LOGINÉlise
Le lendemain matin, le soleil perce à peine les volets. Mon corps est encore endolori des entraînements de la veille, mais une énergie nouvelle me pousse à bouger. Pourtant, malgré la fatigue, mes pensées se tournent vers Armand. Sa visite nocturne n’a cessé de tourner dans mon esprit : ses yeux, sa main hésitante, le frisson que j’ai senti quand nos regards se sont accrochés.
Alors que je m’apprête à descendre, un bruit léger me fait sursauter. Je tourne la tête, et la fenêtre de ma chambre s’ouvre doucement, sans le moindre grincement. Mon cœur rate un battement.
– Armand ? murmurai-je, incrédule.
Il se tient là, un peu penché, son regard brillant d’une intensité qui me coupe le souffle.
– Je ne pouvais pas attendre, dit-il avec un sourire tendre mais sérieux.
Je sens l’adrénaline monter en moi. Monter par la fenêtre… le risque qu’il a pris me fait frissonner.
– Tu aurais pu tomber, te faire voir… c’est insensé ! dis-je, mi-amusée, mi-inquiète.
– Je l’ai fait pour toi, répond-il simplement, comme si ces mots suffisaient à expliquer le courage et l’affection mêlés dans son geste.
Je me rapproche de lui, le souffle court. La proximité est électrisante, mais silencieuse. Nous devons rester prudents. Pourtant, le danger accentue notre lien, rend chaque geste plus vif, chaque regard plus brûlant.
– Je pense à toi… chaque jour, murmure-t-il, presque comme un aveu qu’il n’aurait jamais cru faire. Même quand je suis occupé, même quand le monde semble me retenir, tu es là. Dans mes pensées, dans mon souffle… tu es partout.
Un frisson parcourt mon échine. Ses mots résonnent en moi comme une musique douce mais insistante.
– Armand… je… balbutiai-je, incapable de trouver les mots. Je ne savais pas que…
– Que je pensais à toi ? répète-t-il doucement, capturant mes mains dans les siennes. Oui. Chaque jour. Et je ne peux pas imaginer passer un instant sans toi, Élise.
Ses mains glissent doucement sur mes bras, et je frissonne à leur contact. Ses yeux capturent les miens, et dans ce silence chargé, il y a une promesse, une intensité que je n’avais jamais ressentie auparavant.
– Tu changes, murmure-t-il presque pour lui-même, mais je l’entends. Tu es… plus forte, plus vive, et je… je veux être là pour tout ça.
– Moi aussi, Armand… je veux que tu sois là. Mais… regarde le risque que tu prends !
– Pour toi, je le prends, dit-il avec un sourire qui fait fondre mes résistances.
Je ris doucement, nerveusement, et avant que je puisse réagir davantage, il incline la tête et nos lèvres se rencontrent. Un baiser doux, long, suspendu entre désir et tendresse. Je ferme les yeux, goûtant ce mélange de frisson et de chaleur, cette intimité silencieuse mais brûlante.
Nous restons là, enlacés, nos mains jouant sur les bras de l’autre, nos doigts s’entrelacent. Chaque contact est une caresse électrique, mais respectueuse, comme si nous savions tous deux que chaque geste compte plus que tout. Le monde extérieur pourrait surgir à tout instant, mais nous ne voulons pas le voir. Il n’existe pas ici.
Armand effleure mon front de ses lèvres, puis mes cheveux, et je me blottis contre lui, savourant la sécurité de ce moment fragile.
– Promets-moi, dit-il enfin, la voix basse, que quoi qu’il arrive, nous resterons unis.
Je hoche la tête, une larme chaude coulant sur ma joue.
– Je te le promets.
Nous échangeons un dernier baiser, long et doux, où chaque contact semble graver notre lien dans l’air lui-même. Aucun mot ne peut traduire ce que nous ressentons, aucun geste ne franchit la ligne de la prudence, mais le désir contenu est palpable, vibrant.
– Prête pour ce qui nous attend demain ? murmure-t-il, la voix pleine d’une tendresse brûlante.
– Toujours… avec toi, dis-je, posant un dernier baiser sur ses lèvres.
Il recule doucement, un sourire mêlé d’inquiétude et de fierté sur le visage, et je le regarde disparaître dans la nuit, escaladant la fenêtre avec une agilité qui me laisse bouche bée. Le risque qu’il a pris, le courage qu’il a montré, me bouleverse profondément. Je reste là, le cœur battant, les doigts encore effleurant l’air où nos mains s’étaient liées.
Et je sais que quoi qu’il arrive demain, quoi qu’affronte le monde, nous serons ensemble. Dans la lumière comme dans l’ombre, liés par cette passion douce et cette confiance silencieuse qui nous unit.
Seule, je m’assieds au bord de mon lit, les lèvres encore brûlantes du baiser volé, et je me sens complète, courageuse, prête. Prête à affronter les dangers, et prête à protéger ce lien fragile mais indestructible avec Armand.
CINQ ANS PLUS TARDLe vent qui balaie la Fagne n’a plus le goût de la cendre. Il sent le foin fraîchement coupé et la terre retournée. Là où le hameau des Saules fut rasé, un nouveau village a poussé, plus modeste, plus solide. Ses maisons sont bâties en pierre des champs et en bois de chêne, et chaque famille a son lopin de terre. Il n’a pas de nom. On l’appelle simplement « le Nouveau ».Au centre, là où la vieille Mélisande avait sa cabane, se dresse une simple stèle de granit. Aucun nom n’y est gravé. Seul un mot : SOUVENS-TOI.Je marche entre les maisons, un enfant endormi sur mon épaule. Son petit souffle chaud contre mon cou est le rythme le plus paisible que je connaisse. Ils m’appellent encore « Madame Élise », par habitude, mais le titre n’a plus de poids. Je suis celle qui vit dans la vieille maison du garde-chasse, en lisière de bois. Je suis celle qui aide à compter les récoltes, qui écoute les disputes, qui soigne les fièvres avec les herbes que Mélisande m’a apprises.L
ÉLISELe château n’est plus une forteresse. C’est une coquille vide, un corps dont on a arraché l’âme. Je marche dans les couloirs silencieux, mes pas résonnant dans un luxe qui me semble soudain obscène. Les portraits de mes ancêtres me suivent du regard. Je ne vois plus la puissance. Je ne vois que le poids de l’histoire, une chaîne d’orgueil et de sang.Mon père est confiné dans l’aile ouest. Il a un serviteur, un garde. Une prison dorée. Je ne l’ai pas revu. Je ne sais pas si je le pourrai un jour. Parfois, je surprends des sanglots étouffés derrière sa porte. Le son d’un empire intérieur qui s’effondre.Aujourd’hui, nous avons convoqué une assemblée. Dans la grande salle, là où mon père donnait ses ordres et où Montbray ourdissait ses plans, se tiennent maintenant des visages burinés par le soleil et le labeur. Des fermiers. Des artisans. Julien est là, massif et silencieux. Le prêtre défroqué, qui sert maintenant de scribe. Et Armand.Armand. Il se tient un peu à l’écart, appuyé
ARMANDL’univers se réduit à lui et à moi. Le fracas de la bataille s’estompe, devenant un lointain bourdonnement. Il n’y a plus que le clapotement de l’eau, notre respiration haletante, et le grésillement de la haine.Montbray esquisse un sourire, un rictus de prédateur.—Le bâtard et le bourreau. La boue est un cadre approprié pour notre dernière danse.Il fond sur moi. Sa lame est un éclair d’argent. Je pare tant bien que mal avec ma dague, le choc résonnant dans mon bras blessé. Une douleur aiguë me transperce l’épaule. Il est plus fort, plus rapide, infiniment plus compétent.— Tu vois ? ricane-t-il en forçant ma garde. Le sang finit toujours par parler. Le tien est faible, bâtard. Impur.Je recule, mes pieds cherchant désespérément un appui dans la vase. Il avance, implacable, son élégance une insulte dans ce chaos.—Je vais te tuer. Puis je vais reprendre ce qui m’appartient. Et je ferai en sorte qu’Élise regarde.Sa pointe effleure ma joue. Une brûlure froide. Je trébuche sur
ARMANDLes marais sont un être vivant. Il respire par la brume, son sang est l’eau noire et stagnante, ses os sont les racines tordues des saules. Aujourd’hui, il se prépare à se nourrir.Nous les laissons s’enfoncer. Nous les observons, Julien et moi, dissimulés dans un enchevêtrement de branches et de lianes. Cinquante hommes, peut-être soixante. Ils avancent en formation serrée, maladroits, leurs bottes s’enfonçant profondément dans la tourbe. Je reconnais les couleurs de la maison de mon père. Et je vois, au centre, deux silhouettes que je hais plus que tout : le Comte, imposant et rageur, et Montbray, élégant même dans cet enfer, son visage un masque de mépris.— Plus loin, chuchote Julien, son souffle chaud contre mon oreille. Laisse-les aller jusqu’à la Sphère.La Sphère. Un cercle d’eau plus profond, entouré de roseaux et de fondrières traîtresses. Notre piège.Je hoche la tête, ma blessure lancinante. Chaque battement de mon cœur est un coup de marteau dans ma chair, mais la
LE PÈRELe juge Lemoine a été retrouvé ce matin. Pendu dans son propre bureau. Un suicide, bien sûr. Personne ne croit à un suicide. La peur a changé de camp. Elle n'est plus une lame que je brandis ; c'est un brouillard qui m'enveloppe, impalpable, étouffant.Montbray arpente mon cabinet comme un fauve en cage. Son calme olympien s'est fissuré. Lemoine détenait des informations sur ses opérations à Paris. Des choses que même moi, son beau-père, j'ignorais. Des dettes de jeu colossales contractées auprès de personnes peu recommandables.— Votre fille, crache-t-il, les yeux injectés de sang. Elle et son bâtard de renégat. Ils ne se contentent plus de mordre les chevilles. Ils visent la jugulaire.— C'est vous qui avez voulu cette alliance ! rugis-je. C'est vous qui avez parlé de jouer au corbeau !— Je n'imaginais pas qu'ils apprendraient si vite à voler ! rétorque-t-il. Ils ont le carnet de Lemoine. S'ils le diffusent...Il n'a pas besoin de finir sa phrase. Si les créanciers de Montb
ÉLISELa nouvelle nous arrive portée par le vent, et il sent le bois brûlé et la chair calcinée.Le hameau des Saules. Rasé. Il n’y avait pas d’hommes, ils s’étaient cachés dans les bois, prévenus par nos messagers. Alors, ils ont brûlé les maisons. Les granges. Les réserves de foin pour l’hiver. Et ils ont trouvé la vieille jument boiteuse de la veuve Annette, et ils l’ont abattue devant sa porte. Un avertissement. Nous pouvons tout prendre.Je suis assise sur une pierre moussue au bord des marais, les poings si serrés que mes ongles creusent des demi-lunes dans mes paumes. Ce n’est pas de la colère qui m’habite. C’est une certitude froide et lourde, comme une pierre tombale. Mon père et mon mari ne sont pas des hommes. Ce sont des forces de la nature, aveugles et dévastatrices. On ne raisonne pas avec un incendie. On l’éteint. Ou on meurt.Armand sort de la cabane, pâle mais lucide. Il voit mon visage.—Élise?Je me lève. Ma voix est étrangement calme.—Ils ont brûlé les Saules.Ils







