Se connecter
JADE
Le vernissage de la Fondation Moréac baigne dans une lumière dorée et un bruit de cristal. Je me fonds mal dans ce décor. Ma robe noire, simple, est une armure contre le luxe ostentatoire qui m'entoure. Je suis là pour une œuvre, une seule. « Érosion n°7 ». Une masse de béton fissuré d’où jaillit du cuivre vivide. On me présente, l'artiste prometteuse. Les sourires sont des masques, les compliments, des cartes de visite échangées.
Et puis, je le vois.
Il est adossé au mur, légèrement en retrait, observant la foule comme s’il étudiait un spécimen rare et légèrement décevant. Costume sombre, coupé à la perfection. Une gravité qui semble peser sur ses épaules, l’air de porter un poids invisible. Son regard croise le mien une seconde, un éclair gris et direct, avant de se détourner. Un inconnu. Un de plus. Mais quelque chose dans son isolement, dans cette intensité silencieuse, accroche mon regard et refuse de le lâcher.
L'orage gronde au-dehors, promesse d’un déluge. La conversation autour de moi tourne à l’insipide. Je m’échappe, cherchant l’air moins conditionné du jardin d’hiver. C’est là qu’il me rejoint, sans un mot, venant se poster près de la baie vitrée, à moins d’un mètre. La tension entre nous est palpable, un champ magnétique absurde né de ce seul regard échangé.
— Votre sculpture, commence-t-il sans préambule, la voix plus grave, plus usée que ne le laissait supposer son apparence lisse. Elle dérange.
Je tourne la tête vers lui, surprise qu’il ait parlé, qu’il ait remarqué l’œuvre, qu’il soit là.
— C’est son but. Montrer la beauté de ce qui se brise.
— Le béton ne se brise pas par beauté, rétorque-t-il, les yeux fixés sur la pluie qui commence à fouetter les vitres. Il se fissure sous la pression. C’est un échec de structure.
— Ou une libération de force contenue, lançai-je, le défi dans la voix, piquée par son ton définitif.
Nos regards s’accrochent enfin. Son iris est d’un gris ardoise, intense. Il y a là une intelligence froide, mais aussi une lassitude profonde, une fissure justement, à peine visible. L’orage éclate enfin. Des trombes d’eau s’abattent sur les vitres, isolant soudain notre bulle de silence du bruit du monde.
La panne est soudaine, totale. Les lumières s’éteignent, plongeant la serre dans une pénombre bleutée, seulement déchirée par les éclairs. Un murmure de surprise monte de la galerie principale. Ici, plus un bruit. Juste le tambourinement violent de la pluie et notre respiration, trop perceptible.
— On dirait que nous sommes pris au piège, murmure-t-il, et je perçois une pointe d’ironie dans sa voix.
Il n’a pas bougé, mais l’espace entre nous semble avoir rétréci, aspiré par l’obscurité. Je peux sentir le léger parfum de son savon, une odeur propre et coupante, citron et pierre. L’électricité dans l’air n’est plus seulement celle de la tempête.
— Ça ne vous dérange pas ? Le noir ? dis-je, pour dire quelque chose, pour rompre le sortilège qui s’épaississait.
— Je travaille dans la lumière la plus crue qui soit. Le noir… c’est un changement. Un soulagement, parfois.
Un éclair zèbre le ciel, illuminant son visage en une fraction de seconde. Des traits fermes, une mâchoire tendue. Désirable, malgré tout. Ou à cause de tout. À cause de ce silence, de cette gravité, de cette façon de se tenir à distance tout en étant irrésistiblement présent. La rationalité, le contrôle qu’il dégage, tout en moi veut les faire craquer.
Je ne sais pas qui fait le premier pas. Peut-être est-ce moi, poussée par un vent fou. Peut-être est-ce lui, cédant à une faille soudaine. Nos bouches se rencontrent dans la pénombre avec une violence qui me coupe le souffle. Ce n’est pas un baiser, c’est une collision. Un exutoire à tout ce qui n’a pas été dit depuis cinq minutes. Ses mains se referment sur mes hanches, l’emprise sûre et chaude d’un homme qui sait ce qu’il veut, même dans l’égarement. Je m’accroche à ses épaules, sentant la force contenue sous la laine fine de son costume. Le goût de lui est café, nuit, et une amertume étrangement excitante.
Nous nous séparons aussi brutalement, haletants, quand les lumières clignotent et reviennent avec un bourdonnement assourdissant. Le monde extérieur, lisse et doré, nous assaille à nouveau. Nous nous écartons l’un de l’autre, deux étrangers. Un masque de contrôle glacé retombe sur ses traits, juste une faille dans son regard, un désordre infime dans sa parfaite chevelure trahissant la folie de l’instant.
— Ceci… n’aurait pas dû arriver, dit-il d’une voix rauque, comme s’il se l’adressait à lui-même.
— Mais c’est arrivé, soufflé-je, le cœur battant à tout rompre, les lèvres encore brûlantes.
Il me jette un dernier regard, chargé d’un millier d’avertissements et d’une promesse sombre qui fait frémir mon ventre, puis tourne les talons et disparaît dans la foule qui recommence à papoter, ignorante.
Je reste là, le dos contre la vitre froide, le goût de l’inconnu encore sur mes lèvres, le tambour de la pluie en écho à mon pouls affolé. Je viens d’embrasser un homme dont je ne sais même pas le nom. Je viens d’allumer un incendie avec un parfait inconnu. Et je ne sais absolument pas si je veux en connaître davantage, ou fuir à toutes jambes.
ADRIENUn nouveau silence. Elle sort son propre exemplaire, signe avec une plume qui gratte le papier. Le bruit est anormalement fort. Elle repose la plume.— Concernant l’installation, je serai disponible la semaine prochaine, dis-je, consultant un calendrier fictif. Disons mercredi ?— Très bien.— Il faudra être présente pour superviser le placement. La Fondation insiste.— Naturellement.Le dialogue est absurde. Poli. Mort. Chaque mot est une porte close derrière laquelle gronde l’ouragan. Elle plie ses documents, les range. Elle devrait se lever. Partir. Fin de l’histoire.Elle ne bouge pas. Elle me regarde. Et dans ses yeux verts, je ne vois plus la colère de la terrasse. Je vois autre chose. Une lassitude profonde. Une question. La même qui me ronge.— Pourquoi ? dit-elle soudain, d’une voix plus basse, cassant le protocole de glace.— Pourquoi quoi ?— Tout ça. Le jeu. Le mépris. Le… Elle fait un geste vague de la main, incapable de nommer le baiser. Pourquoi est-ce si importa
ADRIENLe baiser sur la terrasse n’a rien éteint. Il a attisé les braises en un brasier intérieur qui consume tout sur son passage : ma concentration au bloc opératoire, mon détachement feint lors des dîners, mon sommeil. Le goût de sa rébellion, mêlé au vin rouge, est une drogue. La vérité cuisante de ses insultes est un poison que je m’administre en boucle.Je la fuis. Je l’évite avec une détermination de militaire. Pendant dix jours, je m’immerge dans les greffes cardiaques, les conférences internationales, les cocktails sans fin avec Élise. Je joue au mari parfait, au chirurgien implacable. Mais c’est un automate. La faille qu’elle a ouverte béait, un abysse noir dans lequel je risque à chaque instant de tomber.C’est Élise, ironie du sort, qui referme le piège.— La Fondation acquiert finalement Érosion n°7, m’annonce-t-elle un matin au petit-déjeuner, les yeux sur son iPad. C’est une pièce forte. L’artiste, cette Jade Lenoir, doit venir signer les papiers définitifs et discuter
JADEIl ne m’écoute pas. Sa main se pose sur mon bras nu. La chaleur de sa paume est un brandon sur ma peau. Je devrais le gifler, crier. Je ne fais rien. Je suis pétrifiée par le contact, par la bataille qui fait rage en moi.— Vous voyez ? murmure-t-il, son visage si près que je vois les cils sombres qui frangent ses yeux gris. Vous ne bougez pas. Vous attendez.— J’attends que vous ayez fini de vous ridiculiser.— Mentir encore.Son autre main vient se poser sur ma hanche, à travers la soie fine. Un gémissement étranglé s’échappe de mes lèvres. C’est de la trahison pure. Mon corps capitule, vibrant sous son toucher, alors que mon esprit hurle à l’insulte.— Vous avez pensé à ça, dit-il, sa bouche effleurant à peine ma tempe, envoyant un frisson ravageur le long de ma colonne. Toute la semaine. À ma main, ici. À ma bouche, là. Ne le niez pas. Je le vois. Je le sens.C’est trop. L’aveu implicite, la précision de son attaque, le désir honteux qui monte en moi comme une marée noire… La
JADEUne semaine d’enfer. Ses mots, sa voix méprisante, son sourire cruel tournent en boucle dans mon crâne, un mantra empoisonné. « Vous tremblez. Pas de colère. De l’excitation. » La honte de m’être laissée déchiffrer aussi facilement se mêle à une rage sourde et tenace. Je sculpte avec une violence destructrice, martelant la terre glaise jusqu’à ce qu’elle se fissure, créant non pas des formes, mais des cicatrices.La rencontre avec Élise Moréac a été un supplice glacé. Une femme élégante, froide comme un diamant, parlant de « potentiel » et de « ligne curatoriale » avec une distance qui en disait long. Elle n’a pas mentionné son mari une seule fois. Je me suis demandé, avec une amertume perverse, s’il avait partagé sa petite théorie sur mon « opportunisme » avec elle.Quand l’invitation arrive pour un dîner de bienfaisance à la Fondation, mon premier réflexe est de la déchirer. Puis je m’arrête. Fuir, c’est lui donner raison. C’est admettre qu’il a touché une corde sensible. Alors
JADESon ton est doucereusement méprisant. Il fait rouler mon prénom dans sa bouche comme on examine un échantillon douteux. La colère, vive et brillante, commence à remplacer la confusion dans mes veines.— Vous êtes d’une vanité grotesque, rétorqué-je, la voix sifflante. Vous pensez que tout tourne autour de vous ? Que j’ai planifié un baiser sous une panne de courant pour faire avancer ma carrière ?Un sourcil à peine se lève, arrogant.— Les coïncidences sont rares. Et les femmes ambitieuses, fréquentes. Le noir total était une toile de fond plutôt dramatique, je dois admettre. Efficace.C’en est trop. L’insulte, la déformation de cet instant qui m’a tant obsédée, la réduction de mon art et de ma personne à une manœuvre calculatrice… La braise de la colère devient un brasier.— Écoutez-moi bien, Docteur Moréac, dis-je en avançant d’un pas à mon tour, refusant de me laisser intimider par sa stature. Je n’avais pas la moindre idée de qui vous étiez. Je ne le sais toujours pas, d’ail
JADETrois jours. Soixante-douze heures d’une attente fébrile, d’un goût persistant sur mes lèvres que ni le café, ni le vin, ni le dentifrice le plus mentholé n’arrivent à chasser. Trois jours à sculpter dans une fureur aveugle, les doigts maculés d’argile et de frustration, en écoutant la pluie marteler la verrière de mon atelier. L’inconnu au costume gris et au baiser d’orage. Son parfum, son empreinte, son silence après coup. Un fantôme magnétique qui hante mes nuits.Quand l’appel de la Fondation Moréac arrive, je sursaute comme une coupable. La voix de l’assistante est suave, polie.— Madame Moréac aimerait vous rencontrer pour discuter d’une potentielle acquisition complémentaire. Pourriez-vous passer cet après-midi à 16h ?Acquisition. Le mot fait briller une lueur d’espoir pratique, professionnel. Mais sous la cendre, une braise plus trouble s’agite. Là-bas. Là où cela est arrivé. J’acquiesce, la voix un peu rauque.La Fondation, en plein jour, est un autre animal. La lumière







