Élise
Il y a des silences plus tranchants que des cris.
Celui de mon père, ce matin-là, est une lame que je sens sous la peau.
Il est assis dans le salon aux murs nus, là où les portraits ont été décrochés pour être vendus. Une tasse froide entre les mains. Sa veste est froissée, ses yeux rougis. Il ne parle pas tout de suite. Il me regarde. Il attend.
– Tu étais sortie.
Sa voix est neutre. Neutre comme un cercueil fermé.
Je baisse les yeux, mais je ne courbe pas l’échine. Pas cette fois.
– Je suis allée marcher.
Il serre la tasse un peu plus fort.
– Sans chaperon.
Je ne réponds pas. Il sait déjà. Il sait que je ne suis plus une fille docile.
Il se lève lentement. Sa canne claque contre le parquet.
– Tu crois pouvoir faire ça impunément ? Tu crois qu’un nom, même brisé, peut supporter ce genre de disgrâce ?
Je le fixe. J’ai envie de lui hurler que le nom est déjà mort. Que la disgrâce n’a pas commencé avec moi.
Mais je murmure seulement :
– Tu as vendu ma main. Tu n’as plus rien à défendre.
Un silence , une gifle aurait été plus douce.
Il reste figé. Puis son regard change, s’effondre. Et pour la première fois depuis des mois, je vois l’homme derrière le père. L’homme perdu. L’homme fatigué. L’homme qui a tout parié et tout perdu.
– Tu ne comprends pas…
Il s’assoit à nouveau. Les mains tremblantes.
– Tu crois que je fais cela de gaîté de cœur ? Tu crois que je ne te vois pas, toi, ta colère muette, ta jeunesse prisonnière ? Mais je n’ai plus rien, Élise. Plus d’alliés. Plus de fortune. Plus de temps. Ce mariage… c’est tout ce qu’il reste entre nous et la ruine complète.
Je veux lui dire que je préfère la ruine à l’effacement.
Mais je ne suis pas sûre qu’il comprenne ce mot.
L’effacement.
Le lent, profond, inexorable effacement de ce que je suis.
Alors je me tais.
Et je remonte dans ma chambre.
Je ferme la porte. Je pousse le meuble contre.
Et je pleure. Mais en silence. Toujours.
Je sors le papier d’Armand de sous mon oreiller. Je le relis.
Vous avez le droit de rêver plus grand.
Je l’écris sur une page de mon carnet, trois fois.
Et quand vient l’heure, je repars.
Le ciel est plus clair que la veille. Les rues moins humides. La foule plus dense.
Je retrouve Armand au même endroit.
Il me voit, et son visage s’illumine.
Un éclat de soleil, dans une ville de suie.
Aujourd’hui, il ne parle pas tout de suite. Il me tend la main.
– Venez.
Je le suis sans poser de questions.
Il me fait traverser des ruelles étroites, des escaliers secrets. Nous montons, toujours plus haut. Des ouvriers nous saluent, des femmes nous regardent en souriant, des enfants courent pieds nus sur les pierres. Et moi, je monte, le souffle court, la robe souillée, le cœur affamé.
Nous arrivons sur une colline. Le quartier des canuts. Là où l’on tisse la soie et la colère.
Armand pousse une porte. Une pièce minuscule. Des livres partout. Une table avec des feuillets, des presses, des taches d’encre.
Et une fenêtre.
Une grande, ouverte, qui donne sur toute la ville.
– C’est ici que je vis. Que j’imprime. Que je pense.
Je fais un pas. Puis deux.
La lumière entre. Le vent aussi.
Et moi, je respire. Pour la première fois depuis des mois, je respire sans contrainte.
– Tu n’as pas peur ?
Il me regarde, surpris.
– De quoi ?
– De moi. De ce que je représente. De ma robe trop pâle.
Il sourit.
– C’est toi qui as peur. Moi, je n’ai jamais jugé les cages par leur soie.
Je m’assois près de la fenêtre. Il me tend un feuillet. Un texte.
Des mots forts. Violents parfois. Vrais toujours.
Je lis.
Et puis j’écris.
Je prends son encre, sa plume, et j’ajoute une phrase.
Il y a plus de révolte dans une fille qui refuse que dans mille hommes qui crient.
Il lit. Il me regarde.
– Tu pourrais écrire pour nous.
Je frémis.
– Vous n’avez pas peur que je trahisse ?
Il secoue la tête.
– Tu sais ce que c’est que d’être vendue. Tu ne nous trahiras pas.
Je reste jusqu’au soir.
Nous parlons de livres, de rêves, d’idées.
Il ne me touche pas.
Il ne me regarde pas comme une chose.
Il me regarde comme un feu.
Je découvre que la pensée, elle aussi, peut embraser.
Et que certains silences guérissent mieux que mille promesses.
Quand je rentre au manoir, la nuit est tombée.
Mon père ne m’attend plus.
Mais sur mon lit, il y a une boîte.
Je l’ouvre.
Une robe neuve.
Riche. Rouge.
La couleur du sang qu’on verse pour acheter la paix.
Un mot, posé dessus.
Pour le dîner avec Monsieur de Latour. Demain soir. Sois présentable.
Je referme la boîte.
Je m’allonge sur le sol froid.
Et je décide.
Demain, j’irai au dîner.
Je sourirai.
Je ferai ce qu’on attend de moi.
Mais dans mon cœur, j’aurai déjà quitté cette maison.
Je porterai leur robe, oui.
Mais en dessous, j’aurai les mots d’Armand tatoués sur la peau.
Et quand le jour viendra,
je saurai où frapper.
ÉLISEJe quitte la bougie, le crayon griffonne encore; dehors la nuit pèse sur les toits, mais j’ai besoin de mouvements, d’actes qui donnent forme à ma colère. Je ferme le carnet, glisse les feuilles dans une enveloppe, la scelle d’un sceau de cire que je casse aussitôt , signe visible pour qui sait lire et je descends l’escalier à pas feutrés.La servante, Jeanne, m’attend dans l’ombre du palier. Elle a les mains froides, mais son regard est un serment muet. Je lui tends l’enveloppe.— Pour maître Laurent, dis-je sans plus d’ornement. Tu lui diras que c’est urgent, que la ville devrait écouter.Elle hoche la tête. Ma voix est basse, mais chaque mot pèse : « Ne le donne qu’à lui. Ne le laisse pas traîner. » Jeanne connaît la discrétion ; elle a des frères au marché et une amie chez le notaire qui aime la justice. Ce sont de petits fils, insignifiants pour la haute société, mais tissés, ils font un filet.Je traverse le jardin, mon manteau rabattu, et je passe par la ruelle du tailleu
ARMANDLe faubourg s’étire sous mes pas, sombre et étroit. Les maisons penchent comme des vieillards fatigués, et l’air chargé d’odeur de braise, de poisson et de bois humide semble me suivre. Chaque pierre inégale du pavé résonne sous mes bottes comme un glas discret, annonçant l’inévitable. Mon cœur bat trop fort, pressentant la tempête. J’ai quitté l’atelier, quitté le bureau où l’on parle de terres et d’impôts, et mon esprit s’accroche aux petites habitudes qui me donnent encore un semblant de sécurité : la lecture volée chez Élise, les mots échangés à la hâte. Tout cela est sur le point de disparaître.Quand les hommes montent l’escalier de ma masure, je sens leurs pas peser comme des condamnations. Le commissaire Lafargue entre avec une solennité implacable, suivi de deux hommes en habit sombre.— Armand Delorme ? dit Lafargue d’une voix ferme, comme on prononce un arrêt. Vous êtes ici sous enquête pour diffusion de pamphlets séditieux et tentative de corruption des esprits.Je
LE PÈREDepuis quelque temps, ma maison ne respire plus la même quiétude. Les pas de ma fille résonnent autrement dans les couloirs, trop pressés, trop nerveux. Ses yeux s’illuminent sans raison, puis s’assombrissent lorsqu’elle croise mon regard. Je connais ces signes. Une femme amoureuse trahit mille secrets sans un mot, et un père qui observe n’a besoin que d’un souffle pour comprendre.Élise.Elle a osé.Je n’ai pas encore son nom, mais je sais qu’un homme a pris place dans son cœur, et cette idée seule m’emplit d’une colère glaciale. Car ce n’est pas seulement une trahison d’affection. C’est un affront à mon autorité, une mise en péril de ce que je bâtis depuis des années : l’alliance, l’honneur, la réputation. Tout ce que je suis, tout ce que nous sommes.Ce matin, j’ai envoyé deux hommes de confiance près de la grille. Ils n’ont pas à comprendre pourquoi, ils savent seulement que mes ordres ne se discutent pas. L’un d’eux m’a rapporté qu’elle a quitté la demeure sous prétexte d
ARMANDQuand je la vois entrer, pâle, le souffle encore court, je comprends aussitôt que quelque chose a basculé. Ses yeux brillent d’un éclat trouble, mélange de peur et de défi, et son corps tremble comme une corde prête à rompre. Je tends les bras sans réfléchir ; elle se jette contre moi, son visage enfoui dans mon cou, et je sens ses larmes brûlantes glisser sur ma peau.— Armand… murmure-t-elle, presque brisée. Dans une semaine… c’est fixé… une semaine, pas plus.Je recule légèrement pour chercher son regard. Mon cœur se fige, puis se soulève d’une colère sourde.— Une semaine ? souffle-je, incrédule. Ils veulent t’arracher à moi comme on arrache une branche d’un arbre, à vif ? Non… non, Élise. Pas comme ça.Mes mains encadrent son visage, et je dépose un baiser fébrile sur son front, puis un autre sur ses paupières fermées, comme pour effacer ses larmes. Elle tremble entre mes bras, mais je sens aussi en elle une force contenue, une résistance prête à éclore.Elle serre mes mai
ÉLISELe matin se lève à peine, et déjà, le parfum du café chaud flotte dans l’air. Les rideaux encore tirés laissent passer un filet de lumière pâle, presque timide, comme si le jour lui-même hésitait à entrer. Je descends les escaliers lentement, encore enveloppée du souvenir brûlant d’Armand, de sa voix basse, de ses mains qui m’ont retenue comme si le monde entier avait cessé d’exister.Dans le salon, mon père est assis à son bureau. Les papiers sont éparpillés autour de lui, des factures, des lettres à moitié déchirées, des registres épais qu’il referme d’un geste brusque en m’entendant entrer. Son visage est fermé, plus dur que d’habitude. Ses yeux, d’ordinaire vifs, semblent creusés par des nuits sans sommeil.— Élise, assieds-toi, dit-il sans détour, d’une voix qui ne laisse aucune place à la tendresse.Je m’exécute, un poids déjà logé dans ma poitrine. J’attends. Le silence s’étire, seulement troublé par le tic-tac implacable de l’horloge.Enfin, il lève les yeux vers moi.—
ÉliseLe crépuscule étire ses ombres sur la ville alors que je quitte enfin la soirée de fiançailles. Les salons dorés, les chandelles vacillantes, les rires parfaitement calibrés… tout cela pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd. Chaque sourire poli me semble un piège, chaque compliment un jugement. Éliane, avec sa grâce calculée, rôde parmi les invités comme un prédateur invisible, et Charles-Antoine s’installe toujours au centre du théâtre pour savourer nos échanges muets.Mon père, à mes côtés, parle d’affaires, de stratégies, de noms et d’alliances, mais je n’entends que le bourdonnement étouffé des conversations et le cliquetis des verres de cristal. À chaque pas, mes épaules se raidissent, mes mains se crispent sur mon sac. Je veux disparaître, m’arracher à cette scène qui ne me ressemble pas.— Tu veux qu’on rentre, ma fille ? demande mon père, la voix calme mais attentive.Je hoche la tête, soulagée par cette échappatoire. Nous descendons dans la calèche qui nous at