AMÉLIA
Trois jours seulement. Trois jours suspendus dans un luxe éphémère, trois jours à brûler dans ses bras entre draps de soie et coupes de champagne, trois jours où je me suis laissée dévorer par ce mari que je hais et que je désire dans la même pulsation, persuadée que c’était le prélude à une vie de faste, d’opulence, de domination partagée.
Et puis le rêve se déchire.
La limousine glisse à travers Manhattan et déjà je trouve le trajet trop long, trop sinueux. Les avenues larges et éclatantes laissent place à des rues plus étroites, des façades fatiguées, des échoppes ternes où la poussière remplace le cristal. Je me penche vers la vitre teintée, incrédule.
— Victor… où allons-nous ?
Il reste muet. Son profil est taillé dans le marbre, ses yeux fixés droit devant, impassibles.
La voiture ralentit.
Je tourne la tête et mon cœur s’arrête.
Une villa décrépite se dresse devant nous, lézardée par le temps, rongée par l’humidité, un jardin en friche où les herbes folles s’entrelacent comme des chaînes. La peinture s’écaille, les colonnes fissurées semblent ployer sous le poids de la honte.
— Qu’est-ce que… balbutié-je avant que ma voix ne se brise. Non. Non, dis-moi que c’est une erreur.
Victor ne détourne pas les yeux.
— Ce n’est pas une erreur. C’est ici que nous allons vivre.
Je ris, un rire strident, désespéré, qui s’étrangle dans ma gorge.
— Tu es fou. Nous sommes censés rentrer dans ton penthouse, entourés de luxe, pas… pas dans ce taudis !
Ses lèvres se crispent.
— Il n’y a plus de penthouse. Plus de tour. Plus d’empire. Je suis ruiné, Amélia.
Le mot explose en moi comme une bombe. Ruiné. Comment un Harrington peut-il être ruiné ? Comment ai-je pu dire « oui » à un homme qui m’entraîne dans sa déchéance ?
Je me redresse, tremblante, ma rage jaillit.
— Alors tout ça n’était qu’un piège ? Tu m’as volée, enfermée dans un mariage de façade pour m’entraîner dans ta chute ?
— Tu savais que ce mariage n’était pas une comédie, souffle-t-il. Tu sais bien que je t'aime .
— Je veux le divorce.
Le silence tombe, lourd, étouffant. Puis un sourire lent, cruel, fend ses lèvres.
— Non.
Je le fixe, les yeux écarquillés.
— Comment ça, non ?
— Tu es ma femme. Tu peux hurler, me haïr, me maudire. Mais tu ne partiras pas.
Mes ongles s’enfoncent dans ma paume, mes jambes tremblent, mes lèvres tremblent mais refusent de supplier.
— Tu n’as pas le droit.
— J’ai tous les droits. Et tu le sais.
Je le regarde une dernière fois, le dégoût au ventre, puis je claque la portière et m’élance hors de la limousine. L’air poussiéreux du jardin m’agresse, mes talons s’enfoncent dans la terre sèche, mais je continue, je cours jusqu’à la rue, je tends un bras désespéré.
Un taxi ralentit. Je me jette presque sur la portière, je l’ouvre à la volée.
— Midtown, vite, criai-je au chauffeur, ma voix brisée.
Je m’effondre sur la banquette, haletante, les larmes menaçant de jaillir, le cœur battant à rompre. Oui, je vais partir, je vais rentrer chez moi, reprendre ma vie, ma liberté, tout ce qu’il croit m’avoir volé.
Mais une ombre se penche, une main de fer saisit la portière avant qu’elle ne se referme.
Victor.
Il m’arrache du taxi avec une force brutale, mon cri se perd dans la rue où personne ne s’arrête, où les regards indifférents glissent sur nous comme si nous étions invisibles. Je me débats, je frappe, je griffe, mais sa poigne m’écrase.
Il me plaque contre lui, ses yeux noirs brûlant d’une colère glaciale.
— Ne refais jamais ça.
— Lâche-moi ! Je ne suis pas ta prisonnière !
Il approche son visage du mien, si près que je sens son souffle sur ma peau.
— Tu es ma femme, Amélia. Et tu n’iras nulle part.
D’un geste sec, il me soulève presque et me ramène vers la villa, mes talons claquant contre les marches fissurées, mon corps luttant en vain. La porte s’ouvre dans un grincement sinistre. L’odeur de bois humide, de pierre froide, nous engloutit.
Victor referme derrière nous, le verrou claque.
Je comprends.
Je suis piégée.
Et si cette maison est ma cage, alors il va falloir que j’apprenne à y survivre… ou à la brûler , non...je vais lui mener la vie tellement minable qu'il m'accordera le divorce .
AMÉLIAIl y a dans sa manière de me prendre une précision qui ressemble à de la haine, et dans ma manière de hurler une certitude qui ressemble à du métal, nous sommes deux machines qui se cognent et qui s’échangent des éclats, je sens ses doigts comme des serres sous mon bras, je sens ses muscles se tendre sous sa veste, et malgré la boue qui colle à mes escarpins et la fureur qui me dévore de l’intérieur je refuse de m’éteindre, je refuse de me fondre dans la capitulation qu’il attend, je le regarde, je cherche dans ses yeux le moindre tremblement qui trahirait un regret, et il n’y a que la dureté, la froideur d’un homme qui n’accepte pas d’être rabaissé, qui refuse de perdre même la façade d’une autorité que la ruine a fissurée mais pas encore brisée— Tu vas te calmer, me dit-il d’une voix basse et dure comme du sable, sans lever la main, mais la menace est là, lourde, tangible, « tu vas comprendre ce que je veux dire par rester »Je crache un mot que je voudrais garder pour moi m
AMÉLIATrois jours seulement. Trois jours suspendus dans un luxe éphémère, trois jours à brûler dans ses bras entre draps de soie et coupes de champagne, trois jours où je me suis laissée dévorer par ce mari que je hais et que je désire dans la même pulsation, persuadée que c’était le prélude à une vie de faste, d’opulence, de domination partagée.Et puis le rêve se déchire.La limousine glisse à travers Manhattan et déjà je trouve le trajet trop long, trop sinueux. Les avenues larges et éclatantes laissent place à des rues plus étroites, des façades fatiguées, des échoppes ternes où la poussière remplace le cristal. Je me penche vers la vitre teintée, incrédule.— Victor… où allons-nous ?Il reste muet. Son profil est taillé dans le marbre, ses yeux fixés droit devant, impassibles.La voiture ralentit.Je tourne la tête et mon cœur s’arrête.Une villa décrépite se dresse devant nous, lézardée par le temps, rongée par l’humidité, un jardin en friche où les herbes folles s’entrelacent
AMÉLIALa lumière du matin filtre à travers les rideaux lourds de velours, douce et pâle, caressant ma peau encore marquée par la nuit. Je m’éveille dans un souffle, mes membres engourdis, mon corps lourd et comblé, et la première chose que je sens, c’est son bras passé autour de ma taille, sa chaleur qui m’enserre, son souffle régulier dans mes cheveux.Victor dort encore, je n’ose pas bouger, prisonnière volontaire de cette étreinte. Ma gorge est sèche, mes lèvres encore meurtries par ses baisers, mes cuisses douloureuses d’avoir tant cédé, et pourtant, un frisson d’ivresse me traverse quand je pense à la façon dont il m’a prise, encore et encore, comme si la nuit ne suffisait jamais.Il entrouvre les yeux, un éclat noir qui me saisit aussitôt. Sa voix rauque me murmure :— Bonjour, épouse.Je baisse les yeux, incapable de soutenir ce regard qui m’engloutit. Mais déjà, il se lève, drapé d’une assurance nue, tirant à lui une chemise blanche qu’il enfile sans fermer les boutons. Ses o
AMÉLIALa réception s’achève dans un tumulte de rires forcés et de verres vides, les derniers accords de l’orchestre résonnent comme un soupir fatigué sous les lustres du Plaza, et quand les invités commencent à se retirer, leurs manteaux glissant sur leurs épaules parfumées, je sens mon cœur battre plus vite, plus fort, comme si chaque adieu nous rapprochait inexorablement du moment où il n’y aura plus que lui et moi.Victor ne lâche pas ma main. Ses doigts sont serrés, presque cruels, comme s’il voulait m’imprimer sa force dans la peau, et chaque pression de sa paume me rappelle que, malgré mes sourires de façade, malgré ma posture impeccable d’épouse modèle, je suis prisonnière de son regard depuis l’instant où j’ai dit « oui ».Le silence tombe peu à peu derrière nous, absorbé par les couloirs feutrés du Plaza, et nos pas résonnent dans l’intimité d’un ascenseur doré qui nous emporte vers la suite nuptiale. Les murs capitonnés semblent retenir notre souffle, et l’air devient plus
AMÉLIALe carillon s’éteint et déjà les portes de la cathédrale s’ouvrent sur un monde de faste et de murmures, Manhattan bruisse de rumeurs et d’applaudissements, les caméras crépitent, les flashs éclatent comme des éclairs d’orage, et Victor serre ma main d’une poigne ferme, m’entraînant dans cette lumière aveuglante où nous sommes désormais des époux, des souverains d’un jour que l’Amérique entière observe avec un mélange de fascination et d’envie.La réception se tient dans l’immense ballroom du Plaza Hotel, drapé de tentures blanches et or, illuminé par des lustres de cristal dont les mille éclats se reflètent sur les coupes de champagne. Des orchestres alternent valses et airs modernes, des serveurs en gants blancs se déplacent comme des ombres silencieuses, et partout, l’élite se rassemble, échangeant des sourires mesurés, des regards calculés, des mots lourds de sens cachés.Je reconnais les visages un à un les Rockefeller dans un coin, impassibles comme s’ils jugeaient chaque
AMÉLIALes cloches résonnent dans l’air limpide de Manhattan, longues, claires, solennelles, et je sens ce son vibrer jusque dans ma poitrine comme une promesse autant qu’une condamnation. La nef immense de la cathédrale Saint-Patrick est illuminée par des vitraux où le soleil de midi se brise en éclats de couleurs, et tout autour de moi, la haute société américaine a pris place, chuchotant, observant, jaugeant, comme si notre mariage n’était pas seulement une union, mais une bataille silencieuse entre deux lignées.Car ici, chaque nom est un empire.Mon nom d’abord, Amélia Vanderbilt, dernière héritière d’une fortune patiemment bâtie sur les rails, le charbon et les navires, un nom qui ouvre toutes les portes mais qui m’a toujours semblé peser comme une chaîne autour de mes poignets délicats.Et face à moi, lui, Victor Harrington, fils d’une dynastie ancrée dans la finance, réputée pour ses investissements audacieux, ses banques, ses gratte-ciel. Un nom qui résonne dans tous les cerc