LOGINÉLISE
Le gravier crisse sous mes talons alors que je traverse le chantier. Le soleil tape déjà fort pour un matin d’août. L’air sent le béton chaud, la poussière et la sueur ce mélange qui m’est devenu presque familier.
Je garde la tête haute, les pas sûrs, même si tout, à l’intérieur, tangue.
Il est là.
Je l’ai vu dès que j’ai passé le portail. Il était penché sur un plan, debout à côté d’un camion de livraison, le t-shirt noir tendu sur ses épaules larges, taché de peinture, de ciment et de quelque chose de plus brut encore. Sa nuque luisait de sueur. Il a levé les yeux une demi-seconde.
Et m’a ignorée.
Volontairement.
Mon cœur cogne trop fort. Une alarme sourde dans ma poitrine. Une douleur familière.
Je l’ai mérité, sûrement. Mais ça n’aide en rien.Je serre la mâchoire, ajuste mon casque, et me force à marcher droit. Professionnelle. Intouchable. Je me fonds dans les ordres, les instructions, les relevés, les bruits métalliques du chantier. Tout pour éviter de croiser ses yeux.
Mais je le sens. Il est là, quelque part derrière moi. Parfois devant. Trop près. Jamais assez loin.
C’est comme une tension électrique dans l’air. Chaque fois que je bouge, j’ai l’impression de frôler un fil à nu.
Il passe à quelques mètres de moi. Son bras à peine à portée du mien. Il ne tourne même pas la tête.
Mais je capte l’odeur celle de sa peau chauffée au soleil, du tabac froid sur ses doigts, de cette virilité brute qui me retourne l’estomac. Et ce n’est pas de la peur. C’est pire.
Je retiens mon souffle.
Mon corps est une trahison vivante.
Je lui tourne le dos. Je parle trop fort. Je souris trop. Je pose les yeux sur les plans sans les lire. Je fais semblant d’être là, alors que je ne suis que dans l’espace entre nous.
Il ne me regarde pas.
Et c’est une brûlure.
MARCUS
Elle se croit invisible. Détachée. Elle joue la femme de glace, distante, parfaite.
Mais je vois tout.
Je vois la tension dans sa nuque. Le poing qu’elle referme sur son stylo quand je m’approche. La façon dont ses yeux s’attardent trop longtemps sur les échafaudages pour faire semblant de s’intéresser à autre chose qu’à moi.
Elle croit me punir en m’ignorant. Elle se punit elle-même.
Elle n’a aucune idée du chaos qu’elle fout dans ma tête.
Putain.
Chaque fois que je la vois, c’est comme si une lame chaude me traversait la poitrine. Je pense à sa bouche contre la mienne. À sa voix quand elle perdait le contrôle. À ses jambes autour de mes hanches. Aux marques qu’elle m’a laissées. À celles que j’ai pas osé lui laisser.
Je pense à ce qu’elle a dit. Ce qu’elle croit.
Et ça me bouffe.
Je devrais la haïr. La mépriser pour m’avoir collé cette gifle, pour m’avoir craché à la gueule qu’elle s’était sentie "utilisée", comme si j’étais un putain de prédateur.
Mais je la veux encore.
Et je me hais pour ça.
Je m’occupe les mains. Je donne des ordres. Je monte sur les échafaudages avec plus de hargne que nécessaire. Je cogne un outil, il tombe, je grogne. Tout m’irrite. Surtout elle.
Elle bouge à quelques mètres , trop près. Toujours trop près.
Elle fait semblant d’être ailleurs.
Mais elle est là , pleine, brûlante, magnifique. Et j’ai envie de la plaquer contre le mur brut du bâtiment en construction et de lui rappeler ce que c’est que de se taire et de ressentir.
Mais je ne fais rien.
Je me tais aussi.
Et je brûle.
ÉLISEIl finit par me parler.
À voix basse. Entre deux consignes, comme s’il m’adressait une remarque technique. Mais chaque mot claque comme un reproche.— La poutre du deuxième est mal alignée. Vous devriez regarder ça, cheffe .
Cheffe !
Ce mot dans sa bouche, c’est une gifle. Il le crache comme une insulte.
Mais ce n’est pas ce mot qui me fait le plus mal. C’est le ton. Glacé. Distant. Il me parle comme à n’importe quel autre responsable de projet.Et c’est ça, le vrai supplice.
Je me tourne vers lui.
Son regard me percute de plein fouet , dur , impénétrable. Mais je vois, derrière ça le feu.
Toujours là.
J’avance d’un pas. Juste assez pour lui rappeler que moi aussi, je brûle.
Mais je me tiens droite , fière. Imperméable.— C’est ce que je compte faire, contremaître.
Je le pique volontairement.
Il ne bouge pas. Il me fixe.
Son silence est un champ de mines.
MARCUSElle est à deux doigts de moi.
Trop proche , trop belle , trop arrogante et trop consciente de ce qu’elle fout à mon corps.Je sens sa respiration, rapide. Elle a l’air calme, mais je vois ses doigts crispés sur la tablette.
Je vois la panique dans ses pupilles.Et je veux la faire craquer.
Je veux la voir s’effondrer , tomber de son piédestal. Revenir à ce qu’on était, à ce qu’elle était quand elle m’a supplié de ne pas m’arrêter.
Mais je me retiens.
Je prends une inspiration, douloureuse.Et je dis :
— Très bien.
— Alors on n’a plus rien à se dire.Et je me détourne.
Pas pour partir.
Pour survivre.Parce que si je reste une seconde de plus, je vais la prendre là, contre l’armoire à plans. Et elle le sait.
ÉLISE
Il part. Je le regarde s’éloigner.
Chaque muscle de son dos est tendu. Il est furieux. Contre moi. Contre lui-même.
Et moi, je suis là, figée, le cœur au bord des lèvres.Je me sens vide , brûlée.
Mais pas guérie , pas calmée.
C’est pire.
C’est insoutenable.C’est prêt à exploser.
Et je sais qu’un jour prochain… ça explosera.
Peut-être demain.
Peut-être ce soir.
Mais pas maintenant.
Maintenant, il faut tenir.
Faire semblant encore un peu.
Avant que l’un de nous deux finisse par céder.
Et cette fois, il n’y aura plus de retour en arrière.
AiméeLa nuit est tombée, épaisse, lourde d'humidité. Aucun de nous n'ose allumer la lumière. Nous sommes assis par terre, adossés au canapé, une bouteille de vin cheap entre nous. Nous avons bu. Trop. Pour noyer le silence. Pour anesthésier la peur.Soudain, des bruits dehors. Des voix. Des rires gras. Des ombres se dessinent derrière le store baissé. Puis un premier caillou frappe la vitre. Clac.Je me fige. Justin dresse la tête, les sens en alerte.— Qu'est-ce que c'est ?Un deuxième caillou. Clac. Plus fort.— Des voyous, chuchoté-je. Ça arrive parfois dans le quartier.Mais je sais que ce n'est pas ça. Je le sens viscéralement.Une voix gueule, slurrée par l'alcool ou la haine.— Pédophile ! Sort de là ! On sait que t'es là !Le sang se glace dans mes veines. Justin se lève d'un bond, le visage blême.— Ils sont pour moi.— Non, reste ici. N'ouvre pas.— SALOPARD ! VIOLEUR D'ENFANT ! hurle une autre voix.Le mot est un coup de couteau. Viol. Ils ne savent rien. Ils répètent ce q
AiméeLe silence après la tempête est pire que la tempête elle-même. Le soleil tape sur les vitres, transformant le studio en fournaise. L'odeur du sexe et de la sueur flotte dans l'air, un parfum âcre de survie. Nous restons allongés, immobiles, deux corps nuls sur des draps froissés. L'adrénaline est retombée, laissant place à la nausée.Son téléphone vibre à nouveau. Une danse macabre sur la table de nuit. Il ne bouge pas. Moi non plus. Nous savons ce que c'est. Des journalistes. D'anciens collègues. Claire. Toujours Claire.— Il faut que tu répondes, finis-je par dire, ma voix rauque.— Pour dire quoi ? « Désolé d'avoir détruit nos vies, mais la chatte de ta fille-enfant était trop tentante » ?Les mots, crus, vulgaires, tombent comme des coups. Je me redresse sur un coude, le regardant. Son visage est tourné vers le plafond, ses yeux sont deux fentes sombres.— Ne dis pas ça.— Pourquoi ? C'est la vérité, non ? C'est ce que tout le monde pense. Ce que ton père pense. Ce que Clair
AiméeLe jour se lève, implacable. La lumière crue de l'aube inonde le studio, révélant la poussière sur les étagères, la tasse sale, la réalité sordide de notre nouvelle vie. Justin dort encore. Moi, je suis éveillée depuis des heures, les yeux grands ouverts, fixant le plafond tandis que les paroles de mon père et les cris de Claire tournent en boucle dans ma tête.Tu n'es plus ma fille.J'espère que tu iras en enfer.Je me lève, les membres lourds. Le parquet est froid sous mes pieds nus. Je me verse un verre d'eau, mais ma gorge est si serrée que j'ai du mal à avaler. Je me regarde dans le reflet de la fenêtre : une fille pâle, les cheveux en désordre, les yeux cernés. L'enfant gâtée qui a brûlé sa maison.Un bruit derrière moi. Justin s'est assis sur le lit. Ses épaules sont voûtées, son regard est vide, perdu.— Tu as dormi ? je demande.Il secoue la tête lentement.— Non. Pas vraiment.Le silence retombe, épais, gêné. Quelque chose a changé. La tension qui nous unit n'est plus
AiméeLa pluie ne cesse pas. Elle transforme la ville en un lavis gris, estompant les contours des bâtiments, noyant les couleurs. Nous marchons sans but, ses doigts entrelacés aux miens comme une corde de sauvetage. L’eau traverse mes vêtements, colle mes cheveux à mon front, mais je ne ressens plus le froid. Je suis engourdie. Anesthésiée par la fracture qui vient de se produire.Je ne suis plus ta fille.Les mots de mon père tournent en boucle dans ma tête, une scie qui déchire tout sur son passage. Ce n’était pas censé se passer comme ça. De la colère, oui. Des cris, des insultes. Mais pas cette rupture. Pas cette sentence définitive.Justin marche à mes côtés, silencieux. Son costume gris est trempé, il ressemble à un homme qui a perdu son armure. Je sens les regards des passants pressés nous effleurer, curieux, indifférents. Deux noyés dans un océan de normalité.— On ne peut pas rester comme ça, finit-il par dire, sa voix rauque à cause du froid ou des larmes qu’il a refoulées.
AiméeLe lundi arrive, porté par un ciel bas et gris. Il pleut , une pluie fine et tenace qui colle aux vitres et noie les bruits de la ville. Je suis assise dans le salon de mon père, les mains serrées sur mes genoux. Justin est à mes côtés, raide, les mâchoires crispées. Il a mis son costume gris, celui qui lui donne un air sérieux, respectable. Mais je vois la sueur perler à sa tempe.Mon père entre. Il sourit en me voyant, puis son regard tombe sur Justin. Son sourire se fige.— Justin ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu devais être à ton bureau à cette heure.Justin se lève. Je me lève aussi. Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va briser mes côtes.— Pierre… il faut qu’on te parle.La voix de Justin est étranglée. Mon père fronce les sourcils. Il déteste les drames. Les scènes. Les surprises.— Assieds-toi, papa, dis-je.Il s’assied, lentement, sans nous quitter des yeux. Je reste debout. Je sens le regard de Justin sur moi, un mélange de terreur et de détermination. C’est
AiméeLe baiser se dissout, mais son goût persiste, un mélange de thé noir et de résolution amère. Sa promesse résonne encore dans l’air immobile de la pièce. Lundi. Ce n’est qu’un mot, deux syllabes, mais il porte le poids d’un monde qui va s’écrouler.— Tu as peur ? ma voix est un souffle, à peine plus bruyante que le frottement de nos vêtements.Ses mains glissent le long de mon dos, s’arrêtent sur mes hanches, m’ancrant à lui, à ce moment.— J’ai une trouille bleue avoue-t-il, son front contre le mien. Mais j’ai encore plus peur de continuer à vivre ce mensonge. De te perdre parce que je n’ai pas eu le courage de faire ce qui est juste.Juste. Le mot est glissant. Est-ce juste de briser une femme nommée Claire, qui aime le jardinage et range les chemises par couleur ? Est-ce juste de nous vouloir, lui et moi, au milieu de ces décombres ? Je n’ai plus de réponse. Seulement la certitude viscérale que je ne peux plus reculer.— Reste avec moi ce soir , je murmure. Juste pour dormir.







