La vérité était qu’il se sentait prisonnier de son propre corps. Tout ce qu’il voyait dans le miroir lui rappelait sa différence. Ce mélange de traits masculins et féminins, cette poitrine légère, ses hanches trop larges pour correspondre à l’image d’un homme « viril », et ce petit pénis qui ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait de la masculinité. À chaque regard dans le miroir, il se sentait plus seul. Plus éloigné de tout ce qu’il aurait voulu être. Plus éloigné de la vie qu’il aurait souhaitée.
L’opération, l’idée de pouvoir tout effacer, tout remettre en ordre pour se fondre dans la norme… Cela aurait été tellement plus simple. Mais ses parents avaient choisi de ne pas le faire, de ne pas lui offrir cette possibilité. Il avait toujours cru que c’était à cause de la peur. Peur qu’il souffre, peur de ce que cette intervention aurait pu signifier pour lui. Mais à quoi servait la peur, maintenant ? Pourquoi l’avaient-ils laissé se débrouiller avec une identité partagée, une condition qu’il n’avait pas choisie et qu’il n’avait jamais comprise ? Viel ferma les yeux plus fort, comme si cela pouvait lui permettre de fuir ces pensées. Mais elles revenaient toujours, inévitables, plus pressantes. Pourquoi n’était-il pas « comme tout le monde » ? Pourquoi devait-il porter ce fardeau invisible, ce secret qu’il cachait à tous, même à ses collègues, même à Martine, même à Hubert, qui était devenu un ami, un confident en quelque sorte ? Cette « malédiction », comme il l’appelait dans ses moments de colère, semblait le condamner à une vie d’isolement. Pourquoi fallait-il qu’il soit différent de tout le monde, qu’il vive dans un corps qui ne lui ressemblait pas, un corps qui ne répondait pas aux attentes des autres, ni même à ses propres attentes ? Pourquoi ne pouvait-il pas simplement être « un homme », tout comme il en rêvait parfois dans ses moments de fragilité ? Un homme avec une masculinité claire, sans ambiguïté, sans cet étrange décalage qui le hantait. Le poids de ces pensées lui faisait mal, et il sentit une lourde boule se former dans sa gorge. Mais il ne pleura pas, comme il l’aurait fait autrefois. Non, cette fois-ci, il serra simplement les dents, le poing serré. La douleur, il la connaissait maintenant, il savait qu’elle finirait par s’estomper. Mais les questions demeuraient. Toujours. Ces questions sans réponse. Il se leva brusquement du canapé, comme si tout cela devenait trop lourd à porter. Il marcha à grands pas jusqu’au miroir de la salle de bain. Il se scruta longuement. Le reflet qui lui faisait face était celui d’un homme, oui, mais pas tout à fait. Pas tout à fait comme les autres hommes. Ses yeux se posèrent sur sa poitrine, qu’il dissimulait toujours sous des vêtements amples. Il se força à regarder, à affronter ce qu’il avait toujours évité de voir. Cette poitrine qui n’était pas celle d’un homme, mais d’une femme, même si elle était discrète. Il baissa les yeux vers ses hanches, plus larges que celles des autres hommes. Puis il se dirigea plus bas, vers ce qui lui restait de masculinité. Son pénis, petit, presque insignifiant comparé à ce qu’il avait pu voir chez d’autres hommes. Une autre vague de dégoût le submergea. Il se tourna brusquement, comme s’il voulait fuir ce corps qu’il n’avait jamais vraiment accepté. Mais il savait qu’il ne pouvait pas fuir cette réalité. Elle faisait partie de lui, et ce corps était le seul qu’il avait. La vérité était là, crue et implacable. Ce qu’il avait, ce qu’il était, il n’avait jamais eu le choix. Ce fardeau était son héritage, et il devait vivre avec, même si cela semblait parfois insupportable. « Pourquoi moi ? » chuchota-t-il, la voix brisée, alors qu’il fermait les yeux pour éviter de voir son reflet une fois de plus. Ce moment de vulnérabilité leissa un goût amer dans sa bouche. Mais Viel savait aussi qu’il n’avait pas le choix. Il fallait avancer, encore et encore. Parce qu’au fond de lui, il savait que la vie, malgré tout, continuait. Le week-end arriva enfin, apportant avec lui un vent de fraîcheur qui balayait les angoisses de la semaine. Viel avait attendu ce moment avec une certaine appréhension, mais aussi une sorte de soulagement. Le temps passé loin de ses parents et de la maison familiale lui avait toujours donné une occasion de se recentrer, de se retrouver lui-même, loin des questions sans fin et des doutes qui l’habitaient. Il enfila sa veste, attrapa son sac et, après avoir vérifié une dernière fois que tout était en ordre dans son appartement, monta dans un taxi en direction du quartier où il avait grandi. Les routes étaient familières, les mêmes depuis toujours, mais aujourd’hui, elles semblaient différentes. Peut-être était-ce l’angoisse d’affronter la maison de son enfance, un lieu qui lui avait toujours procuré à la fois du confort et une étrange gêne. Le trajet ne dura pas longtemps, mais chaque minute semblait s’étirer. En arrivant devant la maison, il se permit un instant de pause. Il observa l’ancienne bâtisse, avec ses volets bleus fanés et son jardin en désordre. La maison avait vieilli, tout comme lui, et, de manière étrange, il eut un léger sentiment de nostalgie. Il se souvint des après-midis passés à courir dans le jardin, des éclats de rire avec ses frères et sœurs, avant que tout ne change. Avant que les choses ne deviennent plus compliquées, avant qu’il ne comprenne réellement ce qu’il était. Il paya le chauffeur, sortit du taxi et se dirigea vers la porte. Lorsqu’il entra dans la cour, son petit frère, Mathias, et sa petite sœur, Elsa, étaient déjà là, jouant dans l’allée. Mathias, un garçon de huit ans, semblait avoir hérité de la vivacité de leurs parents. Il courait, sautait, et faisait des bruits d’animaux comme un petit cascadeur. Elsa, quant à elle, était assise sur une petite balançoire, un sourire innocent accroché à ses lèvres, semblant profiter de la simplicité de l’enfance. En les voyant, un sourire léger se dessina sur les lèvres de Viel. C’était une des rares choses qui réussissaient à détendre ses muscles tendus. Il les salua d’un signe de la main avant de les rejoindre. « Eh, Viel ! » s’écria Mathias en courant vers lui, les bras grands ouverts. « Tu es là ! » Il s’arrêta brusquement, le fixant avec un regard un peu plus sérieux, comme s’il avait soudainement pris conscience de la présence de son frère aîné. « T’es pas trop fatigué ? » Viel éclata de rire, caressant les cheveux de Mathias. « Non, ça va. C’est juste que je viens de passer un long moment dans le taxi. » Elsa, quant à elle, s’était accrochée à la balançoire et, voyant que Viel s’approchait d’elle, elle s’élança dans sa direction, son visage rayonnant. « Viel ! » lança-t-elle joyeusement en sautant dans ses bras. « T’es enfin là ! J’ai tellement de choses à te raconter ! » Viel la serra doucement contre lui, un frisson de tendresse traversant son corps. C’était ces moments-là qui le rendaient un peu plus humain, un peu plus connecté à la réalité. Ses frères et sœurs ne se préoccupaient pas des choses qui le tracassaient. Pour eux, il était simplement leur grand frère, quelqu’un avec qui jouer, rire et partager des instants de bonheur.Viel déglutit difficilement. Les mots de Maxime étaient à la fois un soulagement et un fardeau. Être soi-même. Il n’avait pas encore décidé ce que cela signifiait vraiment pour lui. Il avait l’impression de naviguer dans un océan d’incertitudes, cherchant des repères, mais les vagues semblaient toujours plus fortes à chaque fois qu’il pensait avoir trouvé une solution.Maxime se leva pour servir un peu plus de vin. Quand il revint, il s’assit près de lui, un peu plus près que nécessaire, mais sans être envahissant.— C’est bizarre, tu sais, dit Maxime en souriant légèrement. Tu es quelqu’un de complexe. Tu caches beaucoup de choses derrière ce que tu laisses paraître, mais je crois que ça te rend encore plus intéressant.Viel baissa les yeux, sentant une chaleur envahir ses joues. Il n’avait pas l’habitude de recevoir des compliments de cette nature, surtout venant de quelqu’un comme Maxime. Il aurait pu l’envoyer balader, jouer à l’indifférent, mais au lieu de ça, il resta là, immobi
T’es venu, dit-il simplement.— Tu m’as demandé.Maxime hocha la tête et fit un pas de côté pour le laisser entrer.— Bienvenue chez moi.L’intérieur était aussi impressionnant que l’extérieur. Un mélange de modernité et de bois massif, de grandes baies vitrées, des tableaux abstraits sur les murs, un immense canapé en cuir au centre du salon. Maxime ne dit rien, le laissant découvrir. Viel ne savait pas quoi penser. Il se sentait minuscule dans ce lieu qui respirait l’opulence. Ce n’était pas juste une maison, c’était un manoir. Une maison de film.— Tu vis ici… seul ? demanda-t-il.— Oui. Hérité de mes parents. J’ai fait quelques rénovations, mais elle reste ce qu’elle est.Il lui fit signe de s’asseoir et disparut un instant pour revenir avec deux verres et une bouteille de vin. Viel l’observa en silence. Maxime semblait plus calme ce soir, moins arrogant, moins dur. Il versa le vin et lui tendit un verre.— Je voulais te parler. De… tout ça.Viel resta silencieux. Il ne savait pas
Viel était installé dans le cabinet, face à Docteur Dio les mains posées sur ses genoux. Le médecin le regardait attentivement, une expression professionnelle mais inquiète sur le visage. — Alors Viel, commença le médecin en observant son dossier, parlons de ce qui s’est passé. Peux-tu me dire ce que tu as ressenti pendant l’acte ? Viel baissa les yeux, cherchant ses mots. C’était un moment étrange, presque déstabilisant. Il n’était pas habitué à être aussi ouvert à propos de ses émotions. Pourtant, il savait qu’il devait répondre sincèrement. — Je… je me suis senti bien, je pense. Comme si… j’étais accepté. Comme si je n’étais pas en conflit avec moi-même pour une fois. Le médecin hocha la tête, prenant des notes. — Et concernant l’orgasme ? demanda-t-il, une légère insistance dans la voix. Viel rougit un peu avant de répondre. — Oui. J’ai… joui. Mais, mon pénis n’a pas changé de forme, il était toujours couché, même quand j’étais excité. Le silence s’installa un inst
Il la regarda, les yeux brillants.— Je ne veux pas qu’on me définisse par mon corps, Martine. Je veux être Viel. Pas un genre. Pas une étiquette. Juste… moi.Elle lui sourit, les larmes aux yeux.— Et tu y as droit. Et je serai là pour te le rappeler autant de fois qu’il le faudra.Ils restèrent là, dans ce silence plein de compréhension. Et pour la première fois depuis des jours, Viel sentit son cœur un peu plus léger.La journée avait commencé normalement. Viel, chemise soigneusement repassée et pantalon bien ajusté, avait pris place à son bureau avec une concentration quasi mécanique. Les heures défilaient, les mails s’enchaînaient, et il s’efforçait de garder son esprit focalisé sur ses tâches. Mais à peine avait-il terminé de répondre à une demande de financement qu’il sentit son téléphone vibrer dans sa poche.Il jeta un coup d’œil : un message d’Élisabeth.« Dis-moi, tu étais à la maison dimanche ? »Il sursauta légèrement. Il n’avait pas prévu d’en parler avec elle. Il hésita
Il fit quelques pas vers la porte. Juste avant de l’ouvrir, il se retourna :— Si tu crois que je fais ça pour jouer… tu te trompes.Et il disparut, laissant Viel seul dans un salon devenu trop silencieux.Viel resta immobile un moment. Son cœur battait encore à vive allure. Il s’assit lentement, les mains tremblantes. Il fixait un point invisible, perdu dans ses pensées.Pourquoi tout devenait-il aussi confus ?Viel se laissa tomber sur le canapé, la tête entre les mains. Son cœur battait encore de cette drôle de cadence qu’il n’arrivait pas à calmer. La scène de tout à l’heure repassait en boucle dans son esprit. Les lèvres de Maxime, sa main sur sa nuque, le regard intense… puis son départ précipité.Il soupira profondément.Mais pour qui il se prenait au juste ?Entrer chez lui sans prévenir. Sans autorisation. Comme si c’était normal. Comme si… comme s’il avait un droit sur lui.Non. C’était trop.Il attrapa son téléphone, les doigts tremblants, et appela Martine. Il avait be
Viel resta debout un long moment, les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu. Il repensait à ses mots. « Sans masque. Sans filtres. » Pouvait-il réellement lui montrer tout de lui ? Même la partie qu’il refusait encore de comprendre lui-même ?Il retourna dans son bureau, mais l’esprit n’y était plus.Il s’en voulait. Il se haïssait presque d’avoir aimé ça. D’avoir ressenti quelque chose de fort, presque irrépressible. Lui qui avait toujours fui les regards insistants, les mains trop curieuses, avait cédé, s’était laissé aller… et pire encore : il y pensait encore.Il se leva difficilement, prit une douche rapide et s’habilla pour aller travailler. Premier jour officiel. Il devait garder la tête froide.Il attrapa son sac, rangea rapidement quelques papiers, puis sortit. Dans le taxi, il regardait les rues défiler, comme s’il cherchait à s’éloigner de ses pensées. Il se répétait sans cesse :« C’est rien, c’est passé. C’était un accident. C’est Maxime, le frère d’Elisabeth. Ça