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CŒUR EN RÉVOLTE
CŒUR EN RÉVOLTE
Author: Déesse

Chapitre 1 – Me marier

Author: Déesse
last update Last Updated: 2025-09-03 03:27:47

Élise

Le froid traverse les vitres sans rideaux et s’infiltre dans mes os. Il ne mord pas : il s’installe. Discret, persistant, comme le chagrin. Le manoir n’a plus de feu, plus de rires, plus de musique. Juste les craquements du bois affamé qui menace de céder sous le poids des années. Même l’horloge du vestibule a cessé de battre. Le silence s’étire comme un linceul.

Les portraits de mes ancêtres me regardent de haut, poussiéreux, figés dans leur gloire défunte. On dit qu’ils furent fiers, impitoyables, élégants. Je les connais surtout comme des juges. Ils ne savent pas ce que c’est, l’humiliation du manque. Ils ne sauraient quoi faire d’une cuillère d’étain, d’un corset raccommodé, d’une robe blanchie par trop de hivers. À quoi bon l’aristocratie, si elle s’effrite au premier vent contraire ?

Je suis née ici, dans cette maison trop grande pour le silence qui l’habite. Chaque pièce résonne comme une cathédrale vide. Jadis, ma mère dansait sur le parquet ciré, la soie de ses jupons glissant comme un souffle. Elle riait fort, elle respirait la vie. Et puis, elle s’est éteinte sans un cri, comme une chandelle oubliée sous la pluie. Mon père, lui, portait des gants de cuir, des montres à gousset, et un regard si fier qu’on aurait cru qu’il gouvernait un royaume. Maintenant, il évite les miroirs et parle comme un homme qui attend la fin.

Ce matin, il m’a tendu une lettre. Une main tremblante, mais le regard sec, déterminé. Comme s’il avait déjà signé un pacte avec le diable.

« Tu seras fiancée à Monsieur De Latour. Il possède une usine, vingt chevaux, et pas une seule dette. »

Il n’a pas dit tu l’aimeras. Il n’a pas même feint de me demander mon avis. Il a dit tu seras. Et dans ce seras, j’ai entendu la fin. La fin de l’enfance, de la liberté, des rêves inutiles. Il a vendu la dernière chose qui me restait : mon choix.

Je n’ai rien répondu. Je n’ai pas crié. Je n’ai pas pleuré. J’ai regardé la fenêtre. Le ciel, blanc et bas, suspendu au-dessus du jardin gelé. Le givre aux angles. Les branches nues du grand chêne, tordues comme des doigts implorants.

Une robe trop pâle pour l’hiver. C’est ainsi qu’on m’habille désormais. Une fille à vendre. Une chose polie. Un silence bien élevé.

Je suis sortie sans dire un mot. Sans même emporter de gants. Que le froid me prenne les doigts, au moins que mon corps ressente ce que mon âme refuse encore. Les rues de Lyon sont grises, trempées, vivantes malgré le froid. Des enfants courent après des chiens faméliques. Des marchands crient à pleins poumons. La misère respire bruyamment, mais elle respire. Moi, j’étouffe dans le velours de mon rang effondré.

Je n’ai pas de chaperon une offense de plus aux règles du monde qui m’a élevée. Mais que reste-t-il de ce monde ? Quelques noms sur des papiers rongés par l’humidité. Une salle de bal vide. Une mère morte trop tôt. Un père agenouillé devant ses créanciers.

Mes bottines s’enfoncent dans la boue. Je longe les murs, esquivant les regards comme on esquive les souvenirs. Pas par peur. Par fatigue. La fatigue d’être vue comme une épave précieuse. Une relique sans valeur. La fatigue d’exister sans avenir.

Et puis… je le vois.

Un garçon , non , un homme. Une silhouette droite au milieu de la foule, sans chapeau, le front levé vers le ciel gris. Des mains calleuses, un manteau râpé, les lèvres agitées d’un feu invisible. Il parle. Il parle à tous, et personne ne l’écoute vraiment. Sauf moi.

Il déroule une affiche, la tend à un passant, puis à un autre. Des mots que je ne saisis pas tous : égalité, république, droits. Des mots qu’on n’emploie pas dans les salons, mais que je devine puissants. Interdits, peut-être. Dangereux, sûrement.

Et sa voix… sa voix me heurte. Comme une gifle douce. Comme une promesse qu’on n’a jamais osé me faire. Elle est rauque, sincère, fière. Une voix qui ne demande pas pardon d’exister.

Il tourne la tête. Nos regards se croisent. Mon souffle se suspend. Une seconde. Une seconde de trop. Ses yeux ne sont pas beaux, pas comme dans les livres. Ils sont pleins de cendres et de feu. Et je comprends. Cet homme n’est pas pour moi. Il est tout ce que mon monde méprise. Et tout ce que mon cœur appelle.

Je détourne les yeux, brusquement. Mon cœur cogne. J’ai peur qu’il ait vu ce frisson dans mon cou, cette brûlure soudaine dans ma poitrine. J’ai honte de mon trouble. Honte de vouloir, honte de sentir. Je m’enfuis presque, serrant les pans de mon manteau comme si cela suffisait à cacher le tumulte.

Et pourtant, en remontant la rue, tandis que le vent gifle mes joues et que le vieux manoir m’attend comme une tombe, je le sais.

Je reviendrai.

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