Aelya
Je cours.
Le sol bat sous mes pattes. La forêt défile, floue, sombre, vivante. Chaque racine, chaque branche, chaque pierre me reconnaît. Je suis née ici. Mon sang s’est mêlé à la sève de ces arbres, à la poussière de ces sentiers. Je suis louve avant d’être femme. Et pourtant, ce soir, je suis tout sauf entière.
Il m’a regardée.
Et je ne comprends plus rien.
Je hurle à nouveau, mais ce cri ne cherche plus à prévenir la meute. Il cherche à me maintenir debout. À me rappeler qui je suis.
Je suis la fille d’Ysara, descendante directe de la lignée d’Adrael. Alpha en devenir. Marquée par l’éclipse.
Je suis loyale.
Je suis une arme.
Et pourtant, quand mes yeux ont croisé les siens, j’ai senti mes chaînes se briser.
C’était un vampire. Un ancien. Un tueur. Un monstre. Je l’ai senti dans son aura. Dans le silence qui l’enveloppait comme une tombe. Il aurait pu me tuer. Il ne l’a pas fait.
Et moi ? Moi, j’ai reculé.
J’ai fui.
Pas par peur. Pas seulement. Par instinct. Par confusion. Comme si mon corps connaissait le sien. Comme si ma mémoire portait une trace effacée de lui. C’était absurde. C’était dangereux. C’était réel.
Je ralentis.
Le vent change. L’odeur familière de la meute approche. Fumée. Fourrure. Sang séché. Mes frères et sœurs.
Et les jugements.
Je reprends forme humaine derrière les rochers, là où l’eau stagne. Mon souffle est court. Mes muscles vibrent d’effort. Mes mains tremblent encore du combat. Ou de l’absence de combat.
Je m’agenouille et plonge mes doigts dans la boue glacée. Pour me souvenir. Pour ne pas oublier d’où je viens.
— Tu rentres seule ?
La voix vient de derrière moi. Grave. Rase. Rhen.
Je ne me retourne pas. Il connaît déjà la réponse.
— Où sont les autres ? demande-t-il.
— Morts.
Un silence.
Puis ses pas. Lents. Lourdement chargés de reproches.
— Tu n’as pas terminé ce que tu as commencé, Aelya.
— Il n’y avait rien à terminer.
— Un vampire. Vivant. Derrière nos lignes. Pendant l’éclipse. Tu appelles ça rien ?
Je me redresse. Ma nudité ne le gêne pas. Il m’a vue naître. Il m’a vu saigner, tuer, hurler. Mais ce qu’il lit dans mes yeux ce soir… c’est nouveau.
Je ne réponds pas.
Parce que je ne sais pas.
Rhen s’approche. Il me tend une cape. Je l’attrape, la jette sur mes épaules. Sa main s’attarde sur mon bras. Ferme. Inflexible.
— Tu devrais le dire à Ysara.
— Et lui dire quoi ? Que j’ai regardé un vampire dans les yeux et que mon cœur a hésité ?
Je regrette mes mots dès qu’ils sortent. Rhen se fige. Son regard change. De la colère. Du chagrin. Et… une peur qu’il ne peut pas cacher.
— Tu ressens un lien ?
Je m’éloigne.
— Ce n’est rien.
— Tu mens.
Je me retourne, les crocs presque sortis.
— Ce n’est pas un lien. Ce n’est pas une connexion. C’est une blessure ouverte. Un souvenir qui n’est pas à moi. Une voix dans mes os qui me hurle de le retrouver, alors que tout en moi me dit de le tuer.
— C’est impossible.
— Rien n’est impossible pendant l’éclipse, Rhen. Tu le sais.
Il baisse les yeux.
Je continue à marcher, plus vite cette fois. Le camp n’est plus très loin. Je vois les torches danser à travers les arbres. Le feu sacré crépite dans le cœur du cercle. Et, au centre, ma mère.
Ysara.
Drapée dans le noir. Debout comme une montagne. Immobile. Immortelle.
Je m’avance.
— Ma fille.
Sa voix est douce. Traîtresse.
Je m’incline.
— Nous avons été attaqués près de la Brèche. Trois morts. Un survivant : moi.
— Et le coupable ?
Je la regarde. Et je mens.
— Disparu.
Elle me fixe.
— Tu as senti ce que nous avons tous senti, Aelya. Quelque chose s’est réveillé cette nuit. Quelque chose de très ancien. Tu étais sur la ligne de fracture. Tu l’as vu, n’est-ce pas ?
Je ne bouge pas.
Elle s’approche. Son odeur m’envahit : cendres, sauge, sang ancien.
— Tu as ressenti le chant du lien.
Je sursaute. Mais elle sourit.
— Tu ne peux pas le cacher. Pas à moi. Je l’ai vécu. Moi aussi.
Mon cœur se fige.
— Contre un vampire ?!
Son rire est bref, sans joie.
— Contre pire.
Elle s’éloigne, les bras croisés dans son dos.
— Ce lien… ce n’est pas de l’amour. Ce n’est pas de la haine. C’est quelque chose que les anciens appelaient la trame. Une mémoire plus vieille que nous. Plus forte que le sang. Elle relie ceux qui auraient dû être ennemis, mais dont l’union changerait le monde.
Je recule.
— Non. Je ne veux pas de ça. Je ne veux pas de destin. Je ne veux pas de guerre écrite dans mes veines.
Ysara se tourne vers moi, les yeux étincelants.
— Tu n’as pas le choix.
Et je comprends.
Tout ce que je croyais savoir, tout ce que j’
avais juré de défendre… vacille.
Je suis la fille de la meute.
Mais je porte autre chose en moi.
Une faille.
Un feu.
Et ce feu a un nom.
Kael.
AelyaLe chemin semble s’étirer à l’infini.Cela fait des heures que nous marchons, en silence. Le vent s’est tu. Même les oiseaux ne chantent plus. Seuls nos pas crissent sur les feuilles mortes et les pierres humides.La ligne court toujours devant nous, fine entaille dans la terre, presque imperceptible, mais toujours là. Un fil tendu entre ce que nous savons… et ce que nous devons affronter.Mais plus nous marchons, plus le monde autour de nous semble s’effacer.Le sol devient meuble, presque flou sous nos pieds.Les arbres perdent leurs branches. Certains n’ont plus d’ombre. D’autres ne projettent que des reflets inversés, comme si la lumière elle-même avait oublié comment les effleurer.Le ciel, lui, s’étiole. Il n’est plus bleu, ni gris. Juste... une matière délavée, sans fond. Une sorte de voile tendu au-dessus de nous, indifférent et impalpable.Je m’arrête.— Kael. Regarde.Il se retourne vers moi, le front plissé. Et je vois dans ses yeux qu’il comprend, lui aussi.Le même
AelyaLe matin griffe doucement le ciel, de ses ongles pâles et humides.Je me réveille avant Kael.Il dort encore, le souffle régulier, la poitrine s’élevant doucement sous les draps rêches. Ses cheveux sont en bataille, une mèche tombant sur son front. Le jour naissant glisse lentement sur lui, comme une caresse silencieuse, colorant sa peau de reflets d’opale et d’ombre.Je reste là, immobile, à le regarder.Parce qu’il y a dans ce moment quelque chose d’immensément fragile.Une trêve.Une douceur presque cruelle, tant elle paraît vouée à disparaître.Je me lève sans bruit.Le carnet d’Eiran repose sur la petite table, à côté d’un pot vide et d’une plume brisée.Je tends la main, hésite un instant — comme si le toucher pouvait réveiller un passé endormi — puis je l’emporte avec moi et descends l’escalier grinçant.Dans la cuisine, Silas est déjà là.Il est debout près du poêle, penché sur une vieille théière cabossée.Ses gestes sont lents, précis. Ceux d’un homme qui a appris à su
AelyaMaison de Silas, ancien village de TeralLa porte grince doucement quand il la referme derrière nous.Dedans, l’air est tiède, saturé d’odeurs anciennes.Cendres froides, bois sec, plantes suspendues aux poutres.Un chien lève à peine la tête près du poêle. Il ne grogne pas. Il sait.Nous ne sommes pas des menaces.Silas , le frère d’Eiran ôte son manteau trempé, l’accroche sans rien dire.Il ne parle pas tout de suite.Pas parce qu’il n’a rien à dire.Mais parce qu’il choisit ses mots, comme on nettoie une plaie avant de la refermer.Kael et moi nous installons près du feu qu’il ravive d’un geste méthodique.Les flammes lèchent les bûches dans un frisson léger.Le silence s’étire. Mais ce n’est pas un silence vide.Il est plein.De choses non dites. De souvenirs dans les murs.— Il écrivait toujours, dit enfin Silas.Sa voix est grave, râpeuse, presque douce.— Même quand il n’y avait plus rien à dire. Même quand tout semblait fini. Moi… j’avais arrêté d’y croire. Pas lui.Je s
Kael Sur le sentier du nordLes arbres se referment au-dessus de nos têtes comme une cathédrale effondrée.Le ciel n’est plus qu’une lueur grise entre les feuillages.Le vent souffle en soupirs, dans les branches mortes.Le sol est spongieux. Nos pas s’enfoncent, laissent une empreinte éphémère, vite absorbée par la terre.Et pourtant, nous avançons.Aelya est devant moi, droite, le carnet serré contre elle comme un talisman.Depuis que nous avons quitté l’abri, elle ne parle presque pas.Mais je sens.À la tension de ses épaules, à la manière dont elle se retourne parfois pour s’assurer que je suis là,qu’elle pense à chaque mot d’Eiran.À chaque souvenir inscrit dans ce carnet noir.Moi aussi.Je n’ai pas connu la guerre comme lui.Mais j’ai connu la perte. L’exil.La sensation que rien ne tient, que tout ce qu’on construit finit par s’effondrer sous les coups du silence.Et pourtant, cette lettre a changé quelque chose.Ce n’était qu’une poignée de phrases. Un adieu griffonné avan
AelyaLe feu est presque éteint.Kael dort encore, roulé contre moi, un bras passé autour de ma taille, comme s’il refusait de lâcher ce rêve. Son souffle est chaud contre ma nuque. Régulier. Confiant.Je ne bouge pas. J’écoute.Le souffle du matin glisse entre les pierres du mur, frais et léger.Les oiseaux n’osent pas encore chanter.Il y a dans cette heure un éclat suspendu, un fil tendu entre la fin de la nuit et le début du jour.Je me dégage doucement de son étreinte. Il ne se réveille pas.Je referme la couverture sur lui.Je sors.Dehors, la brume se dissipe lentement, révélant les formes inégales de la clairière, les pierres moussues, les branches griffant le ciel. Les feuilles encore trempées de rosée gouttent par endroits, comme si la nuit versait ses dernières larmes.Je longe le mur de pierre envahi de lierre, contourne le bâtiment.Un souffle d’air passe.Je m’arrête.Il y a là quelque chose. Une structure basse, presque avalée par la végétation.Un abri secondaire.Je m
KaelElle dort maintenant.Sa respiration est calme, régulière, presque musicale.J’ai gardé les yeux ouverts longtemps, incapable de trouver le sommeil.Non pas parce que je suis inquiet.Mais parce que je veux graver tout ça.Chaque instant.Chaque sensation.La tiédeur de sa peau contre la mienne.Le crépitement du feu qui s’éteint lentement.La façon dont sa main cherche la mienne, même dans le sommeil.Ce lieu.Cette trêve.Cette femme.J’aurais pu mourir mille fois.Mais je suis là. Et ce que je ressens n’a rien d’une survie. C’est une naissance.Une autre version de moi silencieuse, patiente, vivante.Je me lève sans bruit, enfile ma chemise encore un peu humide, noue les lacets de mes bottes. Je m’arrête une seconde sur elle, endormie, les bras autour de l’oreiller, les cheveux éparpillés comme des fils d’encre sur le drap rêche. Une partie de moi veut rester là, à la regarder, pour l’éternité. Mais l’air m’appelle.Je sors.La nuit est vaste.La lune s’est cachée, comme si el