MasukLe lendemain matin, j’arrive au bureau avec un seul objectif :
ne surtout pas penser à Gabriel Delaunay. Évidemment, c’est la première chose que je fais en ouvrant les yeux. Et la deuxième. Et la troisième. Je me suis retournée dans mon lit une bonne partie de la nuit, l’esprit parasité par ses phrases, son ton, son assurance, ce sourire… bon sang, même sa façon de respirer a l’air calculée. En arrivant au bureau, Mathilde me tombe dessus comme une journaliste people en manque de scoop. — Alors ? Il est comment ? Comment il parle ? Comment il te regarde ? Comment il— — Mathilde. — D’accord. Résume en un seul mot. Je souffle. — Intense. Elle ouvre grands les yeux, ravie. — Oh, j’adore. Ça sonne dangereux, mais genre dangereusement sexy. — Non. Je ne veux pas que ce mot soit associé à lui dans mon cerveau. Même si… il l’est déjà. Je pose mes affaires, tente de me concentrer sur mes notes. Mission impossible. Vers dix heures, je reçois un mail. Pas un mail général, pas un mail professionnel impersonnel… Non. Un mail de lui. Objet : Étape 1 — Discussion stratégique Corps du message : Léa, Vous passez trop vite sur l’humain. Vous le comprenez, mais vous ne le poussez pas assez loin. On en parle à 11h ? — Gabriel J’ai envie d’écrire : « Je pousse l’humain très bien, merci. » Puis je réalise que ce serait un sous-entendu, et que j’ai dit que je n’en ferais pas. MERCI, cerveau. Je réponds simplement : D’accord. 11h. À 10h59, je suis déjà dans la salle de réunion. Je me déteste un peu pour ça. À 11h00 pile, il entre. Évidemment. Comme si la ponctualité devenait sexy quand c’est lui. — Léa, dit-il en s’asseyant. Il prononce encore mon prénom comme s’il s’agissait d’une phrase complète. — Gabriel. Je déteste à quel point ce prénom sort trop facilement de ma bouche. Il pose ses notes, croise ses mains, me regarde. — Vous avez réfléchi à ce qu’on s’est dit hier ? Je déglutis. J’ai réfléchi, oui. Beaucoup trop. — Oui, dis-je. Et je pense que vous me surestimez. — Je pense que vous vous sous-estimez, corrige-t-il aussitôt. Je n’ai pas de répartie pour ça. Il me prend de court. Encore. — Votre angle est bon, poursuit-il. Mais vous n’osez pas aller jusqu’au bout. Vous mettez une barrière devant votre propre audace. Je serre les dents. — Je n’ai pas peur d’oser. — Alors prouvez-le. C’est fou comme deux mots anodins peuvent déclencher un ouragan. Je sens ma colonne vertébrale se redresser toute seule. — Très bien. Je croise les bras. — Donnez-moi une limite, un cadre, un élément non négociable, et je vous propose quelque chose d’audacieux. Il sourit. Un sourire lent, presque carnivore. — Je ne veux pas vous donner de limite. Il penche légèrement la tête. — Je veux que vous décidiez de la briser. Je lève les yeux au ciel. — Vous adorez provoquer, n’est-ce pas ? — J’adore révéler les vérités que les gens cachent, dit-il très calmement. C’est différent. Je reste silencieuse un instant. — Très bien. Et vous, quelles vérités vous cachez ? Il ne répond pas. Il me regarde, longuement. Et je comprends que je viens d’effleurer quelque chose de plus profond que je ne l’imaginais. Il finit par répondre : — Les miennes n’ont pas d’impact sur notre collaboration. Les vôtres, si. Je cligne des yeux. — Je vous assure que je suis parfaitement capable de rester professionnelle. — Ce n’est pas ce que je remets en question. — Alors quoi ? Il s’appuie légèrement en arrière. — C’est votre façon de vouloir avoir le contrôle. Une pause. — Vous paniquez quand vous ne l’avez plus. Je sens ma poitrine se serrer. C’est tellement vrai que ça me met en colère. — Je ne panique pas, dis-je froidement. — Vous êtes en train de le faire. Je serre les dents. — Non. — Si. — Non. — Léa. Mon prénom descend dans l’air comme une caresse dangereuse. Je me redresse involontairement. — Ce que je veux dire, reprend-il avec douceur, c’est que vous êtes brillante quand vous lâchez prise. Et je ne parle que de votre travail. Je détourne le regard. Je sens mes joues s’échauffer. C’est agaçant. Très agaçant. — Et si on parlait du projet plutôt que de ma psychologie ? Il sourit. Encore. — Très bien. Proposez. Je respire. Je reprends mes notes. — Je veux partir d’un portrait. Une personne réelle. Pas une fiction. Un utilisateur de vos outils, pas un acteur. Quelqu’un qui raconte vraiment ce que ça lui a apporté… mais raconté de l’intérieur, pas mis en scène. Un vrai changement, pas un changement marketing. Il semble réfléchir, puis le sourire disparaît. Il devient sérieux. Concentré. — C’est une excellente idée. Une vague de soulagement me traverse. — Mais ce n’est pas suffisant, ajoute-t-il. … évidemment. — Il faut un angle plus fort. Plus cru. Plus… Il cherche le mot. — Authentique. Je note. Puis je le regarde. — Gabriel… Je marque un temps. — À un moment donné, il va falloir que vous arrêtiez de me dire que rien n’est suffisant. Il relève les yeux vers moi, surpris par mon audace. J’ai presque envie de reprendre ma phrase, mais trop tard. — Je ne dis pas que ce n’est pas suffisant, répond-il doucement. — Je dis que vous pouvez faire mieux. Je n’ai rien à répondre. On se fixe pendant une seconde qui semble s’étirer. Finalement, il se lève. — On avance bien. Il remet sa veste. — Vous ne vous en rendez pas compte, mais vous venez de poser la base du concept final. Je me fige. — Pardon ? Vraiment ? Il sourit. — Vraiment. Je ressors de la salle de réunion complètement désorientée, le cœur un peu trop rapide, la tête un peu trop pleine, l’ego légèrement bousculé. Je sais une chose : Je voulais éviter le jeu. Il vient de me mettre dedans sans même que je m’en rende compte. Et le pire ? Je crois que je commence à aimer ça. En sortant de la salle, je m’appuie contre le mur l’espace d’une seconde. Juste une seconde. Pour respirer. Pour remettre de l’ordre dans mes neurones, même si je soupçonne que c’est une cause perdue. Je sens encore l’écho de son regard dans ma nuque, comme s’il m’avait laissée avec une injonction silencieuse : « Continue, je te regarde. » Je déteste cette sensation. Et j’adore ça encore plus. Et ça, c’est problématique. — Alors ?! Je sursaute. Mathilde est apparue comme un ninja en chaussettes. — Alors quoi ? dis-je, faussement innocente. Elle plisse les yeux. — Ne me mens pas. Je te connais. Elle pointe son doigt vers ma poitrine. — Tu as ce regard. — Quel regard ? — Celui de quelqu’un qui a frôlé une haute tension émotionnelle et qui fait semblant que non. Je passe une main dans mes cheveux. — Mathilde… ce type est— — Comment dire… canon ? électrisant ? intimidant ? agaçant ? tout ça à la fois ? Je ferme les yeux. — Oui. Exactement ça. Elle sourit, victorieuse, exactement comme si elle venait de gagner un pari. — Et… il t’a dit quoi cette fois ? — Qu’il aime bien mes idées mais qu’il faut que j’aille plus loin. Je l’imite avec une voix faussement grave. « Vous pouvez faire mieux, Léa… vous cachez votre audace, Léa… vous paniquez quand vous perdez le contrôle, Léa. » Mathilde frissonne. — Oh mon dieu. C’est pas un client, c’est un cocktail de danger émotionnel servi dans un verre en cristal. — Tu peux reformuler ça sans que ça sonne comme un avertissement sexuel ? — Non. Parce que c’en est un. Je souffle. Je veux être rationnelle. Je veux être froide. Je veux être professionnelle. Et je finis par dire : — Il va me rendre folle. Mathilde me tapote l’épaule. — Oui, mais… ce sera intéressant. Je n’ai même pas le temps de répondre qu’un nouveau mail arrive. Objet : Laissez-vous aller — Partie 2 Je sens mon estomac faire un salto. Mathilde, bien sûr, lit par-dessus mon épaule. — OH. MON. DIEU. Ouvre-le. Ouvre-le ! Vite ! Je clique. Le contenu s’affiche : Léa, Envoyez-moi une version exploratoire de votre idée. Pas la version sage. Pas la version que vous présenteriez à votre directeur. La version que vous n’oseriez pas montrer. 14h ? — Gabriel Mathilde me fixe, la bouche ouverte, comme devant une scène de film interdit au moins de 16 ans. — Ça, dit-elle, c’est la manière corporate de dire : « Je veux voir ce que tu caches vraiment. » — C’est pas ça qu’il dit. Elle croise les bras. — Bien sûr que si. Je ferme mon ordinateur violemment. Trop violemment. Je me fais mal au doigt. Très mature. — Je vais écrire quelque chose de pro. — Oui, oui, oui, dit-elle d’un ton faussement conciliant. — Et moi je suis la reine d’Angleterre. Je passe les deux heures suivantes à rédiger. Ou plutôt… à essayer. Parce qu’à chaque fois que je veux écrire quelque chose d’audacieux, j’entends sa voix dans ma tête. « Vous cachez votre audace. » « Vous paniquez quand vous ne contrôlez plus. » « Je veux la version que vous n’oseriez pas montrer. » C’est insupportable. Et ça fonctionne. Je finis par écrire une proposition tellement brute, tellement vraie, tellement personnelle dans son angle que j’en ai presque peur. Ça me ressemble beaucoup trop. Je n’aime pas montrer ce qui me ressemble. Professionnellement, je suis une forteresse. Et là, j’ai laissé une fenêtre ouverte. Je regarde le document, le curseur qui clignote à la fin. J’ai la sensation de me tenir au bord d’un précipice. Il est 13h58. Je respire. 13h59. Je clique sur « Envoyer ». Un frisson me traverse. Pas d’adoucissement. Pas de version raisonnable. Pas de masque. C’est moi. Vraiment moi. Je regrette instantanément. À 14h00 pile, ma messagerie fait ding. Un message de lui. Je clique. Et je lis : C’est exactement ce que j’attendais. Enfin. Et mon cœur fait quelque chose de ridicule. Une petite vrille. Une pirouette émotionnelle interdite. Puis un deuxième message apparaît. Instantané. Je veux vous voir. Salle 7. Maintenant. Ma respiration s’arrête. Mathilde me regarde, paniquée/excitée. — Qu’est-ce que tu vas faire ?! Je suis déjà en train de me lever. Je réponds : — Je ne sais pas. Mais mon corps, lui, a déjà décidé. Je marche vers la salle 7. Mes pas sont rapides. Ma gorge est serrée. Mon cœur bat à l’envers. Je vais le voir. Je vais voir ce que cette audace-là déclenche chez lui. Et ce que sa réaction déclenche chez moi. Et je sens qu’à partir de maintenant… Le jeu change. Pour de bon.Je termine ma journée plus tôt que prévu.Mon chef m’a félicitée, les yeux brillants.— Léa, c’est un excellent travail. Je suis fier de vous.Je souris, mécaniquement. Je le remercie. Je ne ressens rien.Tout en moi est tendu ailleurs, vers quelqu’un d’autre.Avant qu’il ne me pose trop de questions, je lâche :— J’aimerais poser mes vacances.— Tout de suite ?— Oui. Trois semaines.Il me regarde un instant, perplexe, mais il ne discute pas.— Accordé. Prenez soin de vous.J’aurais voulu lui répondre.J’aurais voulu être capable de sourire.Mais je ne suis plus vraiment là.Je quitte le bâtiment, et la pluie me cueille presque immédiatement, froide, insistante.Je ne prends pas mon parapluie.Je veux sentir quelque chose.Je veux que la pluie frappe assez fort pour me rappeler que je suis vivante.Mes pas m’entraînent sans que j’y réfléchisse.Je marche longtemps.Je respire mal.Mon cœur bat trop vite.Et soudain, je m’arrête.Devant moi :L’hôpital où Gabriel est suivi.Je ne me s
Quatre semaines. Quatre longues semaines.C’est fou comme le temps peut à la fois courir et se figer.Quatre semaines depuis que j’ai coupé les ponts.Quatre semaines sans son regard, sans sa voix, sans sa présence brûlante qui semblait remplir la pièce avant même qu’il n’entre.Quatre semaines de silence. De vide. De routine.Mes journées sont redevenues normales.Métro, boulot, dodo.Des journées sans surprise, sans tension, sans danger. Des journées que je croyais vouloir.Personne ne parle plus de lui au bureau.Plus de rumeurs. Plus de messages.Plus de tension flottante autour de son nom.Comme si Gabriel avait glissé hors de notre monde.Mais il est toujours là, quelque part.Je le sais, parce que le contrat avec sa société n’a pas été rompu.Une partie de moi en a été soulagée, une autre déçue – celle qui espérait une vraie coupure nette, pour pouvoir guérir.Chaque matin, je viens, je travaille.J’essaie de ne plus penser à lui.Et parfois, le soir, quand je m’endors, son reg
Je marche vite.Trop vite.Comme si courir pouvait m’empêcher de penser.Comme si le vent, le bruit de la rue, les klaxons, les pas des passants pouvaient recouvrir la voix de Marielle qui tourne encore dans ma tête.« Gabriel est marié. »« Gabriel ne fait rien sans raison. »« Il vous choisit. Il brise. »« Je ne le souhaite à personne. »Les phrases me martèlent le crâne comme des coups de poing.Je ne sais même plus où je vais.Je ne vois plus rien autour de moi.Je passe un carrefour sans regarder, frôlée par une voiture.Je n’entends même pas le klaxon.J’ai besoin d’air.J’ai besoin de distance.J’ai besoin de sortir de ce cercle qui tourne autour de Gabriel comme s’il absorbait tout.Je reviens au bureau par une entrée secondaire, les jambes tremblantes, et je me dirige directement vers mon open space.Je ne veux pas repasser par son bureau.Je ne veux pas risquer de le croiser.Je ne veux pas sentir son regard sur moi, pas maintenant.Mais évidemment, dès que j’entre dans l’é
Le téléphone de Gabriel vibre.Juste une vibration.Une seule.Un son banal, presque insignifiant.Mais l’effet sur lui…c’est un séisme.Je le vois se figer, comme si le sol se dérobait sous ses pieds.Ses yeux glissent sur l’écran.En une fraction de seconde, le sang quitte son visage.Il pâlit, littéralement.Je n’ai jamais vu ça.Même dans nos moments les plus tendus, les plus brûlants, Gabriel ne perd jamais sa contenance.Là…c’est différent.C’est brutal.Comme si quelqu’un venait de lui arracher le souffle.— Gabriel ? murmuré-je.Il ne répond pas.Il ne lève même pas les yeux vers moi.Il ne voit plus rien autour de lui.Il est ailleurs.Très loin.Plongé dans un vide que je ne comprends pas.Il serre son téléphone, dur, trop fort, comme s’il avait besoin d’un point d’ancrage pour ne pas s’écrouler.Je n’insiste pas.Je sens que quelque chose vient de changer.Quelque chose de grave.Quelque chose qui n’a rien à voir avec moi…et pourtant tout à voir.Je recule d’un pas.Il n
Son souffle glisse contre ma bouche.Je sens sa chaleur, son hésitation, sa chute imminente.Nous sommes suspendus dans un espace minuscule, fragile, dangereux.Un demi-centimètre. Une seconde. Un choix.Et c’est à ce moment précis —celui où tout aurait pu basculer —que la porte s’ouvre.Brutalement.Gabriel se fige comme si on venait de l’asperger d’eau glacée.Son visage change en un éclair. Il recule d’un pas sec, presque coupant.Je sens mes poumons brûler. Je n’arrive plus à respirer.L’air se fracasse entre nous.Et puis je la vois.Elle.Une femme magnifique, élégante, tenace.Le genre de beauté qui ne se contente pas d’être vue : elle s’impose.Sculpturale, habillée d’un manteau long, sombre, luxueux, comme sortie d’un magazine.Ses cheveux doux et brillants tombent sur ses épaules avec cette perfection qui ne doit rien au hasard.Ses yeux glissent sur Gabriel.Puis sur moi.Et en une fraction de seconde, elle comprend quelque chose.Pas ce qui se passait — elle n’a pas eu l
Je reste devant lui, incapable de bouger.On dirait que l’air s’est épaissi autour de nous, comme si la pièce retenait son souffle autant que moi.Ses yeux plongent dans les miens, cherchant… je ne sais quoi.Une raison de résister peut-être.Ou une excuse pour ne plus le faire.— Gabriel… murmuré-je sans m’en rendre compte.Son prénom glisse entre mes lèvres comme s’il avait toujours été là, juste en attente d’être prononcé.Il frissonne.Est-ce que j’hallucine ou est-ce qu’il a vraiment frissonné ?Il ferme les yeux une seconde, très lentement, comme un homme au bord d’un précipice.Quand il les ouvre, je vois une faille.Infime.Mais réelle.— Ne dites pas mon prénom comme ça, souffle-t-il.— Comme quoi ?Sa respiration se coupe.Il avale difficilement sa salive.— Comme si vous alliez me faire perdre le contrôle.Je sens un frisson électrique me parcourir.— Peut-être que c’est déjà le cas.Il laisse échapper un souffle qui ressemble à un rire nerveux.— Vous n’imaginez pas.Il av







