Tous les chapitres de : Chapitre 61 - Chapitre 70

KaelLa nuit ne dort pas.Elle rôde.Comme un fauve blessé, elle halète, rugit parfois sous forme de bourrasques, soulève les cendres, fait craquer les charpentes fragiles.Et dans le cœur du sanctuaire, le feu veille.Pas un feu de confort.Un feu de guerre.Un feu qui affûte les volontés comme d’autres affûtent des lames.Il crépite encore dans les yeux des survivants. Il forge dans les ombres les serments les plus durs, ceux qui ne se rompent pas.Je n’ai pas dormi. Personne ne dort.On ne dort pas après avoir chanté comme ça.Ce n’était pas un chant. C’était un serment. Un cri qui a traversé les murailles, les âmes, les morts.Je veille en silence, arc sur le dos, lame au flanc, le souffle en veilleuse.Je sens la tension dans mes muscles, cette attente qui ronge, cette peur qu’on ne nomme pas.À côté de moi, Aelya trace sur une carte brûlée les derniers rapports des guetteurs. Sa main tremble à peine, mais je le vois. Elle aussi est faite de nerfs tendus comme des arcs.Kael— Tu

AelyaLe sang a séché sur mon bras.Ma peau hurle à chaque mouvement, mais je ne l’écoute plus.Le feu en moi bat au rythme des tambours. Pas ceux qu’on entend. Ceux qu’on ressent. Ceux des anciens jours de guerre. Des jours où les prières n’étaient plus que des cris.Je descends, les jambes fléchies, les doigts crispés sur la lame cassée d’un ennemi tombé.Elle m’a entaillée quand je l’ai ramassée. Mais je la serre plus fort encore.Ma paume saigne, la lame glisse un peu, mais j’ai besoin d’elle.Même si elle me ronge, même si elle m’abandonne.Elle fera l’affaire.Devant moi, les ombres ont pris forme. Elles rampent, s’arrachent du sol, des murs, de nous.Leurs yeux brillent, vides de tout sauf d’une faim ancienne.Elles ne crient pas.Elles aspirent.Et l’on sent, à chaque contact, que ce n’est pas la mort qu’elles cherchent.C’est l’oubli. Le néant. L’effacement de ce que nous avons été.Je recule vers les hauteurs.Vers Kael.Il est là.Immobile. Sculpteur d’un rempart vivant.Il

AelyaIls m’attendent.Le silence pèse. Trop lourd pour le vent, trop dense pour la nuit. Ils sont là, debout dans la boue gelée, les traits tirés, les cernes tatoués par l’insomnie et les pertes. Et pourtant, leurs regards sont droits. Vifs. Tendus vers moi comme des flèches.Ceux qui ont vu les murs s’effondrer.Ceux qui ont tenu les morts dans leurs bras.Ceux qui n’ont plus de nom, plus de foyer, mais encore une respiration.Je me tiens devant eux. Ma cape trempée par la rosée nocturne, rabattue sur mes épaules comme une mémoire. La pierre repose contre ma poitrine. Elle ne brûle plus, mais elle pulse. Profondément. Comme si elle attendait. Comme si elle pesait chaque mot avant de se réveiller.— Il ne reste rien de l’ancien monde, dis-je enfin, la voix écorchée. Rien de ce qu’on croyait éternel. Ni les murailles. Ni les promesses. Ni les dieux.Un frisson remue la foule. Certains se penchent. D’autres ferment les yeux. J’entends même un sanglot, court, étouffé. Le vent se tait. M

AelyaLe froid mord dès les premières heures.Pas un froid de surface, qu’on chasse d’un geste ou d’un souffle chaud. Un froid profond, ancien, qui pénètre la chair et ronge les os. Le genre de froid qu’on oublie en ville, mais que la terre, elle, n’a jamais oublié.Nous avançons en colonne, les pas enfoncés dans la neige fraîche. Le vent souffle en rafales, rasant les collines. Il porte les cendres de l’hiver, les échos de ceux qui sont tombés. Derrière moi, les murmures sont rares. Les voix basses. On garde l’énergie. On garde les mots.Kael marche près de moi. Toujours légèrement en retrait, comme s’il voulait me laisser l’espace… ou m’observer. Parfois, nos regards se croisent. Rien n’est dit. Mais je sens. Il est là. Il veille. Pas sur moi. Sur l’idée que je suis devenue.Derrière, Elian organise les relais. Il veille à ce que les plus jeunes restent à l’intérieur du cercle. Myrren tient toujours l’enfant contre elle. Il dort souvent, le souffle court, mais ses doigts restent acc

AelyaLa descente commence à la lueur des torches.Le boyau s’ouvre juste sous la paroi, invisible à l’œil nu. Une faille entre deux pierres, comme une bouche oubliée, figée dans un cri muet. Il faut ramper au début. Sentir la roche contre la peau, l’humidité dans les cheveux, l’écho de sa propre respiration dans la gorge. L’obscurité a une odeur, ici : terre, cendre, cuivre. Et quelque chose d’ancien. De trop ancien.Le silence y est plus lourd qu’ailleurs. Il n’attend pas. Il s’impose.Quand nous débouchons dans la première salle, le monde change.Le silence tombe.Pas un silence ordinaire. Celui-ci est dense, vivant. Il s’insinue dans les oreilles, dans les pensées, jusqu’aux os. Même les respirations paraissent coupables. Même les battements de cœur paraissent déplacés.Kael allume une seconde torche. La flamme tremble, puis s’élève. Lentement, les murs se révèlent : des gravures rongées par le temps, des visages d’ombres figés dans la pierre. Certains prient. D'autres fuient. Et