Élise
Le miroir ne me reconnaît pas.
Je suis là, pourtant. Je me vois. Le rouge écarlate de la robe épouse mes hanches, souligne ma taille, découvre mes épaules. Mes cheveux sont relevés, tressés, domptés. Mes lèvres ont la couleur du vin et du vice. Tout est parfaitement à sa place.
Sauf moi.
Je ne suis pas à ma place dans cette robe. Ni dans ce manoir. Ni dans cette vie.
Une domestique frappe doucement à la porte, entre sans attendre.
– Monsieur de Latour est arrivé, mademoiselle. Le dîner va commencer.
Je hoche la tête. Elle recule, s’efface, me laisse seule.
Je reste encore quelques secondes devant le miroir. Je me force à respirer. Je me force à sourire. Un sourire qui ne touche jamais mes yeux. Un masque. Rien de plus.
Puis je sors.
Le couloir est silencieux. Chaque pas sur le parquet est une détonation. J’ai l’impression que le monde entier écoute. Que les murs, les portraits absents, les tapis élimés, tous retiennent leur souffle.
Mon père m’attend au bas de l’escalier. Il porte sa veste la moins usée, celle qu’il garde pour les grandes occasions. Il me regarde. Il ne dit rien. Mais il incline la tête, légèrement. Une approbation muette. Comme s’il avait façonné une statue à son image et qu’elle lui ressemblait enfin.
Je le déteste un peu plus pour ça.
– Allons-y, dit-il simplement.
La salle à manger a été éclairée à la bougie. Les chandeliers ont été sortis du coffre. Les assiettes en porcelaine sont celles que ma mère avait commandées pour sa dot. Tout respire l’effort. Le vernis. L’apparence.
Et au milieu de cette mise en scène : lui.
Monsieur de Latour.
Il se lève à mon entrée. Un homme plus jeune que je ne l’avais imaginé. La trentaine à peine. Vêtu avec élégance, mais sans excès. Une bague à la main droite. Un sourire qui semble sincère.
– Mademoiselle Élise. C’est un honneur.
Je m’incline, sans courber l’échine.
– Monsieur.
Nous nous asseyons. Le dîner commence. Des plats raffinés, bien trop luxueux pour nos finances actuelles. Tout a été emprunté, jusqu’au cuisinier. Jusqu’aux fleurs fanées dans le vase.
Il me parle.
Il parle bien.
Il évoque Paris, les salons, les réformes, la musique, la littérature. Il a des opinions. Il sait écouter. Il me demande ce que je lis, ce que j’aime, ce que je pense du monde.
Je réponds avec prudence.
Pas trop.
Jamais trop.
Mon père veille.
Mais l’homme n’est pas un imbécile. Je vois bien qu’il devine mes hésitations. Qu’il lit entre les lignes. Qu’il note l’acidité sous mes politesses.
Et pourtant, il ne semble pas s’en offusquer.
– On m’a dit que vous aimiez marcher, dit-il en relevant à peine les yeux de son verre.
Je me fige. Mon père aussi.
Mais Monsieur de Latour continue, le ton léger.
– J’aime marcher aussi. Il n’y a rien de plus honnête qu’une ville qu’on découvre à pied. À Lyon, les murs parlent si on sait écouter.
Je ne réponds pas. Mais un détail me frappe.
Il a dit "à Lyon".
Pas "ici".
Pas "chez vous".
– Vous n’êtes pas lyonnais.
Il sourit.
– Non. Mais j’apprends vite.
Je baisse les yeux sur mon assiette. Quelque chose me trouble. Cet homme n’est pas comme les autres prétendants que mon père avait envisagés. Il est plus jeune. Plus cultivé. Plus attentif. Mais ce n’est pas ça qui m’inquiète. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il ne cherche pas à me séduire. Il m’observe. Il m’étudie.
Et moi, je n’aime pas être observée.
Je préfère qu’on me sous-estime.
Quand le repas s’achève, il se lève, me tend la main.
– Puis-je vous demander une minute de votre temps, mademoiselle ?
Je sens mon père se raidir. Mais je me lève. J’acquiesce.
Nous sortons sur la terrasse.
La nuit est tiède. La lune découpe les toits en silhouettes d’encre. Le vent soulève doucement les pans de ma robe.
– Vous n’avez pas envie de ce mariage, dit-il sans détour.
Je reste droite.
– Non.
Il hoche la tête. Sans colère. Sans surprise.
– Moi non plus.
Je tourne la tête vers lui.
– Alors pourquoi êtes-vous là ?
– Parce que vos idées me plaisent plus que votre silence.
Je le regarde, surprise. Il sourit.
– Ne soyez pas si étonnée. Vous croyez vraiment que les mots que vous avez ajoutés à cet article sont passés inaperçus ?
Mon cœur s’arrête.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez.
– Armand m’a montré votre phrase. Il vous a crue discrète. Mais on reconnaît la main d’un esprit en colère, surtout quand il tremble un peu.
Je recule d’un pas.
– Vous travaillez avec lui.
– Disons que je l’aide. Que nous avons des buts communs. Et que vous pourriez en faire partie.
Il s’approche. Pas trop. Juste assez pour que sa voix soit plus grave, plus intime.
– Ce mariage est un marché. Mais il peut aussi être une couverture. Vous épouser, c’est entrer dans votre monde. Et vous, en entrant dans le mien, vous auriez les moyens d’agir. De changer les choses. D’imprimer, de publier, de combattre. Depuis l’intérieur.
Je suis sans voix.
Il baisse les yeux. Ses mots sont posés, mais brûlants.
– Je ne vous demande pas de m’aimer. Je ne suis pas Armand. Je suis une proposition. Un levier. Un masque de plus dans ce bal.
Je reste là. Incertaine. Bouleversée.
Et je comprends.
Ce n’est pas un mariage.
C’est une guerre en robe de bal.
– Je vous donnerai ma réponse demain, dis-je enfin.
Il incline la tête.
– Je n’en attendais pas moins.
Il s’éloigne.
Je reste seule sur la terrasse.
Le vent me transperce.
Et dans ma poche, froissé, je serre le feuillet d’Armand.
Lui, c’est la flamme.
Mais l’autre, c’est l’étincelle qui pourrait tout embraser.
Alors je fixe la nuit.
Et je choisis de ne plus être la fille qu’on vend.
Je serai le feu sous les jupes de soie.
Le poison dans leur coupe de cristal.
Et demain,
je danserai au bal des masques,
la tête haute,
les poches pleines de cendres.
ÉliseLe jour se lève à peine sur la ville quand je sors du carrosse. L’air est encore frais, presque glacial, et chaque souffle que je prends forme un nuage blanc qui s’évapore aussitôt. La fraîcheur mordante du matin me gifle le visage, mais elle ne suffit pas à calmer l’orage qui gronde dans ma poitrine. Chaque pas vers la demeure de Monsieur de Latour est un défi, une lutte sourde entre la peur viscérale et la détermination farouche qui s’empare de moi. Je ne suis plus cette fille docile qu’on enferme dans des robes trop serrées, qu’on réduit au silence et à l’obéissance. Non, aujourd’hui, je suis bien plus qu’une ombre timide au coin d’une pièce. Aujourd’hui, je suis une voix qui s’éveille, un souffle qui va briser les chaînes invisibles.Je pousse la porte massive de la vieille maison. Le bois, ancien et solide, grince sous mes doigts tremblants puis sous mes pas prudents. Une lumière tamisée éclaire la pièce centrale où plusieurs silhouettes se tiennent déjà rassemblées. L’odeu
ÉliseLe matin s’étire, pâteux, englué dans l’angoisse. Mon corset me serre plus que d’habitude. Le tissu colle à ma peau comme une seconde prison. Chaque respiration est un combat. Mon père ne me parle pas, il attend. Le silence est un fil tendu entre nous. Il sait que je dois dire oui. Il sait que j’hésite. Et il sait surtout qu’il ne peut rien faire de plus. La décision, pour une fois, repose sur moi.Et j’aime ce pouvoir. Même s’il m’écorche.Je quitte la maison avant qu’il n’ouvre la bouche. Je m’enfonce dans la ville comme on plonge sous l’eau. Je cherche l’air ailleurs. Les rues sont encore calmes, lavées par la rosée. Je ne vais pas chez Armand. Pas aujourd’hui. Il me manque, mais je ne veux pas le voir. Pas tant que je ne saurai pas ce que je fais.Je me rends chez Madame Moreau. Une femme qui lit les lignes de la main, mais surtout celles du cœur. Une ancienne libraire que la ville a oubliée. Elle sent l’encre, le café, les secrets.Elle me regarde entrer et ne dit rien. Ell
ÉliseLe miroir ne me reconnaît pas.Je suis là, pourtant. Je me vois. Le rouge écarlate de la robe épouse mes hanches, souligne ma taille, découvre mes épaules. Mes cheveux sont relevés, tressés, domptés. Mes lèvres ont la couleur du vin et du vice. Tout est parfaitement à sa place.Sauf moi.Je ne suis pas à ma place dans cette robe. Ni dans ce manoir. Ni dans cette vie.Une domestique frappe doucement à la porte, entre sans attendre.– Monsieur de Latour est arrivé, mademoiselle. Le dîner va commencer.Je hoche la tête. Elle recule, s’efface, me laisse seule.Je reste encore quelques secondes devant le miroir. Je me force à respirer. Je me force à sourire. Un sourire qui ne touche jamais mes yeux. Un masque. Rien de plus.Puis je sors.Le couloir est silencieux. Chaque pas sur le parquet est une détonation. J’ai l’impression que le monde entier écoute. Que les murs, les portraits absents, les tapis élimés, tous retiennent leur souffle.Mon père m’attend au bas de l’escalier. Il por
ÉliseIl y a des silences plus tranchants que des cris.Celui de mon père, ce matin-là, est une lame que je sens sous la peau.Il est assis dans le salon aux murs nus, là où les portraits ont été décrochés pour être vendus. Une tasse froide entre les mains. Sa veste est froissée, ses yeux rougis. Il ne parle pas tout de suite. Il me regarde. Il attend.– Tu étais sortie.Sa voix est neutre. Neutre comme un cercueil fermé.Je baisse les yeux, mais je ne courbe pas l’échine. Pas cette fois.– Je suis allée marcher.Il serre la tasse un peu plus fort.– Sans chaperon.Je ne réponds pas. Il sait déjà. Il sait que je ne suis plus une fille docile.Il se lève lentement. Sa canne claque contre le parquet.– Tu crois pouvoir faire ça impunément ? Tu crois qu’un nom, même brisé, peut supporter ce genre de disgrâce ?Je le fixe. J’ai envie de lui hurler que le nom est déjà mort. Que la disgrâce n’a pas commencé avec moi.Mais je murmure seulement :– Tu as vendu ma main. Tu n’as plus rien à déf
ÉliseJe ne dors pas cette nuit-là.Les draps sont glacés, trop vastes, froissés par des cauchemars que je ne veux pas nommer. Le feu n’a pas été allumé. Mon père a oublié, ou il a décidé que c’était un luxe inutile. Je suis restée allongée, les yeux grands ouverts, fixant le plafond craquelé, comme si un signe allait s’y dessiner.Je repense à lui. À cet homme dans la foule. À cette voix. Cette voix qui n’avait rien demandé, rien supplié, mais tout affirmé.Il avait l’air pauvre. Il avait l’air libre.Et c’est peut-être cela qui m’a le plus bouleversée : sa liberté nue. Sa voix nue. Comme un feu qui se moque des saisons.À l’aube, je me lève sans bruit. Mon père dort encore ou fait semblant. Le majordome a fui depuis des mois, les domestiques se sont évaporés un à un, et le jardin n’est plus qu’un enchevêtrement de ronces. Il ne reste que moi, fantôme d’un monde qui se délite.Je noue un châle autour de mes épaules, attrape un vieux carnet et une plume. Je ne sais pas pourquoi. Peut-
ÉliseLe froid traverse les vitres sans rideaux et s’infiltre dans mes os. Il ne mord pas : il s’installe. Discret, persistant, comme le chagrin. Le manoir n’a plus de feu, plus de rires, plus de musique. Juste les craquements du bois affamé qui menace de céder sous le poids des années. Même l’horloge du vestibule a cessé de battre. Le silence s’étire comme un linceul.Les portraits de mes ancêtres me regardent de haut, poussiéreux, figés dans leur gloire défunte. On dit qu’ils furent fiers, impitoyables, élégants. Je les connais surtout comme des juges. Ils ne savent pas ce que c’est, l’humiliation du manque. Ils ne sauraient quoi faire d’une cuillère d’étain, d’un corset raccommodé, d’une robe blanchie par trop de hivers. À quoi bon l’aristocratie, si elle s’effrite au premier vent contraire ?Je suis née ici, dans cette maison trop grande pour le silence qui l’habite. Chaque pièce résonne comme une cathédrale vide. Jadis, ma mère dansait sur le parquet ciré, la soie de ses jupons g