로그인Lilith
La ville ronfle encore sous la pluie, mais je ne vais pas dormir. Le sang sèche dans mes ongles ; il colle comme un souvenir qu’on ne peut décoller. J’entre dans mon antre : un bar que je possède par demi-mot et violence, une arrière-salle où mes hommes parlent moins qu’ils n’obéissent. La lumière est coupée, la fumée s’enroule comme des serpents, et l’odeur du tabac se mêle à celle du fer sur mes paumes. Je m’installe au comptoir, commande un whisky que personne ne m’offrira jamais sans trembler, et je laisse le bruit du monde remplir la pièce.
Ils parlent bas, cherchent à deviner mes décisions. Chacun croit pouvoir lire mon avenir dans la lueur d’une flamme. Ils oublient que le feu qui me parle a d’autres voix , plus anciennes, plus patientes. Je sens le frisson comme une caresse au creux de ma nuque, et je sais que quelque chose d’autre rôde. Ce n’est pas un homme ordinaire. Ce n’est pas une loi. C’est une présence qui ne se mesure pas en munitions ni en territoires.
Un client se lève, trop ivre pour reconnaître son erreur : il me manque de respect, mentionne mon nom comme on jette une insulte. Un rire : le mien , tranche la salle. Je me lève à mon tour, lentement. Il croit encore pouvoir me raisonner. Il croit encore qu’il peut me toucher.
Je l’écarte d’un mouvement précis. Sa lèvre éclate, des ongles se plantent dans sa joue. Il me supplie d’un regard qui m’ennuie. Je n’ai pas envie d’achever tout le monde ici ; pas encore. J’aime les jeux, les retards qui prolongent le plaisir. Alors je le laisse. Juste assez vivant pour qu’il raconte l’histoire que je veux qu’il raconte : « N’approchez pas Lilith. »
Je quitte le bar avant l’aube, parce que l’ennui me ronge plus que le sommeil. La ville s’étire, haletante. J’aime marcher quand la population dort, quand les rues appartiennent à ceux qui n’ont pas peur. Mes bottes claquent sur le trottoir, et je sens quelque chose dans l’air, une vibration. Ce n’est ni un son humain ni un courant d’air. C’est comme si la ville retenait son souffle, anticipant un spectacle.
Je remarque d’abord l’odeur , pas du sang cette fois, mais quelque chose de plus ancien et de plus sucré, comme un parfum de cendre et d’encens oublié. Puis j’entends le rythme , un pas qui n’engendre pas d’ombre. Il est derrière moi et je ne me retourne pas tout de suite. Pourquoi le ferais-je ? Je ne me laisse pas surprendre. Personne ne me surprend.
— Vous aimez écouter les défunts, ou vous préférez leur compagnie ? dit une voix qui n’appartient pas à la nuit ordinaire.
Je me tourne. Il se tient là, appuyé contre la façade d’un immeuble, silhouette longiligne, vêtement sombre qui semble boire la pluie. Il a la peau pâle comme si la vie s’était légèrement décalée en lui, et ses yeux , putain , ses yeux brillent d’un éclat rouge qui ne devrait exister que dans les cauchemars. Il me regarde avec une curiosité dangereuse, comme si j’étais un insecte rare.
Je souris sans plaisir au coin des lèvres.
— Vous parlez beaucoup pour quelqu’un qui se cache dans l’ombre. Qui êtes‑vous ? demande‑je d’une voix qui ne tremble pas.
Il fait un pas vers moi, et le monde perd quelques décibels. Les bruits lointains s’éloignent, comme effacés par sa présence.
— Un voyageur, répond‑il. Un visiteur qui note la signature d’une reine.
Reine. Le mot m’arrache un ricanement. Celui qui me parle ne sait pas encore où il met les pieds. Je sens l’adrénaline me reprendre : défi, curiosité, un appétit que je n’avais pas anticipé.
— Tu ferais mieux de te présenter avec un nom ou de partir avant que je te jette dans la Seine, dis‑je. Les petites attentions avant la douleur, tu connais ?
LilithLes rues de la ville défilent sous mes pas, mais ce ne sont plus des rues.Ce sont des veines.Je vois les flux psychiques maintenant , courants d’émotions brutes qui remontent des foules comme une buée chaude, tracés de peur bleutée, de désir écarlate, de colère jaune vif. Les bâtiments ne sont plus que des squelettes de verre et d’acier ; ce qui les rend vivants, ce sont les vies qui s’y agitent, chacune laissant derrière elle une traînée d’essence psychique, une signature évanescente.Azazel marche à mes côtés, silencieux. Sa présence n’a plus besoin de s’imposer. Elle est simplement là, comme un pôle froid autour duquel l’air se densifie. Il me regarde absorber le paysage nouveau.— Tu vois, enfin, dit-il, sans tourner la tête.Ce n’est pas une question.Je vois.Un homme passe près de nous, pressé, le portable collé à l’oreille. Une anxiété grise et pointue émane de lui comme une épine. Elle me frôle. Je n’ai pas besoin de tendre la main. L’anxiété s’accroche à moi, attiré
Lilith— Celle-ci est différente, rétorque Azazel calmement. Elle a un vide en elle qui n'appartient qu'à elle. Un vide qui aspire. Regardez.Il me pousse légèrement en avant. Les regards se focalisent. Je sens leurs perceptions me fouiller, sonder la place laissée par Kael, par ma pitié, par mes rêves d'humaine. Ils explorent la froideur qui a pris racine.— Ohhh, siffle la forme de fumée d'encens. Elle est déjà si… creuse. Et pourtant si pleine de volonté. Un paradoxe délicieux.— Elle a goûté à la vraie puissance, ajoute l'empilement de visages, d'une voix qui est un chœur de murmures. Pas le pouvoir sur les hommes. Le pouvoir sur la trame des choses. Elle aime ça.— Elle a faim, conclut le démon de miroirs. Comme nous.Azazel pose une main sur mon épaule. C'est un geste possessif.— Elle est mienne. Mais elle a besoin d'un… baptême. Une initiation qui scellera son chemin. Elle doit comprendre de quoi elle se nourrit désormais.Le démon de fumée glisse plus près. La chaleur de sa p
LilithLes jours suivants sont des leçons,mais plus comme celles d'une école. Ce sont des incantations. Des initiations. Azazel ne m'enseigne pas, il me dévoile. Chaque nuit, nous explorons les bas-fonds de la ville, mais pas ses ruelles. Ses couches psychiques. Ses plaies secrètes.Je ne dors plus. Le sommeil est un gaspillage, une perte de contrôle. La marque sur mon bras est toujours tiède, un tisonnier enfoncé dans ma chair, me reliant à lui, à cette source de pouvoir noir qui semble inépuisable. Quand la fatigue tente de me rattraper, il suffit que je concentre mon attention sur la froideur de la marque, et un sursaut d'énergie sombre balaie l'épuisement, laissant derrière lui une lucidité tranchante, presque douloureuse.Ce soir, il m'emmène dans un lieu qui n'existe pas sur les cartes. Un espace entre les espaces, sous les égouts, sous les fondations, là où la ville repose sur des strates d'oubli et de désespoir anciens. L'air y est épais, chargé de l'humidité des larmes et de
LilithJe tourne mon regard vers les ténèbres qui dansent autour des containers. Je leur chuchote un ordre. Elles se précipitent, prenant la forme de mains griffues, de bouches sans dents, de serpents liquides. Elles enveloppent le garde hurlant, l’étreignent, l’étouffent. On entend des os craquer, un gargouillis. Puis plus rien. Les ombres se retirent, reprenant leur forme inoffensive, laissant derrière elles une masse informe et humide.Mon cœur bat lentement, régulièrement. Aucun dégoût. Aucune pitié. Seule une curiosité clinique. C’était efficace.Nous entrons.L’intérieur de l’entrepôt est un canyon de marchandises volées et d’odeurs rances. Une vingtaine d’hommes sont là, autour d’une table éclairée par une lampe halogène. Silas est au centre, rouge, suant, en train de déverser sa haine.— … elle pense nous tenir ! Mais avec les gars de l’Est, on va la saigner à blanc, lentement, et lui faire avaler ses…Il s’interrompt. Parce que les lumières s’éteignent.Non. Elles ne s’éteign
LilithLes ombres sont devenues mes doigts.Je les sens, maintenant. Pas comme une absence de lumière, mais comme une matière vivante, patiente, qui n’attend qu’un ordre. Sous la direction d’Azazel, je les façonne : un serpent de brume qui s’enroule autour d’une colonne, un loup aux yeux de braise qui hoche la tête avant de se dissoudre, un voile de ténèbres assez dense pour étouffer le son.— Tu es une élève douée. Trop douée, peut-être.Le ton d’Azazel n’est plus celui du professeur satisfait.Il y a une nuance nouvelle, une pointe d’évaluation froide, comme s’il observait une réaction chimique inattendue.— Est-ce un problème ?—C’est une donnée. Le vide en toi… il ne se contente pas d’être rempli. Il aspire. Il attire les ombres, comme un gouffre attire la lumière.Il tourne autour de moi, son costume d’ombre ne froissant pas l’air. Je ne perçois plus sa forme humaine comme une illusion, mais comme un vêtement qu’il porte par convenance. L’être dessous palpite, vaste et inhumain.—
LilithLa noirceur n’est pas un vide.C’est une substance. Elle coule en moi, à travers moi, comme un sang nouveau, épais et vivant. Les murmures d’Azazel ne sont plus des sons, mais des éclats de sens qui s’implantent directement dans ma conscience.Regarde.Et je vois.Je ne vois plus la salle du conseil. Je vois les courants. Les courants de peur qui s’échappent des lieutenants en fuite, traçant des sillons argentés et nauséeux dans la ville. Je vois les filaments ténus de loyauté forcée qui les relient encore à moi, fragiles comme des toiles d’araignée. Je vois les poches de trahison, déjà en gestation dans leurs cœurs—des noyaux sombres et palpitants. La ville n’est plus un plan, un assemblage de pierre et d’acier. C’est un organisme vivant, malade, dont je perçois chaque frémissement, chaque infection, chaque point de pression.C’est la première couche. La plus grossière. La peur des petits.Le point de vue se déplace, s’élève. Les bâtiments deviennent des squelettes, les rues de