12h46
Hôpital St Christophe Je coupe le moteur. Nous sommes enfin arrivés : l’hôpital central de la ville. L’endroit est réputé pour la qualité de ses soins. Les avis sont excellents, et l’atmosphère ici est étonnamment paisible malgré le cœur animé de la ville. Nous franchissons les portes ensemble. C’est un pas de plus vers ce rêve que nous espérons pouvoir enfin toucher du doigt. À l’accueil, une dame âgée nous salue chaleureusement. Nous connaissons déjà le bureau du docteur Lee, le gynécologue qui suit Siara depuis plusieurs mois maintenant. En moins de deux minutes, nous voilà dans la salle d’attente. Je suis assis à côté d’elle. En face, une femme enceinte caresse distraitement son ventre. Je jette un regard à Siara et je l’imagine, elle aussi, avec ce petit arrondi. Ça me fait sourire. Je la taquine un peu pour détendre l’atmosphère, mais je transpire à grosses gouttes. Le stress me tue à petit feu. Elle, elle est nerveusement magnifique. Surtout quand elle mordille sa lèvre inférieure et enroule ses doigts dans ses mèches. Une infirmière entre dans la pièce. Mon cœur rate un battement. Je crois que c’est notre tour. Nos mains tremblantes s’agrippent l’une à l’autre. — Bonjour, madame Blaz. Le docteur Lee vous attend. Mes jambes se mettent à flageoler. Je ne sais pas comment je vais réagir, peu importe le résultat. Je prie en silence pour que ce soit positif. Pour que cette incertitude cesse. Siara, elle, a l’air plus sereine. Son sourire m’apaise un peu. Mais je n’imagine même pas ce qu’elle peut ressentir. C’est elle, après tout, qui portera cet enfant. L’infirmière nous guide vers une porte blanche où est écrit en lettres noires Dr. Lee – Gynécologie & Fertilité. Elle toque. Une voix masculine nous invite à entrer. Le docteur est derrière son bureau, concentré sur son écran. Une musique classique flotte dans l’air. Mozart, je crois. Ça ne fait qu’augmenter mon anxiété, même si ça semble détendre le docteur. L’infirmière nous installe face à lui. — Bonjour monsieur et madame Blaz, quel plaisir de vous revoir ! Il doit avoir une soixantaine d’années, ses traits sont marqués. Ses cheveux noirs sont couverts d’une charlotte, et ses lunettes rondes reposent sur son nez un peu bombé. Son sourire est franc, chaleureux. On dirait qu’il sourit avec tout son visage. — Monsieur Blaz, dit-il en me fixant, votre femme avait déjà un rendez-vous prévu dans deux jours. J’ai été surpris par son appel hier soir. Siara vient souvent ici pour ses examens de routine. Des choses de femmes. Je n’en connais pas les détails. — Oui, j’étais juste un peu impatiente… Est-ce que vous pourriez vérifier si je suis enceinte ? Je me sens un peu confuse ces derniers jours. — Bien sûr. Mais avant ça, j’ai besoin de vous poser quelques questions. Quand avez-vous fait le test de grossesse ? — Hier, répond-elle, hésitante. Il sort un carnet de sa poche. — Et… à quand remonte votre dernier rapport sexuel ? Je me raidis. Toujours aussi gênant, même si c’est son boulot. Heureusement, Siara prend la parole. — Hier soir, dit-elle en rougissant. — Très bien. Suivez-moi, madame Blaz. Nous allons faire quelques examens rapides. Elle me laisse seul avec mes pensées qui s’écrasent contre mes tempes. Je jette un coup d’œil aux murs. Des diplômes, encadrés avec soin. Il a étudié à Tokyo et a été major de promo en 1994. Les minutes s’éternisent, mais enfin, ils reviennent. Il s’installe. Même posture, même ton calme. Impossible de deviner ce qu’il va dire. — Puisqu’il s’agit simplement d’une confirmation, les résultats sont rapides. Pause. — Votre femme n’est pas enceinte… Mon cerveau gèle. Tout devient flou. Les mots du docteur deviennent bourdonnement. Je me sens piégé dans cette chaise, incapable de bouger, incapable de penser. Mes poings se serrent. Je retiens mes larmes. C’est la deuxième fois. Deux fois qu’on y croit, et que tout s’effondre. Deux fois qu’on touche le bonheur du bout des doigts pour qu’il disparaisse aussi vite qu’il est venu. Trois secondes. C’est tout ce qu’il faut à mon cœur pour espérer, avant que ma tête ne me rappelle la réalité. — Je vous conseille de continuer les visites. Il est possible que l’usage prolongé de contraceptifs ait perturbé votre corps. Le stress aussi peut jouer un rôle important. En attendant, gardez espoir et continuez à essayer. “Essayer”. Ce mot. Encore. Toujours. Il me hante. Ce matin encore, j’y croyais. Aujourd’hui, je suis vidé. Siara, elle, reste silencieuse. Aucune larme, aucun mot. Nous rentrons chez nous, chacun perdu dans sa propre douleur. ⸻ De retour à la maison- 14h56 Nous sommes allongés, côte à côte, dans le lit où nous avons fait l’amour la veille. Nos mains se tiennent. Nos visages sont neutres. Ni colère, ni chagrin. Je veux être fort pour elle. Parce que sa douleur est aussi la mienne. Parce qu’un jour, je sais, un jour, un enfant sera à nous. — Je suis désolée de t’avoir déçu, murmure-t-elle. Je suis surpris. Il y a tant de douleur dans sa voix. Je caresse doucement sa joue. — Ce n’est pas ta faute, Siara. J’ai envie de dire que c’est la mienne. Qu’il faut bien un responsable. Je suis prêt à porter tout ça. Parce que c’est moi l’homme, parce que je l’aime. — Je comprendrais si tu voulais me quitter, ajoute-t-elle, presque inaudible. La quitter ? Je l’ai envisagé un jour. Quand j’étais faible. Mais jamais je n’aurai la force de le faire. Ce serait lâche. Et ça nous détruirait tous les deux. — Jamais je ne te quitterai. Je t’aime, et tu le sais. Elle ferme les yeux. Un mince sourire glisse sur ses lèvres. C’est la plus belle chose que j’ai vue de la journée. Nous finissons par nous endormir, bercés par nos larmes invisibles. ⸻ Pensée de Siara *Je ne sais pas pourquoi, mais une part de moi est soulagée que le test soit négatif. Il a l’air si triste… et je culpabilise de lui avoir menti encore une fois. Comment lui dire que je ne suis pas prête ? Que ce bonheur qu’il souhaite tant m’effraie plus que tout ? Et cette vidéo où il disait que je lui avais volé sa paternité… Je panique. Je l’aime, pourtant. Mais cet amour me rend égoïste. Il me tue doucement, et l’emporte avec moi. Mais je garde espoir. Avec ou sans enfant, je veux construire ma vie avec lui* ⸻ 19h28 – Entreprise Je me réveille après notre sieste. Le travail m’appelle. J’envoie un message à ma patronne : léger retard, j’accompagne ma femme à l’hôpital. Elle me demande d’être là dans moins d’une heure pour signer des papiers importants. Le soleil est déjà couché quand je démarre. La ville est plongée dans le silence des lampadaires et de la lune. Dans le hall d’entrée, les cris fusent depuis la salle de repos. J’accélère le pas. — Mon frère va démolir cette boîte de merde ! hurle Saoul. Comment avez-vous pu choisir quelqu’un d’autre ?! Qui est plus qualifié que moi ?! Des collègues m’adressent un salut de tête. — Salut Aaron, dit l’un d’eux en tenant un café. — Qu’est-ce qu’il se passe ? — Jason fait une crise depuis hier soir. Je souris en coin. — Qu’il démissionne, ça nous fera des vacances. Saoul m’entend. Ses yeux noirs m’électrocutent. — T’es qu’un minable, Aaron. Comme tous les autres ! Il me bouscule et s’en va. Je vais me servir un café. Aujourd’hui, pas d’énergie pour les disputes. Trop de choses en tête. La patronne sort à son tour, furieuse. Je bois mon café, amer et fort. J’ai besoin de parler. De vider ce que j’ai sur le cœur. Je me rends au bureau de Teyanah , mais il est vide. Ma tristesse s’enfonce un peu plus. Elle doit sûrement être dans un avion en direction de New-york. Je continue mon chemin. Et là… quelque chose m’alerte. Un homme fouille dans mes affaires. — Je peux savoir ce que vous faites ? Il se retourne. Mes yeux s’ouvrent en grand. — Qu’est-ce que tu fous ici ?! — Je passais par là. J’ai eu envie de dire bonjour à un vieil ami. Des cheveux roux, des cernes noires, ce regard presque spectral… mais c’est bien lui. Jared. Mon frère de cœur. Je le serre dans mes bras. Fort. Longtemps. — Je suis tellement content de te voir. J’avais besoin de toi, mec.⸻ Les nerfs à vif, les poings serrés, les dents crispées… on se regarde tous en silence. Karen a ce talent naturel qu’ont certaines mères : elle nous a fait taire d’un seul regard, comme si on avait tous quinze ans à nouveau. Personne ne pipe mot. Elle a proposé qu’on joue à un petit jeu. Rien de bien compliqué. Chacun doit dire ce qu’il fait dans la vie, son métier. On est tous adultes maintenant. Certains ont poursuivi leurs rêves, d’autres ont pris des chemins plus sûrs, parfois tristes, parfois pleins de regrets. Je repense à l’époque de la fac. On sortait en bande, on enchaînait les fêtes. J’en garde de bons souvenirs, même si, aujourd’hui, certains sont devenus des parents responsables et rangés. Karen et Joey, par exemple, ont une fille de quinze ans. Elle leur ressemble comme deux gouttes d’eau : les traits doux de sa mère, la même peau caramel, et une silhouette un peu ronde comme son père. Pour le reste, j’en sais rien. Ça fait un bail qu’on ne s’est pas vraiment parlé.
Le boulot. Rien que ça. Je suis en mode concentration extrême, assisté par ma fidèle tasse de café. Comme d’habitude, je fais les comptes, je relis quelques dossiers, je surligne, je corrige.Ce matin, l’ambiance au bureau est étrangement calme. La démission de Sean y est sûrement pour quelque chose. Je me demande ce qu’il fait maintenant. Il doit bosser avec son frère, Itachi, dans son cabinet d’avocats. Ces deux-là, c’est un sacré mystère à eux seuls. Mais j’ai d’autres chats à fouetter. Mon attention revient sur la pile de relevés étalée devant moi.On toque à la porte. Je me redresse, encore engourdi par la fatigue. C’est le visage de Siara qui m’apparaît. Elle porte un chemisier rentré dans un jean noir. Ses cheveux roses sont attachés. La voir comme ça me fait… du bien. Je dois l’admettre. Elle est magnifique. Mais son sourire me met en rogne.— Salut Aaron. Je peux entrer ?La vraie question, c’est : est-ce que j’en ai encore envie ? De la voir. De lui parler.Je lui fais un si
Il fait un froid de chien. Je suis dans la voiture, sans couverture, sans veste, juste mon corps tendu de colère et de regrets pour me tenir chaud. Je n’ai même pas la force de m’éloigner d’elle. Je dormirai ici, dans cette foutue bagnole. C’est risqué, évidemment. Quelqu’un pourrait me voir. Et que penseraient les gens ? Je sors mon téléphone. Je scroll rapidement mes contacts et j’appelle le seul véritable ami que j’ai envie de voir en ce moment : Jared. Une sonnerie. Deux. Trois. Messagerie. Il ne répond pas. Qu’est-ce que je suis censé faire, maintenant ? J’ai quitté un lit confortable, laissé derrière moi une femme en larmes… mais retourner là-bas, ce serait comme dire que je lui ai pardonné. Et il en est hors de question. Tant mieux si je passe la nuit ici. J’abaisse le siège conducteur. En moins d’une heure, je sombre dans un sommeil lourd. ⸻ 09h45 La lumière du matin me claque en pleine face. Putain, où sont les rideaux ? J’ouvre les yeux, confus. Je suis dans la voi
Silence.Toujours ce silence qu’elle trimballe partout où elle va. Il ne l’épuise pas. Il est son échappatoire… ou peut-être son châtiment. Veronica Hughes. C’est comme ça qu’elle s’appelle.Elle m’a entraîné dans un jardin public, calme et désert, baigné par une brise fraîche. On est assis côte à côte sur un banc en bois usé. Nos paroles n’ont pas leur place ici. Le silence pousse à la réflexion. Sous la lune. Sous le vent.— Tu vas enfin me dire pourquoi tu m’as fait venir ici ?Je finis par briser la glace. Elle soupire, longuement. Puis son regard se perd dans le vide quelques secondes. Puis un dossier apparaît sous mes yeux. Elle me le tend, sans un mot.J’hésite. Mes mains tremblent, je n’ose pas… mais ma curiosité l’emporte. Lentement, je saisis le dossier. Quelques papiers s’en échappent. Mes yeux balayent les lignes, d’abord confus, puis de plus en plus clairs : certificat médical, factures… des dizaines. Tous au nom de Siara.Ma gorge se serre, ma bouche est sèche. Je contin
Nous sommes à table. Comme d’habitude, la viande est délicieuse, bien épicée, exactement comme je l’aime. Jared dévore son plat comme un ogre, aspirant ses nouilles à une vitesse surréaliste. Siara, en face de lui, sourit en voyant à quel point ses plats nous font plaisir.— Oh mon Dieu ! C’est une tuerie ! s’exclame Jared, la bouche pleine.— Fais attention ! Tu vas t’étouffer, le gronde-t-elle gentiment.Je profite du repas, mais mon esprit est ailleurs. Mon âme est accrochée à cette personne qui m’a offert ce mystérieux cadeau, toujours enfermé dans le coffre de ma voiture. C’est perturbant. Ça m’intrigue, ça me ronge. Et la femme que je soupçonne d’en être l’auteure me trouble encore plus.Siara ne semble pas au courant, elle n’a même pas abordé le sujet. Ce n’est pas elle. Puis soudain, elle se lève au beau milieu du dîner. Je la suis du regard.— Jared, tant que tu es là, j’aimerais te montrer l’histoire que j’ai écrite.Bingo. Ce fameux manuscrit de plus de cinq cents pages. L’
⸻Jared et moi étions à la même université. Après la remise des diplômes, il a choisi de s’installer à Los Angeles, et depuis, on ne s’était plus revus. Il a fondé sa propre maison d’édition, et aujourd’hui, il encadre de jeunes auteurs japonais, les forme, les pousse à aller au bout de leurs projets.Tous mes souvenirs avec lui sont bons. Cet homme et moi, on a fait les quatre cents coups ensemble. Il fait partie de ces gens dont la simple présence réveille le passé. Je revois notre adolescence, ces années où on était deux gamins maigrichons qui se goinfraient de nouilles instantanées, séchaient les cours, draguaient maladroitement des filles…Une époque révolue, désormais. On est devenus des hommes, on a accompli certaines choses. Je suis marié, heureux ? Peut-être. En tout cas, j’essaie de l’être. Jared, lui, ne porte pas d’alliance. Et ça ne m’étonne pas. Il n’a jamais été du genre à rêver de vie de famille, avec une maison, des enfants et une femme à ses côtés. C’est un électron