La ville, ce soir-là, avait pris une respiration différente. Mila le sentit dès qu’elle sortit du métro : l’air vibrait d’une lourdeur orageuse, sans que le ciel ne montre la moindre déchirure. Les façades semblaient plus sombres, les lampadaires, plus isolés dans leur halo jaune. Elle remonta le boulevard en direction de la tour, sa silhouette avalée par la foule des retardataires.
Chaque pas qu’elle faisait était lesté par une étrange anticipation. Depuis la veille, le silence du jour l’avait oppressée, rappel cruel que leur accord tenait sur un fil. Alec l’avait ignorée deux fois, sans même un signe de reconnaissance. C’était la règle, elle le savait, mais l’absence totale de brèche avait laissé en elle une tension sourde. Comme si, sans la voix de la nuit, elle redevenait inexistante.
Or, ce soir, tout en elle pressentait que la voix aurait quelque chose de différent. Elle ne savait pas pourquoi — peut-être l’écho persistant de son regard de glace, ou ce détail à peine perceptible dans son pas rapide, comme une crispation mal dissimulée.
Elle entra dans la Tour Reyford avec son badge, traversa le hall déjà déserté et monta directement vers l’étage des archives. Les couloirs baignaient dans cette semi-obscurité que les lampes automatiques laissaient filtrer, trop faible pour abolir les ombres, trop claire pour les laisser intactes. Mila prit place dans la petite salle de reprographie, celle qui avait servi la première fois, et posa sa main sur le combiné du vieux téléphone interne.
Elle hésita. Était-ce elle qui provoquait ces rencontres ? Ou lui ? Chaque fois, la frontière devenait plus trouble. Pourtant, elle composa sans bruit le poste de son bureau.
Deux sonneries. Puis le clic.
— « Vous êtes revenue. »
La voix était basse, presque rauque, comme un murmure tiré d’une gorge fatiguée. Mila sentit aussitôt que la tension qu’elle avait devinée dans la journée était bien là, palpable dans son timbre.
— « Peut-être que vous m’attendiez », dit-elle doucement.
Un bref silence. Puis un rire, sans joie.
Elle sentit que c’était faux. Qu’il avait attendu, précisément. Mais elle ne releva pas.
— « Alors pourquoi décrocher ? » souffla-t-elle.
Un souffle long, qui ressemblait davantage à un soupir.
Ces mots, elle les reçut comme un aveu indirect. Il n’avait pas dit qu’elle était bienvenue, mais qu’elle valait mieux que le vide.
— « Le silence est votre ennemi ? » demanda-t-elle.
— « Il me rappelle ce que j’ai perdu. »
Sa voix se brisa à peine sur le dernier mot. Mila se redressa, surprise. Jamais encore il n’avait laissé une fêlure pareille apparaître. Tout, chez lui, depuis le début, relevait du contrôle : ses phrases calibrées, ses silences choisis, sa manière d’imposer les règles. Là, pourtant, il venait de trébucher.
— « Perdu ? » murmura-t-elle.
Il y eut une longue pause, si longue qu’elle crut qu’il allait raccrocher. Puis :
Mila retint son souffle. L’aveu était tombé sans préparation, brut, comme arraché.
— « Je suis désolée », dit-elle d’une voix basse, instinctivement sincère.
— « Ne soyez pas désolée », répondit-il avec une brusquerie qui masquait mal une douleur sourde. « Vous ne le connaissiez pas. »
Il se tut. Mila sentit son cœur battre plus vite. Elle savait qu’il suffisait d’un mot de trop, d’une curiosité mal placée, pour qu’il se referme. Mais elle ne voulait pas fuir cette fois. Elle comprenait instinctivement que ce moment était rare, fragile : une fissure dans la cuirasse.
— « Parlez-moi de lui », dit-elle.
Le silence dura. Puis il reprit, la voix un peu plus rauque, comme si chaque mot lui coûtait.
Mila ferma les yeux, imaginant la scène. La voix s’était faite plus basse, plus grave, chaque mot chargé de ce paradoxe douloureux : l’admiration mêlée au ressentiment.
— « Qu’est-il devenu ? » osa-t-elle demander.
Un souffle.
Mila sentit sa gorge se nouer.
— « Accident », dit-il sèchement. Puis, après une pause : « Mais j’ai toujours pensé que c’était ma faute. »
Ces mots la frappèrent comme une gifle. Elle n’aurait pas imaginé qu’un homme aussi implacable que lui puisse s’accuser ainsi.
— « Pourquoi… votre faute ? »
Il rit, un son bref et amer.
Sa voix se fit plus basse encore.
Mila sentit son cœur se serrer. Pour la première fois, Alec Reyford cessait d’être l’homme inaccessible des couloirs, le PDG qu’on évitait de croiser. Il devenait un frère endeuillé, un homme fissuré derrière l’armure.
— « Vous l’aimiez », souffla-t-elle.
Il y eut un silence lourd. Puis, simplement :
Ce mot, dit ainsi, sans défense, avait plus de poids que toutes les déclarations qu’elle avait pu imaginer. Mila sentit qu’elle venait de franchir une autre ligne invisible.
Elle aurait voulu tendre la main à travers le combiné, abolir la distance. Mais tout ce qu’elle pouvait offrir, c’était sa voix. Alors elle dit, doucement :
Il eut un petit rire, étouffé, presque un souffle.
— « Non », dit-elle. « Et pourtant, vous me parlez comme si j’étais la seule à vous connaître. »
Le silence qui suivit vibra d’une intensité étrange. Comme si, de l’autre côté, Alec pesait ces mots, incapable de les rejeter.
Enfin, il murmura :
Mila sentit une chaleur lui monter aux joues. Invisible, oui. Mais jamais elle ne s’était sentie autant vue.
Ils parlèrent longtemps. Alec évoqua son frère par fragments : un rire qu’il n’avait plus entendu depuis, une photo qu’il gardait mais n’osait pas regarder, une phrase qu’il se répétait parfois, seul, comme une incantation : “Ne deviens pas ton propre mur.”
Et elle, derrière son combiné, devint l’ombre qui écoutait, qui recueillait les fragments, qui osait poser les questions que personne d’autre ne poserait.
À mesure que les minutes s’étiraient, elle sentait le lien se tisser. Pas un lien d’égalité, pas encore. Mais un fil ténu, fragile, qu’aucun des deux ne pouvait ignorer.
Quand elle finit par raccrocher, bien après minuit, ses mains tremblaient. Elle resta un long moment dans la pièce sombre, les yeux fixés sur l’ampoule vacillante. Elle savait que quelque chose venait de changer.
La tour Reyford brillait d’ordinaire comme une forteresse de verre au-dessus de la ville. Mais ce soir-là, les vitres reflétaient seulement les éclats brumeux des néons et le halo intermittent des phares. Les couloirs, désertés, respiraient un calme artificiel.Dans son bureau, Alec Reyford restait assis, le combiné à la main. Les mots de la veille résonnaient encore dans son esprit : Qui êtes-vous, vraiment ?Il n’avait reçu qu’un silence pour toute réponse. Un silence si dense qu’il l’avait entendu plus fort que n’importe quel aveu.Ce soir, il ne voulait pas céder. Il voulait la forcer à parler, à se révéler, à l’entraîner au-delà de ces règles absurdes. Deux règles qui l’enchaînaient autant qu’elles le protégeaient : pas de noms, pas de visages.Et pourtant, malgré toute sa volonté de fer, il n’était pas certain de vouloir briser ces barrières. Car il savait qu’au-delà du mystère, il y avait un risque : celui de perdre la seule voix qui l’apaisait.Le téléphone interne vibra douce
Le lendemain, la salle de réunion du vingt-septième étage baignait dans une lumière crue. Les stores avaient été laissés à demi ouverts, et les rayons du matin découpaient des lignes nettes sur la longue table de verre. L’odeur persistante du café noir se mêlait à celle, plus discrète, des feuilles imprimées encore tièdes.Les directeurs se rassemblaient, dossiers en main, voix feutrées, chacun ajustant cravate ou tailleur avec une discipline mécanique. Les pas sur la moquette résonnaient comme un chœur discret, rythmés par le cliquetis des stylos et le froissement des papiers.Mila entra en dernier, discrète, un bloc-notes contre elle. Elle prit place au fond, comme toujours, à l’écart des regards. Son rôle était simple : prendre des notes, classer les comptes rendus, observer en silence. Elle se fit minuscule, se glissa dans son siège comme une ombre parmi les vivants.Mais, dès qu’elle releva les yeux, elle sentit un frisson.Alec, installé à la tête de la table, venait de lever so
La tour Reyford s’éveillait comme une bête lente. Les ascenseurs crachaient leurs lots de costumes repassés, de talons nerveux, de dossiers encore tièdes de l’imprimante du matin. Dans l’air flottait une odeur de café trop corsé, mâtinée d’encre et de moquette encore humide du nettoyage nocturne.Alec avançait dans le hall principal, droit, silhouette sombre qui imposait le silence autour de lui. Pourtant, derrière le masque du PDG, son esprit battait encore l’image capturée la nuit précédente : la silhouette floue, ce geste de main qui effleurait le combiné, l’ombre de cette mèche rebelle.Il aurait pu convoquer immédiatement la sécurité, recouper, vérifier. Mais il ne le fit pas. Il attendait.Parce que l’incertitude, pour la première fois, lui semblait presque plus enivrante que la certitude.Son regard glissa sur le flot des employés qui franchissaient les portiques. Des dizaines de visages, effacés par l’habitude. Et soudain, parmi eux, une silhouette discrète : Mila. Chemisier b
La notification s’affiche d’abord comme un détail sans importance dans un coin de l’écran : Sécurité — Anomalie mineure / Couloir services 27E — 02:41. Alec l’ignore une seconde de trop, happé par une feuille de calcul qui refuse de s’accorder à ses projections. Puis, agacé par sa propre incapacité à se concentrer depuis quelques jours, il clique.Un flux gris, granuleux, s’ouvre. La caméra du couloir de service n’offre qu’un angle ingrat : un pan de mur, la bouche d’un sas, un bout de signalétique. Rien d’humain. Alec avance la lecture, accélère, revient, puis appuie sur pause. Une silhouette vient d’entrer dans le champ. Fine. Rapide. Casier d’archives contre la hanche, main gantée de latex clair — ou peut-être un simple effet de lumière. Il agrandit. Le grain se détériore. Il n’obtient qu’un fantôme de pixels. Pourtant, quelque chose l’arrête : la façon dont l’ombre soulève légèrement le combiné d’un vieux téléphone mural et l’approche de son visage. Ce geste-là, précis, concentré,
La journée avait commencé avec un ciel plombé, bas et lourd, comme si la ville elle-même voulait avertir que rien ne se passerait normalement. La lumière terne filtrait à travers les vitres de la tour Reyford, transformant les bureaux en un labyrinthe grisâtre où même les visages semblaient effacés.Alec Reyford entra dans l’étage avec la démarche qui faisait frémir tout le service : rapide, tranchante, presque militaire. Son manteau sombre claqua contre sa jambe lorsqu’il franchit la porte vitrée, et le silence s’installa aussitôt derrière lui. On n’entendait plus que les cliquetis hésitants des claviers.Son humeur était lisible dans chacun de ses gestes : il n’avait pas dormi, ses traits étaient tirés mais son regard brûlait d’une tension contenue. Ceux qui travaillaient là savaient déjà : ce n’était pas le jour pour se mettre sur son chemin.Mila, derrière son bureau d’archives placé dans l’angle, sentit sa nuque se raidir. Elle n’avait pas besoin de lever les yeux pour savoir qu’
La tour Reyford baignait dans ce silence nocturne qu’elle seule savait produire. Un silence lourd, presque majestueux, que seuls quelques bourdonnements de néons ou le vrombissement lointain de la ventilation venaient troubler. Les étages endormis semblaient retenir leur souffle, comme si le bâtiment lui-même savait que quelque chose allait se produire.Mila glissa ses doigts tremblants sur le combiné du vieux téléphone interne. Chaque fois qu’elle posait sa main dessus, son cœur cognait avec la même violence. Elle avait appris à apprivoiser le danger, à se cacher derrière des règles strictes qu’ils avaient édictées — jamais de noms, jamais de visages. Mais chaque soir, la tentation devenait plus vive. Chaque soir, la frontière semblait se rapprocher un peu trop vite.Elle composa. Une sonnerie. Deux. Puis ce silence, habité d’une respiration qu’elle reconnaîtrait entre mille. Sa gorge se serra.— Vous, dit-il.Un seul mot. Un mot qui, pourtant, faisait trembler tout son corps.