LOGINCamille
Elle me tend la main. Je la serre. Sa paume est rêche, marquée par le travail et les produits chimiques. Une main qui creuse, gratte, s’exprime. La mienne, si précieuse, si protégée, semble soudain fragile et inutile.
— Tu veux voir où je crée la rage, Camille ?
Elle a dit « tu ». Et elle ne parle plus de ses tableaux. Elle parle de l’antre. Du lieu de naissance du chaos. C’est une invitation. Un point de non-retour.
Je pense à Léo. Aux saint-jacques qui vont refroidir. Au canapé beige, aux discussions sur le prochain chantier. À la vie lisse, prévisible, parfaite qui m’attend.
— Oui.
La réponse précède la pensée. Elle est là, sortie du même endroit obscur que celui qui m’a fait mentir à l’homme que j’aime.
Eléna sourit, vraiment, cette fois. Un éclair blanc dans le visage sombre.
— Suis-moi.
Elle se retourne et marche vers la sortie, sans vérifier si je la suis. Elle sait que je vais le faire. Elle sait déjà des choses sur moi que j’ignore.
Je prends une dernière inspiration, l’air de la galerie, saturé de parfums et de faux-semblants. Puis je mets un pied devant l’autre. Je la suis. Je laisse derrière moi la femme que je suis censée être, et je marche vers la déchirure.
Léo
Je la laisse refroidir, les saint-jacques. Je les mets dans une assiette, je couvre de film alimentaire, je range au frigo. Chaque geste est méthodique, un peu trop appuyé. Je fais du bruit avec la porte du lave-vaisselle, avec le tiroir des couverts. Comme si le bruit pouvait combler le silence de l’appartement.
Elle a dit « une petite heure ». Il est vingt-et-une heures quarante-cinq.
Je ne suis pas inquiet. Pas encore. C’est une autre émotion, plus sourde, qui commence à se lover au creux de mon estomac. Une prémonition froide. Je déteste l’imprévu. Je conçois des structures qui résistent aux vents, aux séismes. Je planifie. Camille aussi. Nos vies sont un plan bien dessiné, avec des marges de tolérance raisonnables. Une heure de retard, c’est dans la marge. Deux heures, ça commence à déformer la ligne.
Je sors sur le balcon. Notre balcon. J’ai dessiné la rambarde en verre dépoli pour qu’elle offre une vue parfaite sur le parc, sans obstruction. Ce soir, la vue est brouillée par quelque chose en moi. Je cherche son visage dans la foule en bas, sur le trottoir éclairé par les réverbères. Rien.
Je prends mon téléphone. Je ne l’appelle pas. Je l’ai déjà fait une fois. Faire le conjoint qui contrôle, c’est tracer une première fissure dans le parement lisse de notre confiance. Je déteste les fissures. Je consulte nos messages partagés. Rien depuis son « À ce soir mon amour » envoyé à quinze heures, avant sa répétition.
La répétition.
Je tape le numéro du conservatoire sur mon téléphone. La standardiste répond, voix lasse.
— Je cherche Camille Vartan, elle devait avoir une répétition en salle Berlioz ce soir…
— Salle Berlioz ? Non, monsieur. Elle était réservée jusqu’à dix-huit heures par l’orchestre de chambre. Ils sont partis depuis longtemps.
Un blanc. Un court-circuit dans mon cerveau d’architecte. Les données ne coïncident pas.
— Vous êtes sûr ? Elle m’a dit…
— Sûre, oui. Personne ce soir après eux.
Je remercie, je raccroche. La main qui tient le téléphone est moite. Les données. Les faits. Faits : elle n’était pas en répétition. Donc elle était ailleurs. Elle a menti. Pourquoi ment-on ? Pour se protéger. Ou pour protéger quelque chose. Quelqu’un.
La froideur en moi se cristallise. C’est du verre pilé maintenant. Je rentre, je ferme la porte-fenêtre derrière moi. Le bruit sec du verre qui claque dans son cadre me fait sursauter. Je déteste sursauter.
Je me mets à ranger. Inutilement. L’appartement est déjà rangé. Je remets d’équerre des livres déjà droits. Je nettoie une tache imaginaire sur le plan de travail en marbre. Mon esprit, lui, cherche le plan. Le plan de son mensonge.
Où aurait-elle pu aller ? Les copines ? Elle en a peu, et elles m’appellent toujours si elle va mal. Un verre après le travail ? Elle déteste l’alcool, sauf un verre de vin à l’occasion. Shopping ? Trop tard, les magasins sont fermés.
Il me reste l’option que je ne veux pas considérer. Celle qui fait que le verre pilé dans ma poitrine se met à tourner, à lacérer.
Je prends mon ordinateur, je l’ouvre. Je n’y crois pas. Je vais juste vérifier. Par élimination. Je me connecte à notre compte cloud partagé. Nous partageons nos localisations, par commodité, pour se retrouver après le travail. Une fonction que nous n’utilisons jamais vraiment. Jusqu’à ce soir.
Je clique sur son icône. Le cercle bleu tourne. Puis il se fixe. Et se met à clignoter.
Il n’est pas au conservatoire.
Il est dans le Marais. Rue de Thorigny. Un point immobile depuis… je zoome… depuis plus de deux heures. Je cherche sur la carte. C’est une rue étroite, pleine d’ateliers d’artistes, de petites galeries.
Une galerie.
ElénaLa lumière de l’aube n’est pas douce. Elle est chirurgicale. Elle coupe net l’obscurité de l’atelier, révélant les stigmates de la nuit : les verres sales, les cendriers débordants, les taches de vin sur le parquet. L’odeur du tabac froid se mêle à celle, persistante, de l’huile et de la térébenthine.Antoine est parti il y a deux heures. Il a essayé de rester, avec ses mains avides et ses théories creuses sur le « désir comme performance ». Je l’ai mis à la porte sans un mot. Il était une distraction. Une erreur de casting dans le drame qui se noue.Maintenant, il n’y a plus que le silence, et cette image qui tourne en boucle derrière mes paupières.Camille, dans l’embrasure de la porte, tirée entre deux pôles. Son mari, l’architecte aux mains propres, avec sa colère froide qui sentait la peur. Et moi. Ses yeux, quand ils ont croisé les miens avant de partir… Ce n’était pas de la honte. C’était de la terreur. La terreur sacrée de quelqu’un qui vient de voir l’abîme en soi pour
CamilleMais elle n’est pas un « objet ». C’est ça le problème. Elle est un sujet. Une force. Un champ magnétique. Désirer Eléna, ce ne serait pas désirer un corps de femme. Ce serait désirer un orage. Se jeter dans un incendie. C’est le contraire du désir rassurant que je connais. C’est un désir qui promet de tout consumer, de tout réduire en cendres, y compris cette idée si stable que j’avais de moi-même : Camille, la violoniste, la compagne de Léo. Une femme droite.Léo grogne mon nom, son souffle est court, brûlant contre mon oreille. Il est proche. Son corps est tendu, tout entier concentré sur cette fusion, sur cette reconquête. Il veut que je sois avec lui, pleinement, comme avant. Il le mérite. Il a tout construit pour nous.Je me mets à bouger sous lui, à répondre à ses mouvements. Je fais semblant d’être emportée. Je laisse échapper des sons, des mots rauques. Je joue la partition. Je suis une musicienne, après tout. Je sais jouer ce qu’on attend de moi.Suis-je en train de
CamilleLéo m’embrasse dans l’ascenseur. Un baiser qui n’est pas une question, mais un acte de réclamation. Ses mains sur mes hanches sont fermes, déterminées. La porte de l’appartement claque derrière nous, et soudain, il n’y a plus de politesse, plus d’espace pour le doute. Il y a cette urgence sombre qui flottait dans la voiture, et qui explose maintenant en silence.Il me pousse contre le mur du couloir, le marbre froid à travers la soie de ma robe. Ses lèvres quittent ma bouche pour mon cou, mes épaules. Il arrache presque les boutons-pression de mon manteau. Je l’entends tomber par terre. Chaque geste est une affirmation, une négation. Tu es à moi. Tu n’es pas là-bas. Tu es ici.Et moi, je me laisse faire. Je réponds à ses baisers. Mes mains s’accrochent à ses épaules, puis se glissent sous son pull, sur la peau chaude de son dos. Je retrouve les contours familiers de ses muscles, la colonne vertébrale que j’ai tant de fois suivie du bout des doigts. C’est Léo. Mon Léo. L’homme
LéoJe fais un pas à l’intérieur. Le parquet grince.— Je cherchais Camille. Sa répétition a fini il y a longtemps.— On s’en doutait.C’est l’homme qui parle. Il a un sourire en coin, pas vraiment amical.— Elle nous parlait justement de ton… sens de l’organisation.Je l’ignore. Mes yeux sont rivés sur Camille.— Tu vas bien ?Une question stupide. Elle n’a pas l’air bien. Elle a l’air éveillée, vivante, électrisée d’une manière que je ne lui connais pas. Et perdue. Terriblement perdue.— Je… oui. Je suis désolée. J’ai perdu la notion du temps.— Ici, le temps est une matière première. On le malaxe, on l’étire.Eléna a parlé sans se détacher de son chevalet. Son regard passe de Camille à moi, comme si elle comparait deux œuvres.— Qu’est-ce que vous faites ici, tous les trois ?Ma propre voix me semble étrangère, trop calme.— On parle d’art, mon vieux, répond l’homme. De passion. Des choses qui ne s’inscrivent pas dans un emploi du temps.Je reconnais le ton. Le ton de ceux qui pens
LéoUn souvenir me revient, flou. Elle en a parlé, il y a quelques jours. Un vernissage. Quelque chose sur l’art contemporain. Elle avait semblé… intéressée. Plus qu’à son habitude. Je n’avais pas écouté vraiment. L’art contemporain, pour moi, c’est souvent du désordre organisé. Je préfère les lignes claires.Mais elle y est. Immobile. Depuis des heures.Alors je fais ce que je n’ai jamais fait. Ce que je me jure de ne jamais faire. Je saisis mes clés. Je sors. Je descends dans le parking souterrain. Mon moteur gris métallisé rugit dans le béton. Je sors dans la nuit parisienne, et je pointe le GPS vers cette rue, vers ce point bleu qui clignote comme une alarme silencieuse.Le trajet est un flou gris. Les feux rouges sont interminables. Les piétons trop lents. Une colère froide monte, remplace l’inquiétude. Ce n’est pas la colère du mari trompé, pas encore. C’est la colère de l’architecte face à l’effondrement imprévu. On a construit quelque chose à deux. Elle a changé les règles du
Camille Elle me tend la main. Je la serre. Sa paume est rêche, marquée par le travail et les produits chimiques. Une main qui creuse, gratte, s’exprime. La mienne, si précieuse, si protégée, semble soudain fragile et inutile.— Tu veux voir où je crée la rage, Camille ?Elle a dit « tu ». Et elle ne parle plus de ses tableaux. Elle parle de l’antre. Du lieu de naissance du chaos. C’est une invitation. Un point de non-retour.Je pense à Léo. Aux saint-jacques qui vont refroidir. Au canapé beige, aux discussions sur le prochain chantier. À la vie lisse, prévisible, parfaite qui m’attend.— Oui.La réponse précède la pensée. Elle est là, sortie du même endroit obscur que celui qui m’a fait mentir à l’homme que j’aime.Eléna sourit, vraiment, cette fois. Un éclair blanc dans le visage sombre.— Suis-moi.Elle se retourne et marche vers la sortie, sans vérifier si je la suis. Elle sait que je vais le faire. Elle sait déjà des choses sur moi que j’ignore.Je prends une dernière inspiration