La journée avait grincé comme une porte mal huilée. Dans le hall, les pas claquaient, les ascenseurs exhalaient leurs soupirs mécaniques, et des voix trop nettes se répondaient d’un couloir à l’autre. Alec avait traversé ce tumulte sans y prendre pied. Tout semblait réglé, huilé, conforme — à l’exception d’un manque qui prenait de la place à l’arrière de sa poitrine, une cavité où s’engouffrait l’ombre d’un timbre, d’une respiration.Au déjeuner, un associé avait raconté une anecdote sur un concurrent en déroute. Les rires avaient fusé, trop brillants. Alec avait incliné la tête, sans sourire. Il entendait autre chose : la musique retenue d’une voix qui ne disait jamais son nom, et qui, la nuit, glissait entre ses phrases comme une lumière sur de l’eau.L’après-midi s’était écrasé sur des chiffres, des tableaux, des signatures. Il avait été impeccable — le masque ne lui demandait jamais d’effort. Mais son regard, parfois, s’accrochait à une silhouette discrète qui poussait un chariot
La matinée s’ouvrit comme un rituel mécanique dans la tour Reyford. Les lumières artificielles baignaient les couloirs d’une clarté froide, les portes s’ouvraient et se fermaient avec des claquements secs, et les cadres défilaient dans leurs costumes impeccables, un café brûlant à la main, des dossiers coincés sous le bras.Rien, en apparence, n’avait changé. Et pourtant, Alec Reyford avait l’impression d’évoluer dans un décor étranger.Dans la salle de réunion du 28ᵉ étage, le ballet habituel battait son plein. Graphiques projetés sur les murs, voix qui s’élèvent pour défendre une prévision, une stratégie, un budget. Stylo qui claque, gobelet en plastique froissé, soupirs étouffés. Lui, d’ordinaire si attentif, si tranchant, semblait absent.Car dans sa tête, il résonnait encore une autre voix.Pas celles, ternes et calculées, de ses associés. Pas le ton obséquieux de ses directeurs qui craignaient chaque hausse de sourcil. Mais cette voix basse, à la fois retenue et vibrante, qui av
La machine à café siffle comme une vieille locomotive, recrachant une vapeur tiède qui sent le plastique brûlé. Dans l’open space, les voix s’entrecroisent, basses et affairées, mais chaque intonation est une goutte d’eau dans le brouhaha. Mila serre son dossier contre sa poitrine, avançant entre les bureaux comme une ombre bien dressée. Invisible, c’est ce qu’elle s’efforce d’être le jour. Invisible et impeccable.Mais ce matin, tout est différent. Il y a encore la trace d’hier soir dans son corps : la voix grave dans le combiné, les pas suspects derrière la porte, l’enveloppe kraft trouvée dans son casier. L’image du point rouge, tracé au feutre, la hante comme une brûlure encore fraîche. Elle n’en a parlé à personne, pas même à Clara. Et surtout pas à lui.Quand elle l’aperçoit, il est déjà entouré. Alec Reyford, dans son costume anthracite qui absorbe la lumière, trône au milieu du cercle de cadres. Ses gestes sont mesurés, ses mots nets, sa posture sans faille. C’est le PDG qu’on
Le bruit vient d’abord par le ventre : la cafétéria respire un parfum de soupe trop salée et de café brûlé. Les plateaux claquent, des fourchettes sonnent contre des assiettes blanches. Mila se tient debout, dos au mur, un gobelet tiède entre les mains, le regard accroché à la vitre. Dehors, les nuages rabotent la lumière. La veille, elle n’est pas venue. Une nuit soustraite. Elle a marché longtemps, sans musique, jusqu’à ce que la ville cesse de lui parler. Aujourd’hui, elle est revenue. Ni confession, ni explication — un simple retour.— Tu as une tête à te faire oublier d’un taxi, murmure Clara en posant son plateau à côté d’elle.Mila sourit sans y mettre les dents. Elle sait que Clara n’insiste pas quand le terrain est miné. Elles parlent de tout et de rien : un budget, une plante morte, une rumeur qui n’aura pas de suite. Par deux fois, Mila entend, plus loin, une voix grave qu’elle reconnaîtrait entre cent. Elle ne tourne pas la tête. C’est la règle qu’elle s’impose le jour :
La tour Reyford s’élevait dans la nuit comme une forteresse de verre, ses reflets capturant les éclats de la ville alentour. Chaque étage semblait veiller, pourtant, derrière les vitres noircies, les bureaux demeuraient muets. C’était l’heure où Mila aurait dû s’y trouver, assise dans l’obscurité familière de la salle de reprographie, les doigts crispés sur le combiné d’un téléphone oublié des années. L’heure où sa respiration se calait sur une autre respiration, distante mais proche, séparée seulement par quelques mètres de béton et de silence.Mais ce soir-là, elle n’était pas là.Elle avait décidé.Décidé de rompre le fil fragile qui, chaque nuit, se retendait entre eux. Pas pour toujours, se répétait-elle, mais juste pour une nuit. Une seule. Le temps de reprendre le contrôle, de faire oublier son erreur, de dissiper le soupçon qu’elle avait laissé naître.« Pas de noms. Pas de visages. »C’étaient les règles. Et elle les avait trahies.Assise chez elle, dans son petit appartement
La pluie avait cessé, mais l’air de la ville portait encore cette lourdeur d’orage qui s’infiltrait jusque dans les murs de la tour Reyford. Les couloirs baignaient dans un silence humide, comme si chaque paroi retenait encore la respiration de l’averse passée. Mila posa son sac contre le mur de la salle de reprographie, ses doigts hésitant sur le combiné.Depuis plusieurs nuits, elle avait l’impression qu’un cercle se resserrait autour d’elle. Les questions d’Alec devenaient plus acérées, ses silences plus pesants, comme s’il tournait lentement autour d’une vérité qu’elle se refusait à admettre. Et pourtant, malgré ce danger, elle n’arrivait pas à couper court. Cette voix dans le noir, ce jeu insensé… il lui était devenu vital.Elle inspira profondément et composa le numéro.Un clic sec. Sa voix, basse, arriva aussitôt, comme s’il avait attendu l’appel : — « Vous êtes en retard ce soir. »Mila retint un sourire nerveux. — « Peut-être que j’espérais que vous vous soyez endormi. »