Élise
Je ne dors pas cette nuit-là.
Les draps sont glacés, trop vastes, froissés par des cauchemars que je ne veux pas nommer. Le feu n’a pas été allumé. Mon père a oublié, ou il a décidé que c’était un luxe inutile. Je suis restée allongée, les yeux grands ouverts, fixant le plafond craquelé, comme si un signe allait s’y dessiner.
Je repense à lui. À cet homme dans la foule. À cette voix. Cette voix qui n’avait rien demandé, rien supplié, mais tout affirmé.
Il avait l’air pauvre. Il avait l’air libre.
Et c’est peut-être cela qui m’a le plus bouleversée : sa liberté nue. Sa voix nue. Comme un feu qui se moque des saisons.
À l’aube, je me lève sans bruit. Mon père dort encore ou fait semblant. Le majordome a fui depuis des mois, les domestiques se sont évaporés un à un, et le jardin n’est plus qu’un enchevêtrement de ronces. Il ne reste que moi, fantôme d’un monde qui se délite.
Je noue un châle autour de mes épaules, attrape un vieux carnet et une plume. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour avoir une excuse. Peut-être pour prétendre que je suis une promeneuse lettrée, une rêveuse de poésie, pas une jeune fille en cavale pour revoir un inconnu.
La ville s’éveille dans la brume. Les pavés luisent encore de la pluie de la veille. Je descends vers les quartiers populaires, là où les façades sont tachées de suie, où les enfants jouent pieds nus, et où les femmes haussent le ton sans rougir.
Je me sens déplacée.
Mais pas perdue.
Je le cherche. Je marche lentement, les yeux fixés droit devant moi pour ne pas attirer l’attention. La peur monte par vagues. Et si je ne le retrouvais pas ? Et si c’était une illusion ? Une silhouette inventée par mon désespoir ?
Mais soudain, là.
Au bout d’un marché improvisé, près d’un mur couvert d’affiches déchirées.
Il est là.
Il parle encore. Moins fort cette fois, comme s’il jaugeait son auditoire. Trois hommes l’écoutent, l’un hoche la tête, un autre croise les bras. Une fillette lui tend un morceau de pain qu’il accepte avec un sourire. Et moi, je reste là, tétanisée.
Je pourrais repartir.
Je devrais repartir.
Mais mes pieds ne bougent pas.
Il lève les yeux. Me voit.
Et cette fois, il ne détourne pas le regard.
Il s’approche.
Je retiens ma respiration.
« Vous étiez là, hier. »
Sa voix est plus douce que dans mes souvenirs. Ou peut-être est-ce le silence du matin qui la rend plus intime.
Je hoche la tête.
Je veux parler, mais aucun mot ne sort. Alors je tends le carnet. Un geste absurde. Il le regarde, interloqué.
« Vous écrivez ? »
Je bredouille enfin : « Parfois. Quand je ne peux pas crier. »
Il sourit. Pas un sourire moqueur. Un sourire lent, surpris, presque ému.
« Alors vous comprenez. »
Je ne sais pas ce que je suis censée comprendre. Mais je hoche la tête encore. Je suis ridicule. Gênée. Fascinée.
Il me tend un papier. Le même que la veille, sans doute. Une feuille imprimée avec des mots que je n’ai pas appris à aimer.
L’Union Populaire. Les droits pour tous. Les enfants à l’école. Le travail pour les femmes. L’abolition des privilèges.
Je tremble légèrement.
« Mon père me marie à un homme que je n’aime pas », je souffle.
Je ne sais pas pourquoi j’ai dit cela. Pourquoi, à lui.
Il ne rit pas. Il ne détourne pas les yeux. Il dit juste :
« Vous n’êtes pas la seule. Mais vous pouvez être la dernière. »
Il m’invite à marcher. Je le suis. Comme une somnambule.
Il me parle de la ville, de ce qu’il veut changer. Il s’appelle Armand. Il est ouvrier dans une imprimerie. Il imprime la révolte, dit-il en riant. Et parfois, il croit qu’un mot bien choisi peut être plus dangereux qu’un canon.
Je l’écoute. Et j’oublie le froid. J’oublie ma robe usée. J’oublie le poids de mon nom.
Il me parle de justice. Je lui parle de solitude. Il me raconte son enfance. Je lui raconte la mienne comme un conte brisé.
Il me dit : « Vous n’êtes pas faite pour être vendue. »
Et je voudrais le croire.
Nous marchons longtemps. Trop longtemps. Quand je m’en rends compte, le soleil est déjà haut, et je suis loin du manoir. Je panique. Je me fige.
« Je dois rentrer. »
Il comprend. Il ne pose pas de question.
Il glisse dans ma main un nouveau papier, plié en quatre.
« Demain, à la même heure. Si vous le souhaitez. »
Je repars en courant. Le cœur battant. Les joues en feu.
J’ai l’impression d’avoir volé quelque chose.
Un moment. Un regard. Une promesse.
Quand j’ouvre le papier une fois rentrée dans ma chambre, il n’y a que quelques mots. Écrits à la hâte.
Vous avez le droit de rêver plus grand.
Et je veux vous le prouver.
Je le relis trois fois.
Puis je le cache sous mon oreiller.
Et cette nuit-là, pour la première fois depuis longtemps, je m’endors sans trembler.
ÉLISEJe quitte la bougie, le crayon griffonne encore; dehors la nuit pèse sur les toits, mais j’ai besoin de mouvements, d’actes qui donnent forme à ma colère. Je ferme le carnet, glisse les feuilles dans une enveloppe, la scelle d’un sceau de cire que je casse aussitôt , signe visible pour qui sait lire et je descends l’escalier à pas feutrés.La servante, Jeanne, m’attend dans l’ombre du palier. Elle a les mains froides, mais son regard est un serment muet. Je lui tends l’enveloppe.— Pour maître Laurent, dis-je sans plus d’ornement. Tu lui diras que c’est urgent, que la ville devrait écouter.Elle hoche la tête. Ma voix est basse, mais chaque mot pèse : « Ne le donne qu’à lui. Ne le laisse pas traîner. » Jeanne connaît la discrétion ; elle a des frères au marché et une amie chez le notaire qui aime la justice. Ce sont de petits fils, insignifiants pour la haute société, mais tissés, ils font un filet.Je traverse le jardin, mon manteau rabattu, et je passe par la ruelle du tailleu
ARMANDLe faubourg s’étire sous mes pas, sombre et étroit. Les maisons penchent comme des vieillards fatigués, et l’air chargé d’odeur de braise, de poisson et de bois humide semble me suivre. Chaque pierre inégale du pavé résonne sous mes bottes comme un glas discret, annonçant l’inévitable. Mon cœur bat trop fort, pressentant la tempête. J’ai quitté l’atelier, quitté le bureau où l’on parle de terres et d’impôts, et mon esprit s’accroche aux petites habitudes qui me donnent encore un semblant de sécurité : la lecture volée chez Élise, les mots échangés à la hâte. Tout cela est sur le point de disparaître.Quand les hommes montent l’escalier de ma masure, je sens leurs pas peser comme des condamnations. Le commissaire Lafargue entre avec une solennité implacable, suivi de deux hommes en habit sombre.— Armand Delorme ? dit Lafargue d’une voix ferme, comme on prononce un arrêt. Vous êtes ici sous enquête pour diffusion de pamphlets séditieux et tentative de corruption des esprits.Je
LE PÈREDepuis quelque temps, ma maison ne respire plus la même quiétude. Les pas de ma fille résonnent autrement dans les couloirs, trop pressés, trop nerveux. Ses yeux s’illuminent sans raison, puis s’assombrissent lorsqu’elle croise mon regard. Je connais ces signes. Une femme amoureuse trahit mille secrets sans un mot, et un père qui observe n’a besoin que d’un souffle pour comprendre.Élise.Elle a osé.Je n’ai pas encore son nom, mais je sais qu’un homme a pris place dans son cœur, et cette idée seule m’emplit d’une colère glaciale. Car ce n’est pas seulement une trahison d’affection. C’est un affront à mon autorité, une mise en péril de ce que je bâtis depuis des années : l’alliance, l’honneur, la réputation. Tout ce que je suis, tout ce que nous sommes.Ce matin, j’ai envoyé deux hommes de confiance près de la grille. Ils n’ont pas à comprendre pourquoi, ils savent seulement que mes ordres ne se discutent pas. L’un d’eux m’a rapporté qu’elle a quitté la demeure sous prétexte d
ARMANDQuand je la vois entrer, pâle, le souffle encore court, je comprends aussitôt que quelque chose a basculé. Ses yeux brillent d’un éclat trouble, mélange de peur et de défi, et son corps tremble comme une corde prête à rompre. Je tends les bras sans réfléchir ; elle se jette contre moi, son visage enfoui dans mon cou, et je sens ses larmes brûlantes glisser sur ma peau.— Armand… murmure-t-elle, presque brisée. Dans une semaine… c’est fixé… une semaine, pas plus.Je recule légèrement pour chercher son regard. Mon cœur se fige, puis se soulève d’une colère sourde.— Une semaine ? souffle-je, incrédule. Ils veulent t’arracher à moi comme on arrache une branche d’un arbre, à vif ? Non… non, Élise. Pas comme ça.Mes mains encadrent son visage, et je dépose un baiser fébrile sur son front, puis un autre sur ses paupières fermées, comme pour effacer ses larmes. Elle tremble entre mes bras, mais je sens aussi en elle une force contenue, une résistance prête à éclore.Elle serre mes mai
ÉLISELe matin se lève à peine, et déjà, le parfum du café chaud flotte dans l’air. Les rideaux encore tirés laissent passer un filet de lumière pâle, presque timide, comme si le jour lui-même hésitait à entrer. Je descends les escaliers lentement, encore enveloppée du souvenir brûlant d’Armand, de sa voix basse, de ses mains qui m’ont retenue comme si le monde entier avait cessé d’exister.Dans le salon, mon père est assis à son bureau. Les papiers sont éparpillés autour de lui, des factures, des lettres à moitié déchirées, des registres épais qu’il referme d’un geste brusque en m’entendant entrer. Son visage est fermé, plus dur que d’habitude. Ses yeux, d’ordinaire vifs, semblent creusés par des nuits sans sommeil.— Élise, assieds-toi, dit-il sans détour, d’une voix qui ne laisse aucune place à la tendresse.Je m’exécute, un poids déjà logé dans ma poitrine. J’attends. Le silence s’étire, seulement troublé par le tic-tac implacable de l’horloge.Enfin, il lève les yeux vers moi.—
ÉliseLe crépuscule étire ses ombres sur la ville alors que je quitte enfin la soirée de fiançailles. Les salons dorés, les chandelles vacillantes, les rires parfaitement calibrés… tout cela pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd. Chaque sourire poli me semble un piège, chaque compliment un jugement. Éliane, avec sa grâce calculée, rôde parmi les invités comme un prédateur invisible, et Charles-Antoine s’installe toujours au centre du théâtre pour savourer nos échanges muets.Mon père, à mes côtés, parle d’affaires, de stratégies, de noms et d’alliances, mais je n’entends que le bourdonnement étouffé des conversations et le cliquetis des verres de cristal. À chaque pas, mes épaules se raidissent, mes mains se crispent sur mon sac. Je veux disparaître, m’arracher à cette scène qui ne me ressemble pas.— Tu veux qu’on rentre, ma fille ? demande mon père, la voix calme mais attentive.Je hoche la tête, soulagée par cette échappatoire. Nous descendons dans la calèche qui nous at