—Comment vous sentez-vous, aujourd’hui? demande le Docteur Healey qui m’a fait l’honneur de venir me voir jusqu’à mon chevet pour constater ma mort.Bon, j’avoue, j’exagère un peu. Les crampes ont continué, le mal de crâne ne s’est pas atténué, mais je n’en suis pas à passer l’arme à gauche.—J’ai connu pire…Même si ma tête menace d’exploser et que j’ai l’impression d’être secouée à chaque fois que je bouge.Ellis s’est éclipsé pour me laisser en compagnie du Doc et de deux infirmiers, qui vérifient (encore) que tout se passe bien en moi. J’ai envie de leur dire de ne pas s’échiner: j’ai fait une recherche sur mon cas, et à part les effets du manque, il n’y a pas grand-chose à signaler.C’est peut-être l’un des bienfaits de ce logiciel. Désengorger les hôpitaux, se contenter d’automédication quand les blessures ne sont pas dangereuses… La certitude, aussi, d’être toujours observé sous toutes les coutures. Grâce à Soulmates, la
Le monde ne cessera jamais de me surprendre. Alors qu’elle vient de découvrir le nom de son âme sœur, elle a déjà eu le temps de se ruer sur Google dans l’espoir de trouver de qui il s’agit. Apparemment pas un jeune cadre dynamique, puisqu’elle est montée voir le Docteur Healey pour exiger un remboursement. Remboursement de quoi, d’ailleurs? Non seulement elle a été payée, mais en plus Soulmates n’a pas pour optique de nous mettre avec l’homme de nos rêves, simplement avec celui qui nous conviendra le mieux pour la vie à deux… et possiblement à trois.Tests d’hormones, de personnalité, sportifs, tout y passe. De quoi nous décrypter et être certain que la personne qui partagera notre vie sera capable de nous supporter, de nous soutenir aussi, et de former le couple parfait pour lequel nous scanderons«éternité».Peut-être que ça ne lui plait pas, mais les faits sont les faits. Maintenant, elle est liée à son âme sœur. Libre à elle de ne pas faire sa
<rêve>Le noir de Downside me happe. Je ne sais pas où je suis, juste que j’y suis.Dans les ruelles sombres, les portes claquent, les nuages télescopent la lune, le vent chuchote près des bennes à ordures. Je crois que je suis en train de rêver. Mais si nous savons que nous rêvons, c’est que nous ne rêvons plus, non?Mon champ de vision n’est pas obstrué par iBrain. D’ailleurs les couleurs sont beaucoup plus ternes sans le calibreur automatique. Je pose une main contre le mur et… Oh punaise, ce n’est pas ma main. Elle est beaucoup plus grande, n’a pas ce vernis à ongles bleu que j’apprécie tant. Et surtout, elle semble masculine?J’ai le souffle court, comme si je venais de courir, sauf que je ne m’en souviens pas. Je clopine dans les allées, m’abritant dès qu’un rideau s’ouvre à une fenêtre et que la lumière éclabousse le trottoir. J’ai tellement mal aux pieds que ça ne m’étonnerait pas qu’ils soient en sang.La main qui n’est pas
J’attends devant la salle pour mon rendez-vous avec la psy. C’était le tour de Leïa juste avant moi, et je n’ai pas pu m’empêcher de contempler les tatouages recouvrant son corps. Je ne suis pas une grande fan de ce genre d’artifices, mais j’admets qu’elle ressemble à une œuvre d’art. Elle a poussé le vice si loin qu’elle s’est fait tatouer des holo-tattoo. Les dessins, les couleurs et les arabesques se meuvent au fil de ses émotions tel un film parcourant sa peau. Je n’oserais jamais me faire une chose pareille, mais c’est sublime.—As, vous pouvez entrer, m’indique Rey en me faisant signe.Allez, entre dans la cage aux lions. Plus vite tu y es, plus vite tu en seras ressortie. Je retrouve ma position quasi fœtale dans le grand fauteuil de cuir blanc qui me tend les bras.—Alors, vous avez fait ce que je vous avais demandé? s’enquit-elle en reprenant son bloc-notes resté désespérément vierge lors de la précédente séance.Je ne sais pas si
Son frère?!Ce n’est pas possible. Le monde ne peut pas être monstrueux à ce point. Et ils n’ont rien vu, là-haut? Ils n’ont rien dit?—Je…, balbutie-t-elle, je ne comprends pas…Elle ne pleure pas, seul un trémolo dans la voix trahit sa souffrance. Rien que le regard perdu, vide, l’incompréhension la plus totale. Le choc.Je ne sais pas quoi dire pour soigner la blessure, pour lui remonter le moral. Tout ce que je pourrais dire serait fade et… mensonger. Car je doute qu’on puisse y changer quoi que ce soit. Je lui ouvre les bras, ne sachant pas si elle apprécie le contact physique, mais elle s’y réfugie. Son souffle court ricoche sur ma clavicule alors qu’elle me serre de toutes ses forces. Ça faisait longtemps que je n’avais pas eu les mots.Et c’est toujours aussi douloureux.—Ça va aller. Je te jure que ça va aller, fais-moi confiance.—Qu’est-ce que je vais faire? Je ne peux pas montrer ça a
Ellis n’est pas d’une grande compagnie, mais au moins il nous change les idées. Attablés avec Nora pour le repas du soir, nous écoutons distraitement les discussions des autres patients. Nous avons passé un long moment à jouer du piano dans la salle de musique, jusqu’à ce que nous en ayons les doigts douloureux. Nous nous divertissons des histoires de Leïa, qui n’a aucune gêne à raconter ses déboires quant à son tatouage finalement arrivé. J’en viens même à remettre en question la viabilité de Soulmates 2.0. Une morte et quatre tatouages défaillants pour le moment. Il n’y a que Cara qui a son âme sœur sans effet secondaire, même si elle ne lui plait pas.—Je ne comprends pas…, bégaye la jeune femme tatouée.On est cinq à table. Les inséparables, Nex et Leïa, et notre petit groupe. Le jeune homme est plutôt taciturne – c’est elle qui vole la vedette avec ses grands éclats de rire et ses tatouages mouvants.Ellis ne s’arrête pas de manger pour autant, même quan
Je retourne sur mon lit, perturbée par cette révélation, sous le regard amusé d’Ellis. Et s’il avait raison? Et si, tout ce que nous faisons était bel et bien une réponse au conditionnement que l’on nous impose depuis des années?Puis, une pensée, plus insidieuse encore, commence à faire son chemin. Si tout ce qu’il dit est vrai… et alors? Qu’est-ce que ça peut bien changer pour nous? Que nos comportements soient conditionnés ou non, est-il vraiment possible de nous déconstruire après tant d’années? Peut-on seulement briser une société dans ce qu’elle a de plus profond?Décontenancée, je décide de m’occuper intelligemment. Je lis à propos d’un tas de maladies que je pourrais présenter. Enfin,«maladie»… Un mot que je n’aime pas. Je ne suis pas malade et ne l’ai jamais été! Mais tous ces troubles… je ne suis pas certaine de me retrouver en eux. Troubles dissociatifs de l’identité, troubles alimentaires – anorexie,
—Ellis…, soufflé-je en passant le pas de la porte.Allongé sur le lit, les yeux perdus dans le vague, il doit être en train de se perdre sur le réseau d’iBrain. Il a les cheveux en bataille, un sous-pull noir qui souligne la naissance de ses muscles. Je le détaille un moment avant de faire une nouvelle tentative.—Ellis…?—Quoi?—Je crois que j’ai fait une connerie.<nostalgie>—Jaspe?—Hmm?—Jaspe…—Quoi?!—Jaspe…—T’as fait une connerie?Je n’ose rien dire, je me mords juste la lèvre comme une idiote. Il sait que quand je commence comme ça, de toute façon, c’est cuit. Et je sais aussi que ma manière de l’appeler ainsi le fait fondre. Utiliser la mignonnerie pour parvenir à mes fins. Voilà une compétence clé.—As, tu as fait une connerie?Il vient me voir dans la cuisine, cont