Gabriel
Je ferme la porte de mon penthouse derrière moi, un clic sec qui résonne dans le silence du couloir. L’odeur familière m’accueille comme un rappel du quotidien, un mélange subtil de bois ciré, de vanille douce, et ce parfum léger qu’elle aime porter un sillage frais, presque glacé, qui se répand dans l’air comme une signature invisible.
Je dépose mon manteau sur le porte-manteau en bois poli, puis mes clés tintent en tombant dans le vide du bol posé sur la console. Chaque geste me paraît mécanique, distant. Je suis là, mais absent.
Le salon est baigné par la lumière tamisée des lampes design, qui donnent aux meubles des reflets chauds, presque rassurants. Elle est là, immobile, sur le canapé, ses jambes croisées avec une grâce innée. Elle me regarde, ce sourire tranquille aux lèvres, celui qui m’a séduit dès le premier regard, celui qui m’a fait croire que rien ne pourrait nous séparer.
Elle est belle. Toujours. Une beauté qui transcende la mode et le temps. La beauté lumineuse d’un mannequin, fine, élancée, où chaque mouvement se fait danse naturelle, sans effort, une grâce innée. Ses cheveux blonds presque platine tombent en cascade sur ses épaules étroites, encadrant un visage sculpté, délicat, aux pommettes hautes et aux lèvres pleines, toujours ourlées d’un léger rose naturel. Ses yeux, d’un bleu clair comme une mer calme, semblent lire en moi sans effort, percer ce masque que j’essaie d’afficher.
Elle porte une robe noire simple, élégante, qui épouse ses courbes sans artifice. Une silhouette sans excès, harmonieuse, maîtrisée parfaite, dirait-on, pour les couvertures de magazines, pour les soirées éclairées par les projecteurs.
Je sens son regard se poser sur moi tandis que je m’approche, un mélange d’attente et de douceur dans son expression.
— Tu rentres tard, dit-elle calmement, sans jugement. J’avais commencé à me demander où tu étais.
Je serre la mâchoire, le poids de cette journée m’écrase. Ce n’est pas le moment de parler. Pas maintenant. Pas avec elle.
— Je viens de la clinique, murmurai-je, la voix rauque.
Elle hoche la tête, comme si elle avait déjà anticipé cette réponse. Elle connaît mes silences, mes absences, mes humeurs parfois sombres. Elle connaît la douleur que je cache, le chagrin qui me ronge.
— Tu sais que je n’ai jamais voulu d’enfants, non ? lance-t-elle d’un ton qui se veut presque détaché, mais qui trahit un fond d’émotion contenue.
Je la regarde, mes yeux rencontrant les siens. Ce n’est pas une reproche. C’est une vérité qu’elle porte depuis toujours, une conviction solide. Elle aime sa liberté, sa carrière, sa vie à deux sans complications. Nous en avons parlé mille fois, avant même de nous marier.
— Je sais, répondis-je, presque mécaniquement , mais moi j'en voulais , la gorge serrée.
Elle sourit, un sourire doux mais un peu triste, comme si elle devinait que je cache quelque chose de plus lourd, un secret que je ne peux lui dire. Mais elle ne demande rien. Elle respecte ce silence, cette barrière invisible que je dresse entre nous.
Je m’assois sur le canapé, les épaules lourdes, la tête pleine de pensées tourbillonnantes. La rencontre sur le toit avec Clara ne cesse de me hanter. Cette fille inconnue, sa peur, sa douleur. Son secret enfoui.
Je voudrais lui parler, comprendre. Pourtant, je suis pris au piège de ma propre vie, de ce mariage sans enfants, de cette façade tranquille qui masque une tempête intérieure que je ne sais plus comment exprimer.
Je me lève, marche lentement vers la fenêtre. La ville s’étire sous la nuit, un océan de lumières pâles, presque irréelles. Je ferme les yeux un instant, respire profondément, tente de calmer ce chaos qui déchire ma poitrine.
Elle s’approche, pose une main douce sur mon épaule, un geste simple, chargé de tendresse et d’attente.
— Tu veux en parler ?
Je secoue la tête, incapable de formuler les mots, prisonnier de mon silence. Alors elle se contente d’être là, silencieuse, une ancre dans ma dérive, la présence rassurante qui me retient.
Dans le tumulte de mon esprit, une idée folle germe : revoir Clara.
Peut-être que dans son regard, dans son mystère, je trouverai un sens à ce chaos qui me déchire.
Mais pour l’instant, je reste prisonnier de ce silence partagé, entre deux âmes qui ne savent plus comment se parler, un couple construit sur l’amour mais rongé par les non-dits.
Je m’éloigne doucement d’elle, traverse la pièce. L’appartement semble trop grand ce soir, trop vide malgré la richesse de sa décoration épurée, ses œuvres d’art choisies avec soin.
Je me laisse tomber dans un fauteuil, ferme les yeux. La nuit est longue.
ClaraJe croyais que ce serait le pire : le moment où je prononcerais ces mots, où je briserais le silence.Mais ce n’est pas ça, le pire.C’est ce qui vient après.Quand le silence revient, plus tranchant qu’avant.Quand il découpe ce qui reste debout.Ma mère se lève. Elle tourne en rond, comme si le mouvement allait dissiper l’onde de choc. Elle marmonne des bribes, des « non », des « comment », des « ce n’est pas possible », mais sans s’adresser à personne. Ses mains tremblent, elle s’agrippe à un coussin comme à une bouée.Élodie reste droite, près de moi, sa main dans la mienne. Son contact est tiède, solide. C’est elle, maintenant, mon point d’ancrage. Mais même elle ne peut rien arrêter.Ma grand-mère.Elle ne dit rien d’abord. Elle me regarde. Et dans ce regard, je vois ce que je n’avais pas prévu. Pas de tristesse. Pas de peur. Pas de compassion.De la colère. Froide. Calcinée. Ancienne.— Tu ne pouvais pas faire ça, Clara.Sa voix fend l’air comme une lame. Chaque mot tombe
ClaraElle ne répond pas tout de suite.Son regard se trouble, puis revient se fixer dans le mien, plus calme qu’attendu.— Depuis quand le sais-tu ?— Depuis plusieurs semaines. Peut-être davantage. J’ai tenté de l’oublier, de le cacher même à moi-même. Mais le corps ne ment pas.Et toi, encore moins.— Et… le père ?Je baisse les yeux.Je pourrais le dire. Mais cette pièce-là n’est pas encore prête à rejoindre le puzzle. Elle demande du recul. Une autre forme de courage.— Ce n’est pas l’essentiel. Pas pour l’instant.Elle acquiesce, sans insister.Elle respecte le silence, même quand il griffe.— Et ta mère ? Ta grand-mère ? Tu leur as parlé ?Je secoue la tête, presque honteuse.— Non. J’ai voulu. J’ai même préparé des phrases. Mais au moment de les dire… tout se coince.J’ai peur de leur regard. De leur colère.Et pire encore : de leur absence de réaction.Elle me dévisage longuement, puis avance sa main pour venir envelopper la mienne.— Tu veux que je sois là quand tu leur dira
ClaraJe quitte le bâtiment en silence, mes doigts encore crispés autour de mon sac.Le bruit de la porte refermée derrière moi résonne un peu trop fort à mes oreilles.Dehors, tout paraît exagéré : la lumière crue du matin, les voix qui fusent dans la cour, le grincement d’un vélo contre le trottoir.Le monde, lui, continue.Moi, j’essaie juste de ne pas vaciller.L’entretien vient de se terminer.Je ne me rappelle pas vraiment ce que j’ai dit. J’étais là, mais pas entièrement. Les mots sont sortis, polis, corrects. Les bons gestes aussi. Le sourire professionnel. L’enthousiasme maîtrisé.Mais dedans, je tremblais.Pas à cause de l’entretien. Pas vraiment.Mais parce que tout mon corps me hurle une autre vérité. Une vérité que je tais.Quelque chose qui pousse. Qui change tout.Et que je n’ai dit à personne.Je descends les marches du perron quand je la vois.Élodie.Adossée au muret, portable à la main, lunettes de soleil relevées sur la tête. Elle relève les yeux et son visage s’il
GabrielJe reste figé, immobile dans la pénombre de mon bureau, tandis que la lumière blafarde de la ville glisse sur le verre épais de la baie vitrée. Dehors, le béton et l’acier s’étirent à perte de vue, dessinant un paysage urbain froid et impersonnel. Pourtant, au milieu de cet océan de froideur, c’est elle qui embrase mon esprit : Élise.On dit de moi que je suis maître de tous les secrets, inébranlable, implacable. Et pourtant, ce matin, le sol semble se dérober sous mes pieds. Pas à cause d’un danger extérieur, mais parce qu’elle a réveillé une quelque chose que je croyais scellée à jamais. Cette jeune femme, si fragile en apparence, porte en elle un feu qui me trouble. Elle a osé me regarder autrement que comme un monstre froid. Elle a vu ce qui se cache derrière le masque, derrière l’acier de Gabriel De Rohan.Je pose doucement le dossier sur mon bureau ces formalités, ces chiffres, ces CV sans même l’ouvrir. Rien ne capture ce qu’elle représente. Ce n’est pas une candidature
ÉliseLe tram est bondé une odeur d’humidité, de sueur et de plastique brûlé flotte dans l’air, mêlée au son strident des freins et aux grincements métalliques. Je m’accroche à la barre centrale, mon dossier serré contre moi, mes mains moites.Mon cœur bat trop fort, trop vite. Comme si je marchais vers quelque chose d’irrémédiable.L’entretien est aujourd’hui.Le deuxième , le premier n'a pas eu lieu . J'espère que ce deuxième sera le bon .Je ferme les yeux un instant. Je pense à Mamie qui m’a bénie avec du sel et du citron ce matin, à Maman qui a glissé dans ma poche les derniers billets qu’elle avait, « au cas où ». À leurs regards. Pleins d’attente. De peur. De foi.Je respire profondément. Mais l’air ne rentre pas bien.Quand j’arrive devant la tour, j’ai l’impression qu’elle me regarde.Un colosse de verre et d’acier, froid, impénétrable.Son reflet déforme la ville, avale le ciel.Je reste figée quelques secondes sur le trottoir, minuscule face à cette verticalité arrogante.P
ÉliseLe plafond est fissuré juste au-dessus de mon lit.Chaque soir, je le regarde. Comme une blessure ouverte qui refuse de se refermer. Un peu comme nous.Parfois, j’ai l’impression qu’il va s’écrouler. Et dans ces moments-là, j’imagine ce que ce serait, si tout s’effondrait d’un coup. Plus de loyer à payer. Plus de petits matins glacés. Plus de sacs trop lourds, de bouches à nourrir avec rien, de sourires forcés pour faire croire que tout va bien.Mais il ne tombe jamais, le plafond. Il reste là, comme une promesse triste, fidèle à sa misère.Dans la chambre exiguë que je partage avec Maman, l’air est toujours un peu trop humide. Les murs moisissent dans les coins, les fenêtres ferment mal, et l’odeur de lessive bon marché flotte dans l’air, mêlée à celle du vieux plastique et de la sueur de fatigue. On n’a pas grand-chose. Mais on respire. On survit à notre manière.Je me lève sans bruit , le lino craque sous mes pieds nus, je le contourne par habitude pour ne pas réveiller Maman