LOGINChiara
Les jours qui suivent sont un long supplice de soie et de silence. Je suis un automate poli, répondant avec justesse aux attentions d’Alessandro, souriant aux invités de ma mère, brodant des étoffes sans voir les motifs. Mais sous la surface, je suis un volcan de nerfs à vif. Chaque instant est habité par le souvenir du jardin, par le son de son nom, Matteo, par la brûlure de son regard dans la nuit.
Je le cherche partout. Dans la foule du marché de Rialto, parmi les gondoliers sur le Grand Canal, dans l’ombre des églises que je visite avec ma mère. Rien. Il s’est évaporé, comme un rêve trop intense. Le doute commence à me ronger. Était-ce réel ? Une hallucination née du désespoir ? La honte me submerge alors, suivie d’une douleur si aiguë que j’en ai le souffle coupé.
Alessandro est plus présent que jamais. Ses visites au palais Falier se font quotidiennes. Il parle de notre future demeure, des travaux, des réceptions. Sa voix, son assurance, l’odeur de son parfum d’ambre et de cuir… tout en lui m’oppresse. Sa main, lorsqu’il la pose sur la mienne, me fait frémir comme au contact d’une bête froide. Un soir, sous le prétexte de m’apprendre à signer un document hypothécaire, il m’enferme dans la bibliothèque. Son corps se rapproche, trop près. Son haleine, chargée de vin, effleure ma tempe.
— Bientôt, Chiara, murmure-t-il d’une voix basse qui veut être sensuelle. Bientôt, nous n’aurons plus besoin de ces chaperons ridicules. Vous verrez, je saurai vous faire oublier vos airs mélancoliques.
Son doigt effleure ma nuque. Un dégoût viscéral, animal, se soulève en moi. Je me fige, paralysée par la peur et le protocole. C’est à ce moment-là, alors que son visage se rapproche encore, que mes yeux, éperdus, se posent sur la fenêtre.
De l’autre côté de la vitre, dans la rue sombre, un homme est debout sous la pluie fine qui commence à tomber. Il ne porte pas de chapeau. L’eau ruisselle sur ses cheveux sombres, sur ses épaules vêtues d’un manteau trop mince. C’est lui.
Matteo.
Nos regards se verrouillent à travers la vitre, l’espace confiné de la bibliothèque et la pluie qui zèbre la nuit. Je vois la tension dans sa mâchoire, la rage sombre qui durcit ses traits. Il a vu. Il a vu Alessandro près de moi, sa main sur ma nuque. Une émotion primitive, brute, passe dans ses yeux. Ce n’est pas de la jalousie, c’est de la fureur. Une fureur protectrice et désespérée.
Ma réaction est instinctive. Je recule d’un pas brusque, faisant tomber un encrier sur le tapis d’Orient.
— Pardonnez-moi, je… je me sens indisposée, dis-je d’une voix blanche à Alessandro, détournant le regard de la fenêtre, le cœur battant à tout rompre.
Il fronce les sourcils, contrarié, mais ma pâleur doit être convaincante.
— Je vais appeler votre mère.
— Non, je vous en prie. L’air… un peu d’air me ferait du bien. Seule.
Il hésite, puis acquiesce, soupçonneux. Dès qu’il a quitté la pièce, je me précipite à la fenêtre. Il est toujours là. Il lève une main, un geste bref, puis tourne les talons et s’enfonce dans l’obscurité d’une calle étroite qui borde le canal.
C’est un appel. C’est une folie. C’est l’unique issue.
Sans réfléchir, agissant par pur instinct de survie, j’attrape le châle le plus sombre que je trouve, j’ouvre sans bruit la petite porte du jardin donnant sur l’arrière-cour, et je m’enfuis.
Matteo
La voir, là, derrière cette vitre, avec lui… La voir reculer comme piquée par un serpent… Cela a fait monter en moi une vague de violence telle que j’ai dû m’agripper au mur pour ne pas défoncer la porte du palais et l’arracher de là.
Je suis parti, la rage au cœur, la pluie sur le visage. Qu’est-ce que je fais ? Je me rends malade. Elle est promise. Elle est dans un monde dont les portes sont bardées d’or et de convenances. Je suis un rien, un artiste famélique qui vit de commandes misérables et de la vente de dessins aux touristes. Chaque seconde passée à la désirer est une seconde de plus dans un supplice que je me suis infligé.
Je marche sans but, jusqu’aux quartiers pauvres, près de l’arsenal. L’air sent le poisson pourri et la boue. Ma chambre, sous les toits, est glaciale et humide. Je jette mon manteau trempé, allume une bougie qui crépite tristement. Sur la table, des croquis, toujours les mêmes : ses yeux. Je ne peux dessiner que cela depuis notre rencontre. Des yeux verts dans un masque blanc. Des yeux pleins d’une tempête silencieuse.
Un coup frappé à ma porte, léger, précipité, me fait sursauter. Aucun de mes voisins ne frappe ainsi. Mon cœur se met à cogner, lentement, lourdement.
J’ouvre.
Elle est là.
Trempée, son châle sombre collé à ses épaules, des mèches de cheveux dorés plaquées sur son front pâle. Elle respire par saccades, comme si elle avait couru. Ses yeux, ces yeux qui me hantent, sont écarquillés, pleins de terreur et d’une détermination folle.
Nous restons figés sur le seuil, une éternité. Le bruit de la pluie sur les tuiles est le seul son.
— Vous… vous êtes folle, parviens-je à dire, la voix rauque. Venir ici…
— Je ne pouvais pas rester là-bas, souffle-t-elle. Pas après… Pas après vous avoir vu.
Elle frissonne violemment. La raison voudrait que je la renvoie immédiatement, que je crie au scandale, au danger. Mais mon corps a déjà décidé. Je l’attire à l’intérieur, referme la porte. La pièce est misérable, un taudis. Un grabat, une table bancale, des tas de toiles et de papier. Je suis soudain brûlant de honte.
ChiaraIl se penche et embrasse mes paupières, mes joues, capturant mes larmes. Puis il repose son front contre le mien. Nous respirons le même air, chargé de désespoir et du parfum persistant de notre nuit.— Je ne regrette rien, je souffle.— Moi non plus.— Que va-t-on faire ?Il ferme les yeux un instant, comme s’il cherchait une réponse dans les ténèbres.— Tu dois rentrer. Avant qu’ils ne te découvrent absente. C’est la première chose.La simple idée de quitter cette pièce, ce lit, ses bras, me transperce d’une douleur aiguë. Ma vie au palazzo Vendramin me semble soudain être un souvenir lointain et étouffant.— Je ne peux pas y retourner. Pas après ça. Pas pour l’épouser.— Tu le dois. Pour l’instant. Sinon, ils mettront Venise sens dessus dessous pour te retrouver. Et ils viendront ici. Ils verront… Ils verront dans mes tableaux.La peur, concrète, glacée, me saisit à la gorge. J’avais oublié. Les toiles. Mon visage partout. La preuve de notre relation, bien avant cette nuit.
ChiaraJe m’éveille dans la confusion. Ce n’est pas l’aube douce filtrant à travers les vitraux de ma chambre, mais une lueur grise, triste, qui s’infiltre entre les lattes disjointes d’un volet. Ce n’est pas l’odeur de cire d’abeille et de lys, mais une odeur âcre de poussière, d’humidité, de vieille toile, et… de lui. Une odeur chaude, masculine, de peau et de sommeil.Et puis, la sensation. Un bras lourd et chaud en travers de ma taille. Une chaleur solide contre mon dos. Un souffle régulier qui caresse ma nuque.La mémoire me revient alors, non pas comme un souvenir, mais comme un raz-de-marée physique. Le baiser dans la pluie. Ses mains sur ma peau. La douleur fulgurante, transformée, transcendée par un plaisir si intense qu’il en était presque une souffrance. Le goût de sa sueur sur mes lèvres. Le son de mon nom, déchiré, dans sa bouche.Mon corps entier se souvient. Entre mes cuisses, une douleur sourde et douce persiste, un souvenir tangible de son intrusion. Mes muscles sont
MatteoSon corps se raidit, ses yeux se ferment à moitié, sa bouche s’ouvre sur un cri muet. Une série de frissons violents la parcourt, et elle se love contre ma main, pantelante, les larmes coulant à nouveau sur ses tempes.Je la tiens contre moi, la laissant redescendre, déposant des baisers doux sur ses paupières, ses joues, ses lèvres entrouvertes. Elle est toute molle, les yeux pleins d’un étonnement ébloui.Puis ses mains se font pressantes. Elles courent sur mon torse, mes épaules, puis descendent, hésitantes puis déterminées, vers la ceinture de mon pantalon. Ses doigts maladroits cherchent la fermeture. Je l’aide. Et quand je suis enfin libre, nu contre elle, elle retient son souffle un instant avant de m’enlacer de ses bras et de ses jambes.Il n’y a plus de lenteur possible. Le besoin est trop animal, trop urgent. Je me positionne entre ses cuisses ouvertes. Je la regarde une dernière fois, plongeant mon regard dans le sien.— Regarde-moi, dis-je. Je veux voir tes yeux.El
MatteoLe baiser ne s’achève pas. Il se transforme. Il devient une question brûlante, posée par nos bouches, à laquelle nos corps doivent répondre.Je la sens trembler, non de froid, mais d’une émotion pure et sauvage. Mon esprit crie tous les dangers, les interdits, mais c’est un murmure lointain, noyé sous le torrent de sensations. Elle est là, dans mes bras, réelle. Son murmure « sauve-moi » résonne dans mes os. Et je ne peux la sauver qu’en la rejoignant dans cette chute.Mes mains quittent son visage, glissent le long de son cou, de ses épaules trempées. Le tissu léger de sa robe est collé à sa peau, révélant chaque courbe, chaque frisson. Je brûle de le voir, de le connaître. D’un geste hésitant puis affirmé, mes doigts cherchent les boutons dans son dos. Ils résistent, obstinés. Un léger rire, né de la tension et du désir, m’échappe. Elle lève les yeux vers moi, et dans son regard, je vois la même impatience fulgurante.— Laisse, chuchote-t-elle.D’un mouvement, elle saisit le
MatteoElle regarde autour d’elle, non pas avec dégoût, mais avec une sorte de fascination douloureuse, comme si elle découvrait la face cachée, réelle, du monde.— Vous devez partir, dis-je, mais le son est faible, sans conviction. Tout de suite. On va vous chercher.— Ils croiront que je suis dans ma chambre. J’ai verrouillé la porte du jardin. Ils ne sauront pas avant demain matin.Elle dit cela avec une calme audace qui me coupe le souffle. Elle a tout calculé. Ce n’est plus la statue de porcelaine. C’est une femme traquée, une rebelle.Elle se tourne vers moi. L’eau perle sur ses cils, sur la courbe de ses lèvres. La bougie projette des ombres mouvantes sur son visage, rendant ses traits encore plus beaux, plus vulnérables.— Pourquoi êtes-vous venu ce soir ? demande-t-elle.— Je ne sais pas. Je ne pouvais pas… ne pas savoir où vous étiez. C’est plus fort que moi.— Moi aussi, chuchote-t-elle.Ces deux mots tombent dans le silence de la chambre comme des braises sur de la poudre.
ChiaraLes jours qui suivent sont un long supplice de soie et de silence. Je suis un automate poli, répondant avec justesse aux attentions d’Alessandro, souriant aux invités de ma mère, brodant des étoffes sans voir les motifs. Mais sous la surface, je suis un volcan de nerfs à vif. Chaque instant est habité par le souvenir du jardin, par le son de son nom, Matteo, par la brûlure de son regard dans la nuit.Je le cherche partout. Dans la foule du marché de Rialto, parmi les gondoliers sur le Grand Canal, dans l’ombre des églises que je visite avec ma mère. Rien. Il s’est évaporé, comme un rêve trop intense. Le doute commence à me ronger. Était-ce réel ? Une hallucination née du désespoir ? La honte me submerge alors, suivie d’une douleur si aiguë que j’en ai le souffle coupé.Alessandro est plus présent que jamais. Ses visites au palais Falier se font quotidiennes. Il parle de notre future demeure, des travaux, des réceptions. Sa voix, son assurance, l’odeur de son parfum d’ambre et d






