MasukJADE
Trois jours. Soixante-douze heures d’une attente fébrile, d’un goût persistant sur mes lèvres que ni le café, ni le vin, ni le dentifrice le plus mentholé n’arrivent à chasser. Trois jours à sculpter dans une fureur aveugle, les doigts maculés d’argile et de frustration, en écoutant la pluie marteler la verrière de mon atelier. L’inconnu au costume gris et au baiser d’orage. Son parfum, son empreinte, son silence après coup. Un fantôme magnétique qui hante mes nuits.
Quand l’appel de la Fondation Moréac arrive, je sursaute comme une coupable. La voix de l’assistante est suave, polie.
— Madame Moréac aimerait vous rencontrer pour discuter d’une potentielle acquisition complémentaire. Pourriez-vous passer cet après-midi à 16h ?
Acquisition. Le mot fait briller une lueur d’espoir pratique, professionnel. Mais sous la cendre, une braise plus trouble s’agite. Là-bas. Là où cela est arrivé. J’acquiesce, la voix un peu rauque.
La Fondation, en plein jour, est un autre animal. La lumière crue de l’après-midi inonde le hall de marbre, sans merci. L’ambiance est feutrée, studieuse. Pas de foule, pas de champagne. Juste le clic-clac discret des talons d’une réceptionniste et le murmure lointain d’une visite guidée.
L’assistante me conduit non pas vers le bureau de la directrice, mais vers une annexe de la galerie, une salle de réunion vitrée donnant sur le jardin d’hiver. Mon cœur se serre. Là. Juste de l’autre côté de la paroi.
— Madame Moréac vous rejoindra sous peu. Veuillez patienter, dit l’assistante avec un sourire en coin avant de s’éclipser.
Je m’approche de la baie, posant mes doigts sur le verre froid. L’espace est vide, inondé de soleil maintenant. Rien ne subsiste de la tension électrique de l’autre soir. C’est juste une pièce. Un décor.
— Contempler les lieux du crime ?
La voix, grave et familière, me fige sur place. Elle vient de derrière moi, dans la salle. Je me retourne, le souffle coupé.
Il est là. Debout dans l’embrasure de la porte, combien de temps m’observait-il ? Vêtu d’un costume anthracite aujourd’hui, une chemise blanche immaculée, pas de cravate. Il a l’air encore plus imposant, plus réel en pleine lumière. L’intensité de son regard gris est insoutenable.
— Le crime ? réussis-je à articuler, feignant un calme que je suis loin de ressentir.
— L’incident de l’autre soir, corrige-t-il en entrant dans la pièce, refermant doucement la porte derrière lui. Un court-circuit. Des circonstances atténuantes.
Il s’avance, pas à pas, avec une lenteur calculée qui est une agression en soi. Il ne sourit pas. Son visage est un masque de parfaite maîtrise, mais ses yeux… ses yeux parcourent mon visage, mes lèvres, avec une intensité qui brûle.
— Je ne savais pas que vous faisiez partie du personnel, dis-je, croisant les bras, une défense dérisoire.
— Je n’en fais pas partie. Ma femme, en revanche, en est la fondatrice.
Le mot « femme » tombe comme un couperet. Froid. Définitif. Il le lance avec une neutralité qui est pire qu’une fierté. Une simple donnée factuelle, qui trace une frontière infranchissable. Madame Moréac. L’inconnu a un nom, un statut, une vie enchaînée. Adrien Moréac. L’information me frappe de plein fouet.
— Je vois, murmurai-je, le regard fuyant.
— Vraiment ? Il s’approche encore, jusqu’à se tenir à moins d’un mètre. L’espace entre nous vibre, chargé du souvenir de notre proximité bien plus intime. Je doute que vous ayez vu quoi que ce soit d’autre que… une opportunité.
Je cligne des yeux, incrédule.
— Une opportunité ?
— Le vernissage d’une jeune artiste. Un public influent à impressionner. Un homme seul, un peu à l’écart… Le calcul est assez transparent, Mademoiselle… Jade, c’est bien ça ?
ADRIENUn nouveau silence. Elle sort son propre exemplaire, signe avec une plume qui gratte le papier. Le bruit est anormalement fort. Elle repose la plume.— Concernant l’installation, je serai disponible la semaine prochaine, dis-je, consultant un calendrier fictif. Disons mercredi ?— Très bien.— Il faudra être présente pour superviser le placement. La Fondation insiste.— Naturellement.Le dialogue est absurde. Poli. Mort. Chaque mot est une porte close derrière laquelle gronde l’ouragan. Elle plie ses documents, les range. Elle devrait se lever. Partir. Fin de l’histoire.Elle ne bouge pas. Elle me regarde. Et dans ses yeux verts, je ne vois plus la colère de la terrasse. Je vois autre chose. Une lassitude profonde. Une question. La même qui me ronge.— Pourquoi ? dit-elle soudain, d’une voix plus basse, cassant le protocole de glace.— Pourquoi quoi ?— Tout ça. Le jeu. Le mépris. Le… Elle fait un geste vague de la main, incapable de nommer le baiser. Pourquoi est-ce si importa
ADRIENLe baiser sur la terrasse n’a rien éteint. Il a attisé les braises en un brasier intérieur qui consume tout sur son passage : ma concentration au bloc opératoire, mon détachement feint lors des dîners, mon sommeil. Le goût de sa rébellion, mêlé au vin rouge, est une drogue. La vérité cuisante de ses insultes est un poison que je m’administre en boucle.Je la fuis. Je l’évite avec une détermination de militaire. Pendant dix jours, je m’immerge dans les greffes cardiaques, les conférences internationales, les cocktails sans fin avec Élise. Je joue au mari parfait, au chirurgien implacable. Mais c’est un automate. La faille qu’elle a ouverte béait, un abysse noir dans lequel je risque à chaque instant de tomber.C’est Élise, ironie du sort, qui referme le piège.— La Fondation acquiert finalement Érosion n°7, m’annonce-t-elle un matin au petit-déjeuner, les yeux sur son iPad. C’est une pièce forte. L’artiste, cette Jade Lenoir, doit venir signer les papiers définitifs et discuter
JADEIl ne m’écoute pas. Sa main se pose sur mon bras nu. La chaleur de sa paume est un brandon sur ma peau. Je devrais le gifler, crier. Je ne fais rien. Je suis pétrifiée par le contact, par la bataille qui fait rage en moi.— Vous voyez ? murmure-t-il, son visage si près que je vois les cils sombres qui frangent ses yeux gris. Vous ne bougez pas. Vous attendez.— J’attends que vous ayez fini de vous ridiculiser.— Mentir encore.Son autre main vient se poser sur ma hanche, à travers la soie fine. Un gémissement étranglé s’échappe de mes lèvres. C’est de la trahison pure. Mon corps capitule, vibrant sous son toucher, alors que mon esprit hurle à l’insulte.— Vous avez pensé à ça, dit-il, sa bouche effleurant à peine ma tempe, envoyant un frisson ravageur le long de ma colonne. Toute la semaine. À ma main, ici. À ma bouche, là. Ne le niez pas. Je le vois. Je le sens.C’est trop. L’aveu implicite, la précision de son attaque, le désir honteux qui monte en moi comme une marée noire… La
JADEUne semaine d’enfer. Ses mots, sa voix méprisante, son sourire cruel tournent en boucle dans mon crâne, un mantra empoisonné. « Vous tremblez. Pas de colère. De l’excitation. » La honte de m’être laissée déchiffrer aussi facilement se mêle à une rage sourde et tenace. Je sculpte avec une violence destructrice, martelant la terre glaise jusqu’à ce qu’elle se fissure, créant non pas des formes, mais des cicatrices.La rencontre avec Élise Moréac a été un supplice glacé. Une femme élégante, froide comme un diamant, parlant de « potentiel » et de « ligne curatoriale » avec une distance qui en disait long. Elle n’a pas mentionné son mari une seule fois. Je me suis demandé, avec une amertume perverse, s’il avait partagé sa petite théorie sur mon « opportunisme » avec elle.Quand l’invitation arrive pour un dîner de bienfaisance à la Fondation, mon premier réflexe est de la déchirer. Puis je m’arrête. Fuir, c’est lui donner raison. C’est admettre qu’il a touché une corde sensible. Alors
JADESon ton est doucereusement méprisant. Il fait rouler mon prénom dans sa bouche comme on examine un échantillon douteux. La colère, vive et brillante, commence à remplacer la confusion dans mes veines.— Vous êtes d’une vanité grotesque, rétorqué-je, la voix sifflante. Vous pensez que tout tourne autour de vous ? Que j’ai planifié un baiser sous une panne de courant pour faire avancer ma carrière ?Un sourcil à peine se lève, arrogant.— Les coïncidences sont rares. Et les femmes ambitieuses, fréquentes. Le noir total était une toile de fond plutôt dramatique, je dois admettre. Efficace.C’en est trop. L’insulte, la déformation de cet instant qui m’a tant obsédée, la réduction de mon art et de ma personne à une manœuvre calculatrice… La braise de la colère devient un brasier.— Écoutez-moi bien, Docteur Moréac, dis-je en avançant d’un pas à mon tour, refusant de me laisser intimider par sa stature. Je n’avais pas la moindre idée de qui vous étiez. Je ne le sais toujours pas, d’ail
JADETrois jours. Soixante-douze heures d’une attente fébrile, d’un goût persistant sur mes lèvres que ni le café, ni le vin, ni le dentifrice le plus mentholé n’arrivent à chasser. Trois jours à sculpter dans une fureur aveugle, les doigts maculés d’argile et de frustration, en écoutant la pluie marteler la verrière de mon atelier. L’inconnu au costume gris et au baiser d’orage. Son parfum, son empreinte, son silence après coup. Un fantôme magnétique qui hante mes nuits.Quand l’appel de la Fondation Moréac arrive, je sursaute comme une coupable. La voix de l’assistante est suave, polie.— Madame Moréac aimerait vous rencontrer pour discuter d’une potentielle acquisition complémentaire. Pourriez-vous passer cet après-midi à 16h ?Acquisition. Le mot fait briller une lueur d’espoir pratique, professionnel. Mais sous la cendre, une braise plus trouble s’agite. Là-bas. Là où cela est arrivé. J’acquiesce, la voix un peu rauque.La Fondation, en plein jour, est un autre animal. La lumière







