•••Maeve
Dimanche soir..
« Acceptez-vous de dîner avec moi demain soir ? »
Les mots de Tristan résonnent encore dans ma tête vingt-quatre heures plus tard. Je me tiens devant le miroir fissuré de ma chambre, essayant de donner une allure décente à ma seule robe convenable, une robe bleu marine que maman m'avait offerte pour mes vingt et trois ans.
« Elle te va à ravir, ma chérie », avait-elle dit en ajustant les bretelles. « Tu es si belle. Un jour, tu rencontreras quelqu'un qui saura voir ta valeur. »
Maman. Si elle pouvait me voir maintenant, que dirait-elle ? Sa fille s'apprêtant à dîner avec un homme qu'elle connaît à peine, un homme de ce monde qu'elle ne comprend pas.
— Maeve ? » La voix d'Elias me tire de mes pensées. « Tu sors ?
Il se tient dans l'embrasure de ma porte, ses devoirs de mathématiques à la main. Ces derniers jours, il fait vraiment des efforts. Ses notes remontent, son professeur m'a même appelée pour me féliciter. Mais là, il me regarde avec cette inquiétude que je n'aime pas voir dans ses yeux.
— Juste... un dîner » dis-je en évitant son regard.
— Avec qui ?
— Un... un client du restaurant.
— Le type d'hier soir ?
Comment peut-il savoir ? Je ne lui ai rien dit sur Tristan.
— Quel type ?
— Maeve, j'ai seize ans, pas sixe. Tu es rentrée hier avec des roses et un sourire que je n’avais pas vu depuis des mois. Alors oui, j'imagine que c'est le même homme.
Je me retourne pour faire face à mon petit frère. Quand est-il devenu si perspicace ?
— Elias...
— Il est riche, pas vrai ? Très riche.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que tu n'aurais jamais ce regard-là pour un type normal. Tu as ce... cet espoir dans les yeux. Comme si tu pensais qu'il pourrait tout changer.
Ses mots me frappent en plein cœur. Est-ce si évident ?
— Ce n'est qu'un dîner, Eli.
— Les riches ne s'intéressent aux pauvres que pour s'amuser. » Sa voix est dure, trop adulte pour son âge. « Tommy me l'a dit.
— Tommy Venter ne sait pas de quoi il parle !
— Cette fois, si. » Elias s'approche et pose ses mains sur mes épaules. « Maeve, tu es ma sœur et je t'aime. Mais tu rêves d'être sauvée depuis la mort de papa et maman. Et les princes charmants n'existent pas.
Ses mots me font mal parce qu'ils touchent juste. Depuis six mois, je porte tout sur mes épaules, notre survie, son éducation, nos dettes. Et quand Tristan me regarde avec ses yeux verts, quand il me parle de mes rêves, de ce que je mérite, j'ai envie de croire qu'il pourrait vraiment tout changer.
— Une soirée » je murmure. « Juste une soirée où je peux redevenir Maeve, pas seulement ta grande sœur.
— Tu seras toujours ma grande sœur. Et je préfère que tu le restes plutôt que de devenir le jouet de quelqu'un.
Il m'embrasse sur la joue et retourne dans sa chambre, me laissant seule avec mes doutes.
Je termine de me préparer en silence. Un peu de mascara, le seul que j'ai encore , un soupçon de rouge à lèvres. Mes cheveux, je les attache en chignon bas comme maman me l'avait appris.
À dix-neuf heures, je sors de l'appartement. Fatima, notre voisine du troisième, arrose ses plantes sur le palier.
— Eh bien, ma petite ! Tu es bien élégante ce soir.
Fatima a soixante ans et des poussières, veuve depuis dix ans. Elle nous aide souvent, un plat en trop, une oreille attentive quand j'ai besoin de parler. C'est une femme sage qui a vu défiler bien des jeunes filles dans cet immeuble.
— Je... j'ai un rendez-vous.
— Ah ! » Ses yeux pétillent. « Il est bien, au moins ?
— Je ne sais pas encore.
— Mon conseil, ma chérie ? Fais confiance à ton instinct. Les hommes bien, ça se sent. Les autres aussi.
Je hoche la tête et descends les escaliers. Dans la rue, j' hésite. Prendre un taxi jusqu'à Constantia va me coûter une fortune, presque une journée de salaire. Mais je n'ai pas le choix.
Le trajet dure quarante minutes dans les embouteillages du dimanche soir. Par la fenêtre, je regarde défiler les townships, puis les banlieues résidentielles, puis enfin les domaines viticoles de Constantia. Chaque kilomètre nous éloigne un peu plus de mon monde.
Le restaurant La Colombe est encore plus impressionnant que je l'imaginais. Architecture moderne nichée dans les vignobles, vue panoramique sur les montagnes, voitures de luxe alignées dans le parking. Une Ferrari rouge attire mon attention, elle coûte probablement plus cher que ce que mes parents ont gagné en dix ans.
À l'entrée, un maître d'hôtel en costume me jauge d'un regard. Je vois bien qu'il hésite, ma tenue, bien que correcte, détonne dans ce temple de l'élégance.
— J'ai... j'ai rendez-vous avec Monsieur Johnson » dis-je timidement.
Son attitude change instantanément.
— Bien sûr, mademoiselle ! Monsieur Johnson vous attend. Suivez-moi, s'il vous plaît.
Il me guide à travers la salle bondée d'une clientèle qui respire l'argent. Bijoux étincelants, montres de luxe, conversations feutrées sur des affaires à millions. Je me sens comme une intruse.
Tristan m'attend à une table sur la terrasse, face aux vignobles baignés par les derniers rayons du soleil. Il porte un costume gris clair qui met en valeur ses yeux verts, et quand il me voit approcher, son sourire illumine son visage.
— Maeve. » Il se lève et m'embrasse délicatement sur la joue. « Vous êtes... éblouissante.
Je rougis malgré moi. Dans sa bouche, le compliment sonne sincère.
— Le... le restaurant est magnifique » dis-je en m'asseyant.
— N'est-ce pas ? J'y viens souvent. Mais ce soir, c'est spécial. J'ai rarement eu une compagnie aussi charmante.
Le serveur, un homme distingué aux cheveux argentés , s'approche avec une déférence visible.
— Monsieur Johnson, le champagne que vous avez demandé.
— Parfait, André.
Du champagne Dom Pérignon. Encore. Je calcule machinalement, cette bouteille coûte plus que mon loyer.
— Vous n'étiez pas obligé...
— Maeve. » Tristan pose sa main sur la mienne. « Ce soir, vous oubliez tout. Les soucis, l'argent, les responsabilités. Ce soir, vous êtes juste une belle femme qui mérite d'être gâtée.
Nous remontons l'allée sous une pluie de pétales de roses, main dans la main, rayonnants de bonheur. Au passage, je croise le regard de chaque personne qui compte pour nous. Céleste qui applaudit comme une petite fille. Elias qui sourit de fierté. Martha qui pleure de joie. Grace qui crie « Vive les mariés ! » avec son accent du Township.La réception a lieu sur la terrasse et dans le jardin. Tables rondes dressées sous les chênes centenaires, guirlandes lumineuses qui commencent déjà à scintiller dans la lumière déclinante, orchestre de chambre qui joue du jazz en sourdine.Pendant le cocktail, Nicolas et moi circulons entre nos invités. Chaque poignée de main, chaque embrassade, chaque félicitation nous remplit de joie. Ces gens nous aiment, nous soutiennent, croient en notre bonheur.« Félicitations, ma chérie. » Clara, mon ancienne collègue du Jardin Secret, me serre dans ses bras. « Tu es rayonnante »« Merci d'être venue »« Tu plaisantes ? J'aurais raté ça pour rien au monde
•••Maeve Quelques mois plus tard…Je porte ma robe de mariée dans cette même bibliothèque où Nicolas et moi sommes tombés amoureux. Aujourd'hui, je vais épouser cet homme.Ma robe est magnifique, soie sauvage couleur ivoire, coupe empire qui flatte ma taille redevenue fine, dentelle de Calais héritée de ma mère que Céleste a fait intégrer par la couturière. Simple mais élégante, comme je l'espérais. Pas ostentatoire, pas criarde. Juste... moi.« Tu es éblouissante » murmure Elias depuis la porte.Mon petit frère. Qui n'est plus si petit. À dix-sept ans maintenant, il me dépasse d'une tête, ses épaules se sont élargies, sa voix a définitivement mué. Dans son costume gris anthracite, le même tissu que celui de Nicolas, il ressemble à un jeune homme distingué. Plus rien du gamin effrayé que j'élevais il y a deux ans.« Tu n'es pas mal non plus » dis-je en ajustant sa cravate. « Prêt à accompagner ta sœur à l'autel ? »« Prêt. » Il sourit, mais je vois l'émotion dans ses yeux. « Maeve ?
Je glisse l'alliance à son autre main, puis je me relève et la prends dans mes bras. Nous restons enlacés un long moment, savourant ce moment parfait. Autour de nous, les roses de maman embaument l'air du soir, la fontaine murmure sa mélodie éternelle, et les glycines de la tonnelle nous enveloppent de leur parfum sucré.« Pourquoi deux demandes ? » murmure-t-elle contre mon cou.« Parce que la première, c'était pour la famille. Pour qu'ils soient témoins de notre bonheur. Celle-ci, c'est pour nous. Pour que ce moment nous appartienne. »« Et l'alliance ? »« C'était celle de mon père. Maman me l'a donnée le jour où je suis rentré de Paris. Elle savait déjà que j'allais tomber amoureux de vous. »« Harold portait cette bague ? »« Pendant quarante-cinq ans. Jusqu'à sa mort. »Elle examine l'anneau avec émotion, comme si elle tenait un trésor sacré.« Pour l'éternité, lit-elle. « C'est ce qu'il avait fait graver pour Céleste ? »« Non. C'est ce que j'ai fait graver pour nous. »Ses lar
Nicolas bégaie comme un adolescent. C'est adorable.« Allez, grand frère », je l'encourage. « Maintenant que le secret est éventé... »« Elias ! »« Quoi ? Tu attends quoi ? L'autorisation du président ?»« J'attends le bon moment ! »« Quel meilleur moment que maintenant ? » demande Céleste. « En famille, dans cette maison qui vous a vus tomber amoureux ? »Nicolas nous regarde tour à tour, puis éclate de rire.« Vous êtes terribles. Tous »Il se lève et va vers Maeve. Mon cœur bat la chamade. C'est en train d'arriver. Vraiment.« Maeve D'Almeida », dit-il en prenant ses mains dans les siennes. « Ces sept mois avec toi ont été les plus beaux de ma vie. Tu m'as appris ce qu'était l'amour véritable. Tu m'as rendu meilleur. Plus humain. Plus heureux. »« Nicolas... »« Laisse-moi finir. » Il s'agenouille près de sa chaise. « Je sais que nous n'avons pas suivi le chemin traditionnel. Je sais que notre histoire a commencé dans la douleur. Mais regarde où nous en sommes maintenant. »Il so
•••Elias Université du Cap, six mois après le départ de TristanNicolas m'aide à préparer mon dossier universitaire.« Tu vas étudier l'ingénierie », me dit-il en relisant ma lettre de motivation pour la troisième fois. « Tu as le potentiel, Eli. Je le sais depuis le premier jour. »Nous sommes dans son bureau du manoir, entourés de plans d'architecture et de maquettes de bâtiments durables. Sur son ordinateur, des projets révolutionnaires pour les townships, des résidences étudiantes écologiques, des centres communautaires auto-suffisants. Nicolas ne se contente pas de construire des bâtiments, il construit l'avenir. Et maintenant, il m'aide à construire le mien.« University Davis dit que j'ai mes chances pour Stellenbosch et UCT » dis-je en consultant mes notes.« Tes chances ? » Nicolas rit. « Eli, tu es premier de ta promotion en maths et en sciences. Tu as été élu capitaine de l'équipe de rugby junior. Tes professeurs ne tarissent pas d'éloges. Tu n'as pas tes chances, tu es un
•••MaeveManoir Johnson, une semaine après le départ de Tristan. « Maeve... » Nicolas me fait face, ses yeux ambrés graves. « Tu as bon cœur. C'est une de tes plus belles qualités. Mais n'oublie jamais ce qu'il t'a fait. Ce qu'il nous a fait. Les mensonges de son enfance n'excusent pas la cruauté de l'homme qu'il est devenu. »Il a raison. Même si je comprends mieux maintenant la rage qui habitait Tristan, la souffrance inconsciente de se sentir étranger dans sa propre famille, rien ne justifie sa méchanceté. Rien ne justifie d'avoir essayé de tuer son frère adoptif par jalousie.Céleste nous rejoint sur la terrasse, vêtue d'un tailleur blanc qui la fait paraître plus jeune que ses cinquante-huit ans. Pour la première fois depuis que je la connais, elle semble vraiment détendue.« Comment tu te sens ? » demande-t-elle à Nicolas.« Vivant. Entier. Heureux. »« Et toi, ma chérie ? » Elle se tourne vers moi avec cette tendresse maternelle qui me bouleverse encore.« Libre » dis-je simpl