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Chapitre 2 – L’homme au papier froissé

Author: Déesse
last update Last Updated: 2025-09-03 03:28:26

Élise

Je ne dors pas cette nuit-là.

Les draps sont glacés, trop vastes, froissés par des cauchemars que je ne veux pas nommer. Le feu n’a pas été allumé. Mon père a oublié, ou il a décidé que c’était un luxe inutile. Je suis restée allongée, les yeux grands ouverts, fixant le plafond craquelé, comme si un signe allait s’y dessiner.

Je repense à lui. À cet homme dans la foule. À cette voix. Cette voix qui n’avait rien demandé, rien supplié, mais tout affirmé.

Il avait l’air pauvre. Il avait l’air libre.

Et c’est peut-être cela qui m’a le plus bouleversée : sa liberté nue. Sa voix nue. Comme un feu qui se moque des saisons.

À l’aube, je me lève sans bruit. Mon père dort encore ou fait semblant. Le majordome a fui depuis des mois, les domestiques se sont évaporés un à un, et le jardin n’est plus qu’un enchevêtrement de ronces. Il ne reste que moi, fantôme d’un monde qui se délite.

Je noue un châle autour de mes épaules, attrape un vieux carnet et une plume. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour avoir une excuse. Peut-être pour prétendre que je suis une promeneuse lettrée, une rêveuse de poésie, pas une jeune fille en cavale pour revoir un inconnu.

La ville s’éveille dans la brume. Les pavés luisent encore de la pluie de la veille. Je descends vers les quartiers populaires, là où les façades sont tachées de suie, où les enfants jouent pieds nus, et où les femmes haussent le ton sans rougir.

Je me sens déplacée.

Mais pas perdue.

Je le cherche. Je marche lentement, les yeux fixés droit devant moi pour ne pas attirer l’attention. La peur monte par vagues. Et si je ne le retrouvais pas ? Et si c’était une illusion ? Une silhouette inventée par mon désespoir ?

Mais soudain, là.

Au bout d’un marché improvisé, près d’un mur couvert d’affiches déchirées.

Il est là.

Il parle encore. Moins fort cette fois, comme s’il jaugeait son auditoire. Trois hommes l’écoutent, l’un hoche la tête, un autre croise les bras. Une fillette lui tend un morceau de pain qu’il accepte avec un sourire. Et moi, je reste là, tétanisée.

Je pourrais repartir.

Je devrais repartir.

Mais mes pieds ne bougent pas.

Il lève les yeux. Me voit.

Et cette fois, il ne détourne pas le regard.

Il s’approche.

Je retiens ma respiration.

« Vous étiez là, hier. »

Sa voix est plus douce que dans mes souvenirs. Ou peut-être est-ce le silence du matin qui la rend plus intime.

Je hoche la tête.

Je veux parler, mais aucun mot ne sort. Alors je tends le carnet. Un geste absurde. Il le regarde, interloqué.

« Vous écrivez ? »

Je bredouille enfin : « Parfois. Quand je ne peux pas crier. »

Il sourit. Pas un sourire moqueur. Un sourire lent, surpris, presque ému.

« Alors vous comprenez. »

Je ne sais pas ce que je suis censée comprendre. Mais je hoche la tête encore. Je suis ridicule. Gênée. Fascinée.

Il me tend un papier. Le même que la veille, sans doute. Une feuille imprimée avec des mots que je n’ai pas appris à aimer.

L’Union Populaire. Les droits pour tous. Les enfants à l’école. Le travail pour les femmes. L’abolition des privilèges.

Je tremble légèrement.

« Mon père me marie à un homme que je n’aime pas », je souffle.

Je ne sais pas pourquoi j’ai dit cela. Pourquoi, à lui.

Il ne rit pas. Il ne détourne pas les yeux. Il dit juste :

« Vous n’êtes pas la seule. Mais vous pouvez être la dernière. »

Il m’invite à marcher. Je le suis. Comme une somnambule.

Il me parle de la ville, de ce qu’il veut changer. Il s’appelle Armand. Il est ouvrier dans une imprimerie. Il imprime la révolte, dit-il en riant. Et parfois, il croit qu’un mot bien choisi peut être plus dangereux qu’un canon.

Je l’écoute. Et j’oublie le froid. J’oublie ma robe usée. J’oublie le poids de mon nom.

Il me parle de justice. Je lui parle de solitude. Il me raconte son enfance. Je lui raconte la mienne comme un conte brisé.

Il me dit : « Vous n’êtes pas faite pour être vendue. »

Et je voudrais le croire.

Nous marchons longtemps. Trop longtemps. Quand je m’en rends compte, le soleil est déjà haut, et je suis loin du manoir. Je panique. Je me fige.

« Je dois rentrer. »

Il comprend. Il ne pose pas de question.

Il glisse dans ma main un nouveau papier, plié en quatre.

« Demain, à la même heure. Si vous le souhaitez. »

Je repars en courant. Le cœur battant. Les joues en feu.

J’ai l’impression d’avoir volé quelque chose.

Un moment. Un regard. Une promesse.

Quand j’ouvre le papier une fois rentrée dans ma chambre, il n’y a que quelques mots. Écrits à la hâte.

Vous avez le droit de rêver plus grand.

Et je veux vous le prouver.

Je le relis trois fois.

Puis je le cache sous mon oreiller.

Et cette nuit-là, pour la première fois depuis longtemps, je m’endors sans trembler.

Souhaites-tu que le Chapitre 3 poursuive directement cette relation avec Armand, ou préfères-tu recentrer sur Élise au manoir et les conséquences de sa fuite ?

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