GabrielJe me réveille avant l’alarme, avec cette lourdeur sourde dans la poitrine, comme si la nuit avait été trop courte, trop encombrée de rêves qui refusent de dire leur nom. À côté de moi, elle dort encore. Ma femme. Ses cheveux éparpillés sur l’oreiller, son souffle régulier qui soulève à peine la couverture. Elle est paisible, presque étrangère dans cette immobilité.Je la regarde longtemps. Plus longtemps que je ne l’aurais cru. Je cherche à ressentir. À retrouver quelque chose. Est-ce que je l’aime encore ? Le mot lui-même me paraît glissant. Il me file entre les doigts comme de l’eau. J’essaie de rassembler les images — nos débuts, le rire facile, les soirées à deux — mais tout semble appartenir à une autre vie. Comme si l’homme que j’étais alors avait cessé d’exister.Je tends la main, frôle presque son épaule nue. Un geste d’habitude, de tendresse mécanique. Mais mon bras retombe. Je ne peux pas. Pas aujourd’hui. Pas avec cette brûlure encore présente dans mon corps, cette
AdelineJe n’ai jamais mieux aimé que lorsque la scène se déroule exactement comme je l’ai prévue. Les lustres s’éteignent un à un, la pièce retombe dans cette obscurité feutrée qui m’appartient. J’ai choisi la robe pour son pli, pour la façon dont elle colle à mes hanches quand je marche, pour le malaise qu’elle instille chez les autres. Tout est millimétré : la lumière tamisée, le verre presque vide posé sur la table, la chaise renversée qui rappelle à voix basse qu’ici c’est moi qui décide.Il rentre, plus fermé qu’à l’accoutumée, comme un livre dont on aurait arraché les pages les plus tendres. Il pose son regard sur moi , hésitation, reproche, désir brouillé et ça me réjouit. Le désir désarçonne. Le reproche rend plus facile la chute. J’avance, lente, calculée, et j’arrête juste assez près pour que son souffle frôle ma joue. Il tremble ou feint de trembler et je sens sous mes doigts l’ampleur de ce qu’il retient.« Viens », dis-je sans lever la voix. Ce n’est pas une injonction.
ÉliseJe suis allongée dans mon lit, la lampe de chevet allume une lueur fragile qui tremble contre les murs. La chambre est trop calme. Trop sage pour ce qui bouillonne en moi. Je tire la couverture jusqu’à mon menton mais la chaleur qui m’envahit n’a rien à voir avec le coton. Elle vient de mes pensées, qui refusent de se taire.Je pense à lui. À Gabriel.Je ne devrais pas. Je le sais. Mais ses yeux reviennent sans cesse, comme une flamme derrière mes paupières fermées. Ce bleu fatigué, abîmé, qui cache plus qu’il ne dit. Je revois la crispation de ses mâchoires, la tension de ses épaules, ses silences lourds. Tout en lui retient quelque chose. Tout en lui brûle d’un feu qu’il refuse de laisser sortir.Je soupire et je revois nos gestes plus tôt dans la cuisine. Mes rires trop vifs, les siens étouffés, ce moment fragile qui aurait pu durer… et qui s’est brisé aussitôt. Je m’y accroche malgré tout. Comme si un fil invisible reliait encore mes doigts aux siens. Comme si je pouvais, pa
GabrielJe me laisse tomber dans le fauteuil du salon, les coudes appuyés sur les genoux, la tête entre les mains.Derrière moi, j’entends ses pas précipités à l’étage, des portes qui claquent, ses sanglots étouffés. Mais je n’ai plus la force. Pas ce soir.Pourquoi faut-il toujours qu’elle gâche tout ?Pourquoi ces soupçons, ces reproches, cette jalousie suffocante ?Je ferme les yeux.J’avais presque oublié. Juste un instant, dans cette cuisine trop petite, au milieu des odeurs de farine et des éclats de rire, j’avais cru qu’une vie différente était possible.Une vie où je ne serais pas enchaîné à ce vide permanent.Mais ses cris me ramènent brutalement.La vérité me gifle à nouveau.Je n’aurai jamais d’enfant.Jamais.Ce mot martèle ma tête, implacable.Un homme qui ne laisse rien derrière lui. Pas de descendance. Pas d’avenir. Rien qu’un présent gris, froid, partagé avec une femme qui ne voit que ses propres blessures.Je redresse la tête, fixe le plafond.Comment aller de l’avant
GabrielJe reste debout, la veste encore à la main. Elle, plantée devant moi, les bras croisés, comme un juge prêt à prononcer une sentence.Le silence est lourd, trop lourd. Il s’installe entre nous comme une paroi invisible, et je sais qu’il ne durera pas.— Tu crois vraiment que je vais gober ça ? lâche-t-elle enfin, la voix sèche, tranchante comme une lame. “Dehors.” Quelle excuse lamentable.Ses mots claquent dans l’air. J’entends plus que je ne comprends. Je sais que tout ce que je dirai ne fera que l’attiser davantage.Je ne réponds pas. Si je parle, je m’enfonce. Si je me tais, je lui donne raison.Je suis piégé.Elle avance d’un pas.— Avec qui étais-tu ? Dis-moi son nom.Ses yeux plantés dans les miens me fouillent, me déshabillent, cherchent à arracher une vérité que je ne peux pas lui donner.Je soutiens son regard, mais je sens déjà ma mâchoire se crisper.— Personne, dis-je.Elle éclate d’un rire bref, acide.— Personne ? Tu rentres à minuit, les vêtements imprégnés d’od
GabrielLe repas s’éternise.La mère a rempli mon assiette une deuxième fois sans même me demander mon avis. J’ai protesté, faiblement :— Vraiment, c’est suffisant…Elle m’a fusillé du regard, comme si refuser son plat revenait à l’insulter. Alors j’ai cédé.La grand-mère, elle, ne me lâche pas. Ses yeux vifs me scrutent, comme si j’étais une énigme à déchiffrer. Chaque bouchée devient un examen.— Vous mangez trop vite, grommelle-t-elle soudain.— Mamie… soupire Élise en secouant la tête.— Je dis ce que je vois ! Les hommes pressés, c’est pas bon signe.Je retiens un soupir amusé. Moi, pressé ? Voilà bien la première fois qu’on me reproche ça. Cela fait plus d’une heure que je suis là, assis à écouter des histoires de marché, de voisins querelleurs, de souvenirs d’un autre temps.Et je reste.Je ne comprends pas pourquoi.Moi, qui ne supporte pas d’être contredit, moi, qui impose toujours ma volonté, me voici chahuté, interrompu, ramené à l’insignifiant… et j’aime ça.J’aime cette