Mag-log inLéo
Un souvenir me revient, flou. Elle en a parlé, il y a quelques jours. Un vernissage. Quelque chose sur l’art contemporain. Elle avait semblé… intéressée. Plus qu’à son habitude. Je n’avais pas écouté vraiment. L’art contemporain, pour moi, c’est souvent du désordre organisé. Je préfère les lignes claires.
Mais elle y est. Immobile. Depuis des heures.
Alors je fais ce que je n’ai jamais fait. Ce que je me jure de ne jamais faire. Je saisis mes clés. Je sors. Je descends dans le parking souterrain. Mon moteur gris métallisé rugit dans le béton. Je sors dans la nuit parisienne, et je pointe le GPS vers cette rue, vers ce point bleu qui clignote comme une alarme silencieuse.
Le trajet est un flou gris. Les feux rouges sont interminables. Les piétons trop lents. Une colère froide monte, remplace l’inquiétude. Ce n’est pas la colère du mari trompé, pas encore. C’est la colère de l’architecte face à l’effondrement imprévu. On a construit quelque chose à deux. Elle a changé les règles du jeu sans me prévenir. Elle a introduit une variable inconnue dans notre équation parfaite.
Je me gare en double file, sans même m’en soucier. Je reconnais le nom sur la devanture éteinte : L’Éclat Fracturé. La galerie est sombre, fermée. Le vernissage est fini depuis longtemps. Mais le point bleu est là. Juste à côté. Dans l’immeuble d’à côté.
Je lève les yeux. C’est un vieil immeuble avec de grandes fenêtres. Au troisième étage, une lumière est allumée. Une lumière chaude, orangée. Pas la lumière neutre d’un néon. La lumière d’une lampe, d’un atelier.
Je n’ai pas à sonner. La porte d’entrée est entrouverte, coincée par un cendrier. Je la pousse. L’escalier en bois craque sous mes pas. L’odeur est forte : peinture, poussière, vieilles pierres. Une odeur qui n’a rien à voir avec le neutre, le propre, l’aseptisé de notre univers.
Je monte. Mon cœur bat, mais c’est un battement régulier, froid, comme le marteau-pilon sur un chantier. Je suis sur le palier du troisième. Il n’y a qu’une seule porte. En bois massif, avec des éclats de peinture multicolores sur le bas.
De l’autre côté, il y a de la musique. Pas du classique. Quelque chose de sombre, de répétitif, avec une basse qui fait vibrer le plancher. Et des voix ? Non. Pas de voix.
Je lève la main. Je devrais frapper. C’est ce que font les gens civilisés. Mais la civilisation, ce soir, elle est restée dans mon appartement avec les saint-jacques au frigo.
Je pousse la porte.
Elle n’est pas verrouillée non plus.
Elle s’ouvre sur un espace immense, un loft inondé de cette lumière dorée. Des toiles partout, contre les murs, posées au sol, certaines terminées, d’autres juste des ébauches de rage colorée. L’air est épais de poussière de pigments.
Et au centre, il n’y a pas deux personnes.
Il y en a trois.
Camille est assise sur un tabouret haut, le dos voûté. Elle a enlevé son manteau. Ses cheveux sont défaits. Elle tient un verre à moitié plein d’un liquide rouge sombre. Elle me regarde quand j’entre, mais son regard est vitreux, lointain. Comme si elle me voyait à travers une vitre épaisse.
Debout près d’elle, une main posée sur son épaule d’un geste qui se veut protecteur mais qui a la tension d’une possession, il y a un homme. La trentaine, aussi. Chemise noire déboutonnée, regard vif qui m’évalue instantanément. Un rival ? L’idée me traverse l’esprit, rapide.
Et puis, il y a Elle.
Eléna. Elle est adossée à un chevalet géant, les bras croisés. Elle n’a pas bougé quand la porte s’est ouverte. Elle me regarde. Pas avec surprise. Avec une sorte de satisfaction sombre, comme si j’avais enfin pris ma place dans une composition qu’elle avait prévue.
Le silence qui tombe est plus assourdissant que la musique, que soudain quelqu’un a coupée. L’homme près de Camille retire sa main, lentement.
— Léo…
C’est Camille qui parle. Une syllabe à peine. Un souffle.
Je ne lui réponds pas. Je regarde Eléna.
— Tu dois être Léo.
Sa voix est exactement comme je l’imaginais, en l’entendant de loin. Grave. Assurée. Elle n’ajoute pas « le mari ». Juste mon nom, comme un fait.
— Et vous êtes ?
— Eléna. C’est mon atelier.
ElénaLa lumière de l’aube n’est pas douce. Elle est chirurgicale. Elle coupe net l’obscurité de l’atelier, révélant les stigmates de la nuit : les verres sales, les cendriers débordants, les taches de vin sur le parquet. L’odeur du tabac froid se mêle à celle, persistante, de l’huile et de la térébenthine.Antoine est parti il y a deux heures. Il a essayé de rester, avec ses mains avides et ses théories creuses sur le « désir comme performance ». Je l’ai mis à la porte sans un mot. Il était une distraction. Une erreur de casting dans le drame qui se noue.Maintenant, il n’y a plus que le silence, et cette image qui tourne en boucle derrière mes paupières.Camille, dans l’embrasure de la porte, tirée entre deux pôles. Son mari, l’architecte aux mains propres, avec sa colère froide qui sentait la peur. Et moi. Ses yeux, quand ils ont croisé les miens avant de partir… Ce n’était pas de la honte. C’était de la terreur. La terreur sacrée de quelqu’un qui vient de voir l’abîme en soi pour
CamilleMais elle n’est pas un « objet ». C’est ça le problème. Elle est un sujet. Une force. Un champ magnétique. Désirer Eléna, ce ne serait pas désirer un corps de femme. Ce serait désirer un orage. Se jeter dans un incendie. C’est le contraire du désir rassurant que je connais. C’est un désir qui promet de tout consumer, de tout réduire en cendres, y compris cette idée si stable que j’avais de moi-même : Camille, la violoniste, la compagne de Léo. Une femme droite.Léo grogne mon nom, son souffle est court, brûlant contre mon oreille. Il est proche. Son corps est tendu, tout entier concentré sur cette fusion, sur cette reconquête. Il veut que je sois avec lui, pleinement, comme avant. Il le mérite. Il a tout construit pour nous.Je me mets à bouger sous lui, à répondre à ses mouvements. Je fais semblant d’être emportée. Je laisse échapper des sons, des mots rauques. Je joue la partition. Je suis une musicienne, après tout. Je sais jouer ce qu’on attend de moi.Suis-je en train de
CamilleLéo m’embrasse dans l’ascenseur. Un baiser qui n’est pas une question, mais un acte de réclamation. Ses mains sur mes hanches sont fermes, déterminées. La porte de l’appartement claque derrière nous, et soudain, il n’y a plus de politesse, plus d’espace pour le doute. Il y a cette urgence sombre qui flottait dans la voiture, et qui explose maintenant en silence.Il me pousse contre le mur du couloir, le marbre froid à travers la soie de ma robe. Ses lèvres quittent ma bouche pour mon cou, mes épaules. Il arrache presque les boutons-pression de mon manteau. Je l’entends tomber par terre. Chaque geste est une affirmation, une négation. Tu es à moi. Tu n’es pas là-bas. Tu es ici.Et moi, je me laisse faire. Je réponds à ses baisers. Mes mains s’accrochent à ses épaules, puis se glissent sous son pull, sur la peau chaude de son dos. Je retrouve les contours familiers de ses muscles, la colonne vertébrale que j’ai tant de fois suivie du bout des doigts. C’est Léo. Mon Léo. L’homme
LéoJe fais un pas à l’intérieur. Le parquet grince.— Je cherchais Camille. Sa répétition a fini il y a longtemps.— On s’en doutait.C’est l’homme qui parle. Il a un sourire en coin, pas vraiment amical.— Elle nous parlait justement de ton… sens de l’organisation.Je l’ignore. Mes yeux sont rivés sur Camille.— Tu vas bien ?Une question stupide. Elle n’a pas l’air bien. Elle a l’air éveillée, vivante, électrisée d’une manière que je ne lui connais pas. Et perdue. Terriblement perdue.— Je… oui. Je suis désolée. J’ai perdu la notion du temps.— Ici, le temps est une matière première. On le malaxe, on l’étire.Eléna a parlé sans se détacher de son chevalet. Son regard passe de Camille à moi, comme si elle comparait deux œuvres.— Qu’est-ce que vous faites ici, tous les trois ?Ma propre voix me semble étrangère, trop calme.— On parle d’art, mon vieux, répond l’homme. De passion. Des choses qui ne s’inscrivent pas dans un emploi du temps.Je reconnais le ton. Le ton de ceux qui pens
LéoUn souvenir me revient, flou. Elle en a parlé, il y a quelques jours. Un vernissage. Quelque chose sur l’art contemporain. Elle avait semblé… intéressée. Plus qu’à son habitude. Je n’avais pas écouté vraiment. L’art contemporain, pour moi, c’est souvent du désordre organisé. Je préfère les lignes claires.Mais elle y est. Immobile. Depuis des heures.Alors je fais ce que je n’ai jamais fait. Ce que je me jure de ne jamais faire. Je saisis mes clés. Je sors. Je descends dans le parking souterrain. Mon moteur gris métallisé rugit dans le béton. Je sors dans la nuit parisienne, et je pointe le GPS vers cette rue, vers ce point bleu qui clignote comme une alarme silencieuse.Le trajet est un flou gris. Les feux rouges sont interminables. Les piétons trop lents. Une colère froide monte, remplace l’inquiétude. Ce n’est pas la colère du mari trompé, pas encore. C’est la colère de l’architecte face à l’effondrement imprévu. On a construit quelque chose à deux. Elle a changé les règles du
Camille Elle me tend la main. Je la serre. Sa paume est rêche, marquée par le travail et les produits chimiques. Une main qui creuse, gratte, s’exprime. La mienne, si précieuse, si protégée, semble soudain fragile et inutile.— Tu veux voir où je crée la rage, Camille ?Elle a dit « tu ». Et elle ne parle plus de ses tableaux. Elle parle de l’antre. Du lieu de naissance du chaos. C’est une invitation. Un point de non-retour.Je pense à Léo. Aux saint-jacques qui vont refroidir. Au canapé beige, aux discussions sur le prochain chantier. À la vie lisse, prévisible, parfaite qui m’attend.— Oui.La réponse précède la pensée. Elle est là, sortie du même endroit obscur que celui qui m’a fait mentir à l’homme que j’aime.Eléna sourit, vraiment, cette fois. Un éclair blanc dans le visage sombre.— Suis-moi.Elle se retourne et marche vers la sortie, sans vérifier si je la suis. Elle sait que je vais le faire. Elle sait déjà des choses sur moi que j’ignore.Je prends une dernière inspiration