Samuel
Je n’ai pas pris l’ascenseur.
J’ai descendu les huit étages à pied, lentement, comme si chaque marche pouvait effacer ce qu’on venait de m’annoncer. Comme si, en reculant assez loin, je pouvais réécrire le verdict. Revenir au moment où tout était encore possible.
Mais non.
Mon corps, ce foutu corps, tient encore debout. Il tient sans moi. Il avance alors que j’ai cessé d’y croire.
Je pousse la porte de la rue. L’air me mord la peau.
Je n’ai pas mis d’écharpe. Ni gants.
J’ai oublié.
J’oublie tout, ces temps-ci.
Ma liste de courses. Mes rendez-vous. Ma propre voix, parfois. J’oublie d’exister.
Je marche.
Sans but, sans raison. Je suis juste en fuite. Loin du bureau du médecin. Loin de cette phrase qui tourne encore en boucle dans ma tête :
— Votre production est définitivement inactive.
"Définitivement".
Le mot a claqué comme un coup de feu.
Pas d’appel , pas de recours ni de miracle.
Je suis resté là, assis, à fixer ce putain de dossier. Le beige de la pochette. Mon nom inscrit dessus. Comme une condamnation.
Gabriel De Rohan 37 ans zéro chance de concevoir .
Je n’ai rien dit , pas un mot ni un cri . J’ai juste eu mal , car je ne pourrai jamais avoir d'enfants , jamais !
J’ai pensé à Camille.
À la boîte dans mon tiroir, celle en métal rouillé. Avec nos photos, nos échos d’avant. Camille avec son sourire qui tenait debout même quand tout s’effondrait.
— On y arrivera, Sam. Je le sens. Je le veux avec toi.
On y a cru. Longtemps. Trop longtemps.
Et puis un jour, elle a dit :
— Je ne t’en veux pas. Mais je ne peux pas continuer à m’effondrer à côté de toi.
Et elle est partie.
Je l’ai laissée partir. Parce qu’elle méritait mieux qu’un homme à vide.
Parce qu’elle méritait un futur.
Et moi, j’ai continué sans enfants. Sans projets , sans elle.
Mais ce soir, sur ce toit… Clara.
Cette fille étrange. Belle à sa façon. Silencieuse comme moi.
Ses jambes dans le vide. Son regard ailleurs.
Elle avait l’air paumée, mais… vivante.
Quand je lui ai demandé :
— Je peux m’asseoir ?
Elle n’a pas répondu. Juste hoché la tête.
C’était suffisant.
On était deux, face au même gouffre.
Je lui ai dit, sans vraiment réfléchir :
— Fichu monde. On se donne corps et âme, et à la fin, on se retrouve ici, à vouloir sauter… ou juste respirer.
Et elle a demandé, doucement :
— Vous aussi, vous fuyez quelque chose ?
J’ai ricané. Un son creux. Un râle, presque.
— Mon propre corps. Mon impuissance. Le verdict est tombé cet après-midi. Je ne serai jamais père.
Elle a baissé les yeux. Vers son ventre.
Et puis, à voix basse, presque inaudible :
— Je suis désolée pour vous.
Elle ne m’a pas regardé. Mais je l’ai sentie, sa peur. Son silence lourd.
Je n’ai pas insisté. Ce n’était pas le moment. Ni le lieu.
Mais j’ai perçu… une faille. Une vérité qui s’échappe. Quelque chose d’incompréhensible.
Elle m’a hanté dès que j’ai quitté le toit.
Je tourne en rond dans mon appartement.
Je passe une main dans mes cheveux. J’ouvre la fenêtre. Je referme.
Je tape dans le mur. J’étouffe.
Je suis stérile.
Je suis stérile.
Je suis stérile.
Et pourtant…
Quelque chose en elle vibrait. Une vérité démente. Une peur qu’on devine.
Clara. Elle est plus jeune que moi. Mais dans ses yeux… c’était un naufrage entier.
Je m’effondre contre la porte.
Mes mains tremblent.
Pourquoi est-ce que j’y repense ? Pourquoi est-ce qu’elle, une inconnue, m’a regardé comme si j’étais encore quelqu’un ? Comme si, malgré l’échec inscrit dans mes veines, je valais quelque chose ?
Je murmure dans l’obscurité :
— C’est pas possible…
Mais mon cœur cogne fort.
Et cette pensée revient, lancinante, délirante.
Elle m’a dit qu’elle était désolée.
Mais elle a eu l’air de porter un secret plus grand encore.
Non , c’est absurde .
Moi, qui ne peux plus rien donner ?
Je ris d'un rire amer car je perds pied ! J'ai toujours voulu être père , avoir une version de moi plus jeune courir devant moi et m'appeler PAPA !
Et cette jeune fille me fascine , j’ai envie de savoir , de comprendre.
De la revoir , sauf que suis marié et que ma femme m'attend à la maison .
AdelineJe n’ai jamais mieux aimé que lorsque la scène se déroule exactement comme je l’ai prévue. Les lustres s’éteignent un à un, la pièce retombe dans cette obscurité feutrée qui m’appartient. J’ai choisi la robe pour son pli, pour la façon dont elle colle à mes hanches quand je marche, pour le malaise qu’elle instille chez les autres. Tout est millimétré : la lumière tamisée, le verre presque vide posé sur la table, la chaise renversée qui rappelle à voix basse qu’ici c’est moi qui décide.Il rentre, plus fermé qu’à l’accoutumée, comme un livre dont on aurait arraché les pages les plus tendres. Il pose son regard sur moi , hésitation, reproche, désir brouillé et ça me réjouit. Le désir désarçonne. Le reproche rend plus facile la chute. J’avance, lente, calculée, et j’arrête juste assez près pour que son souffle frôle ma joue. Il tremble ou feint de trembler et je sens sous mes doigts l’ampleur de ce qu’il retient.« Viens », dis-je sans lever la voix. Ce n’est pas une injonction.
ÉliseJe suis allongée dans mon lit, la lampe de chevet allume une lueur fragile qui tremble contre les murs. La chambre est trop calme. Trop sage pour ce qui bouillonne en moi. Je tire la couverture jusqu’à mon menton mais la chaleur qui m’envahit n’a rien à voir avec le coton. Elle vient de mes pensées, qui refusent de se taire.Je pense à lui. À Gabriel.Je ne devrais pas. Je le sais. Mais ses yeux reviennent sans cesse, comme une flamme derrière mes paupières fermées. Ce bleu fatigué, abîmé, qui cache plus qu’il ne dit. Je revois la crispation de ses mâchoires, la tension de ses épaules, ses silences lourds. Tout en lui retient quelque chose. Tout en lui brûle d’un feu qu’il refuse de laisser sortir.Je soupire et je revois nos gestes plus tôt dans la cuisine. Mes rires trop vifs, les siens étouffés, ce moment fragile qui aurait pu durer… et qui s’est brisé aussitôt. Je m’y accroche malgré tout. Comme si un fil invisible reliait encore mes doigts aux siens. Comme si je pouvais, pa
GabrielJe me laisse tomber dans le fauteuil du salon, les coudes appuyés sur les genoux, la tête entre les mains.Derrière moi, j’entends ses pas précipités à l’étage, des portes qui claquent, ses sanglots étouffés. Mais je n’ai plus la force. Pas ce soir.Pourquoi faut-il toujours qu’elle gâche tout ?Pourquoi ces soupçons, ces reproches, cette jalousie suffocante ?Je ferme les yeux.J’avais presque oublié. Juste un instant, dans cette cuisine trop petite, au milieu des odeurs de farine et des éclats de rire, j’avais cru qu’une vie différente était possible.Une vie où je ne serais pas enchaîné à ce vide permanent.Mais ses cris me ramènent brutalement.La vérité me gifle à nouveau.Je n’aurai jamais d’enfant.Jamais.Ce mot martèle ma tête, implacable.Un homme qui ne laisse rien derrière lui. Pas de descendance. Pas d’avenir. Rien qu’un présent gris, froid, partagé avec une femme qui ne voit que ses propres blessures.Je redresse la tête, fixe le plafond.Comment aller de l’avant
GabrielJe reste debout, la veste encore à la main. Elle, plantée devant moi, les bras croisés, comme un juge prêt à prononcer une sentence.Le silence est lourd, trop lourd. Il s’installe entre nous comme une paroi invisible, et je sais qu’il ne durera pas.— Tu crois vraiment que je vais gober ça ? lâche-t-elle enfin, la voix sèche, tranchante comme une lame. “Dehors.” Quelle excuse lamentable.Ses mots claquent dans l’air. J’entends plus que je ne comprends. Je sais que tout ce que je dirai ne fera que l’attiser davantage.Je ne réponds pas. Si je parle, je m’enfonce. Si je me tais, je lui donne raison.Je suis piégé.Elle avance d’un pas.— Avec qui étais-tu ? Dis-moi son nom.Ses yeux plantés dans les miens me fouillent, me déshabillent, cherchent à arracher une vérité que je ne peux pas lui donner.Je soutiens son regard, mais je sens déjà ma mâchoire se crisper.— Personne, dis-je.Elle éclate d’un rire bref, acide.— Personne ? Tu rentres à minuit, les vêtements imprégnés d’od
GabrielLe repas s’éternise.La mère a rempli mon assiette une deuxième fois sans même me demander mon avis. J’ai protesté, faiblement :— Vraiment, c’est suffisant…Elle m’a fusillé du regard, comme si refuser son plat revenait à l’insulter. Alors j’ai cédé.La grand-mère, elle, ne me lâche pas. Ses yeux vifs me scrutent, comme si j’étais une énigme à déchiffrer. Chaque bouchée devient un examen.— Vous mangez trop vite, grommelle-t-elle soudain.— Mamie… soupire Élise en secouant la tête.— Je dis ce que je vois ! Les hommes pressés, c’est pas bon signe.Je retiens un soupir amusé. Moi, pressé ? Voilà bien la première fois qu’on me reproche ça. Cela fait plus d’une heure que je suis là, assis à écouter des histoires de marché, de voisins querelleurs, de souvenirs d’un autre temps.Et je reste.Je ne comprends pas pourquoi.Moi, qui ne supporte pas d’être contredit, moi, qui impose toujours ma volonté, me voici chahuté, interrompu, ramené à l’insignifiant… et j’aime ça.J’aime cette
GabrielJ’aurais dû m’en aller plus tôt.Mais voilà, je suis toujours là. Coincé. Prisonnier d’une comédie familiale qui semble ne jamais finir.La grand-mère m’a imposé un test.Un test culinaire.— Vous dites savoir faire un gâteau ? Eh bien, prouvez-le.J’ai cru à une plaisanterie. Mais non. Me voilà debout dans la petite cuisine, une cuillère en bois à la main, sous le regard impitoyable de deux générations de femmes.La mère, bras croisés, observe, sceptique. La grand-mère, elle, commente chaque geste comme un sergent instructeur.— Trop de farine !… Pas assez de sucre !… Et on ne mélange pas comme ça !Je serre les dents. Je dirige des dizaines d’hommes armés chaque jour. Et pourtant, ce soir, je me fais dominer par une vieille dame et son balai posé non loin de la porte, « au cas où ».Élise ClaraJe n’ai jamais vu Gabriel ainsi. Lui, si froid, si sûr de lui… réduit à battre des œufs sous l’autorité de ma grand-mère.Chaque mouvement maladroit de sa main, chaque soupir discret,