les rues sentaient le sel et la suie, le marché du soir était remplacé par une agitation fébrile d’ouvriers chargeant et déchargeant des caisses. J’arpentai les docks jusqu’à apercevoir une silhouette familière. Noah se tenait sur la passerelle d’un navire, donnant des ordres à deux hommes. Ses vêtements étaient trempés, collant à sa peau, révélant la tension de ses muscles. Quand il se retourna et m’aperçut, ses yeux verts se figèrent. — Vous… encore vous, lança-t-il, sa voix éraillée couvrant le bruit de la pluie. Je resserrai ma cape autour de moi. — Je voulais… vous parler. Un sourire ironique se dessina sur ses lèvres. — Et si je vous dis que je n’ai rien à vous dire ? Je fis un pas en avant, défiant son ton. — Alors laissez-moi parler, moi. Il soupira, puis fit signe à ses hommes de s’éloigner. Lorsqu’il descendit de la passerelle, je réalisai à quel point il était proche. La pluie perlait sur ses cheveux, glissant le long de sa mâchoire. — Pourquoi vous acharnez-vous à venir ici ? demanda-t-il. Vous savez que votre monde et le mien ne se croisent pas. — Peut-être que j’en ai assez de mon monde, répliquai-je. Son regard se durcit, mais une lueur fugace passa dans ses yeux : une curiosité mêlée de lassitude. — Vous croyez savoir ce que c’est, la vie ici ? Des journées à charger des cargaisons, des nuits à se battre pour un morceau de pain ? Vous, vous avez grandi dans la soie. Moi, j’ai grandi dans la boue. Je déglutis, incapable de soutenir son regard. — Alors pourquoi me sauver ? Il détourna la tête, un sourire amer étirant ses lèvres. — Parce que je ne supporte pas de voir quelqu’un mourir alors que je peux l’empêcher. Ça n’a rien à voir avec vous. Je fis un pas encore plus proche. — Je ne vous crois pas. Nos regards se croisèrent, une tension électrique emplissant l’espace entre nous. — Vous devriez, répliqua-t-il d’une voix basse. Parce que je n’ai rien à vous offrir. Rien… sauf des ennuis. Un silence lourd s’installa. La pluie tombait toujours, glaciale, mais je n’en ressentais rien. — Et si je vous disais que je préfère les ennuis à une vie sans choix ? Ses yeux se plissèrent, cherchant à déceler le mensonge dans mes mots. Puis il secoua la tête, une ombre de sourire sur les lèvres. — Vous êtes plus têtue que je le pensais. Il fit un pas en arrière, reprenant le masque froid qui le protégeait du monde. — Rentrez chez vous, Léna. Vous ne savez pas dans quoi vous vous engagez. Mais cette fois, je savais que je ne reculerais pas.Sept ans plus tardÉté 1882 – Côte de CornouaillesLes vagues venaient mourir sur le sable en une rumeur apaisante, presque hypnotique. Les rochers couleur d’ambre, polis par le vent et l’eau, semblaient éternels. Le jardin du cottage était fleuri, débordant de pivoines, de roses blanches et de lavandes. Au loin, une silhouette dessinait des arabesques sur une toile, son chevalet posé face à l’horizon.Léna peignait.Elle avait grandi, mûri, mais ses yeux gardaient cette lueur indomptable, cette même étincelle qu’elle avait le jour où elle avait quitté Bristol, les cheveux en bataille et le cœur battant.Noah sortit de la maison avec leur fils dans les bras — un petit garçon de cinq ans, aux boucles sombres et aux yeux clairs.— Il a encore chipé mon carnet de croquis, dit-il en souriant.— Il tient de son père, répondit-elle sans lever les yeux de sa toile.Noah s’approcha, déposa un baiser sur son cou.— Ou de sa mère. L’artiste du siècle.— Tu flattes trop, Blackwood.— Toujours. C
Le silence dans la maison était devenu assourdissant.Depuis la visite de l’inconnu, Noah ne parlait plus. Il passait ses soirées à tailler du bois à mains nues, le regard perdu vers les montagnes. Son visage avait retrouvé cette dureté qu’il portait au début. Moi, je me battais contre l’angoisse qui me rongeait, mais je ne posais pas de questions. Je savais que s’il gardait le silence, c’était pour me protéger.Mais ce soir-là, alors que le feu crépitait et que la pluie tambourinait sur les carreaux, il s’assit face à moi, et parla.— Il s’appelle Ezra. C’est… un ancien compagnon d’arme. Du temps où j’étais encore soldat.Je relevai la tête brusquement.— Soldat ? Tu ne m’as jamais parlé de ça.— Parce que je ne voulais pas que tu voies ce que j’étais, Léna. Ce que j’ai fait.Il prit une longue inspiration, le regard fuyant.— J’étais dans un régiment chargé de missions spéciales. Des exécutions, des pressions… des silences bien payés. On appelait ça la justice officieuse. Et Ezra ét
Les montagnes étaient désormais derrière eux, silhouettes brumeuses figées à l’horizon. Ils avaient franchi la frontière. Un monde nouveau s’ouvrait devant eux — moins exigeant, plus sauvage, mais surtout… libre.Le village de Grafton, niché dans une vallée verdoyante, n’était qu’un hameau de pierres grises et de toits en ardoise. Les habitants y étaient simples, travailleurs, méfiants mais pas hostiles. Et surtout, personne ne connaissait leurs noms.—— Nous pourrions dire que nous sommes frère et sœur, proposai-je un matin en lavant du linge près du ruisseau. Ce serait plus simple.Noah fronça les sourcils, adossé à un tronc.— Je te regarde une seconde de trop et tout le monde devinera le contraire.— Alors nous serons… mari et femme ? suggérai-je, plus audacieusement.Il esquissa un sourire.— Tu veux m’épouser pour survivre ?— Je veux survivre pour pouvoir un jour t’épouser, répondis-je.Son regard se posa dans le mien. Il ne répondit pas. Il se leva simplement, s’approcha de m
Les jours avaient filé comme des éclats de lumière entre les doigts. Depuis l’affrontement, la cabane n’était plus un abri mais un souvenir brûlant. La mort de Garrick avait libéré Noah, mais elle avait scellé leur destin à tous deux : ils devaient fuir, quitter ce monde qui ne les accepterait jamais ensemble.Les routes étaient boueuses, les forêts épaisses, les villages hostiles. Le XIXᵉ siècle n’accordait pas de pardon aux femmes qui aimaient les mauvais hommes. Et encore moins aux hommes qui traînaient un passé sanglant.Mais ils avançaient. Côté à côte.---Noah boitait légèrement, une main posée contre son flanc bandé. La plaie guérissait lentement, mais il refusait d’admettre la douleur.— Tu pourrais te reposer un peu, murmurai-je alors que nous approchions d’un relais de poste abandonné.— Et te laisser porter mon sac toute seule ? Tu rêves.— Je suis forte, tu sais. Tu ne m’as pas vue la nuit où je t’ai sauvé ?Il sourit, faiblement.— Tu étais magnifique… et terrifiante.Le
Le calme était revenu, mais ce n’était qu’un mensonge. Un calme chargé d’électricité. Comme l’œil du cyclone.Noah observait la lisière des arbres, accroupi derrière un tronc, son fusil posé sur ses genoux. J’étais à quelques mètres de lui, cachée derrière un vieux muret de pierre. Le piège qu’il avait tendu – un câble relié à une planche cloutée – attendait, silencieux, prêt à se refermer.— Souviens-toi, m’avait-il dit. Ne tire que si tu n’as pas le choix. Tu vises la poitrine. Ou la jambe si tu veux juste les ralentir. Mais tu ne trembles pas, Léna. Pas maintenant.Je n’avais pas tremblé. Pas quand il m’avait mis une arme dans les mains. Pas quand il m’avait embrassée, la veille. Pas même maintenant, alors que je savais qu’ils arrivaient.Je n’avais plus peur. J’étais une autre.Et ils vinrent.—Ils surgirent des bois sans un bruit, comme des ombres qui savaient tuer. Trois, puis quatre… puis six. Tous armés. Tous dirigés par Garrick, sa machette au poing, son manteau noir agité p
Nous marchâmes longtemps dans la forêt détrempée, sans parler. Le silence n’était brisé que par les bruissements de la pluie dans les feuillages, les branches qui fouettaient nos vêtements, nos souffles courts.Noah ne me lâchait pas la main. Il avançait vite, mais jamais trop pour me laisser derrière. À travers l’obscurité humide, il traçait une direction invisible que je ne comprenais pas, mais que je suivais, aveuglément.— Encore un peu, murmura-t-il en me jetant un regard rapide. On y est presque.J’hochai la tête, même si mes jambes hurlaient d’épuisement.Une vingtaine de minutes plus tard, la forêt s’éclaircit. Entre deux troncs noueux, une vieille cabane apparut, bancale, presque invisible sous les ronces et la mousse.— Elle appartenait à un ancien braconnier que je connaissais, expliqua Noah. Personne ne la cherche. Elle est parfaite.Il enfonça la porte d’un coup d’épaule et me fit entrer. L’intérieur sentait le bois humide et la poussière, mais il y avait un lit de fortun