Leyna
La voiture ralentit doucement devant mon immeuble.
Le bâtiment, vieux, gris et fatigué, détonne avec les façades illuminées et les voitures luxueuses que nous avons quittées.
Je pourrais croire que tout ça n’est qu’un rêve, un fragment volé hors du temps, mais mes mains crispées autour de la sangle de mon sac me ramènent à la dure réalité.
Le moteur s’arrête, mais Azar ne bouge pas.
Il reste là, appuyé contre le siège, le regard fixé droit devant lui, comme s’il rassemblait tout son courage pour franchir une frontière invisible, un mur que je tiens si fort.
— Tu ne me parles pas de toi, dit-il enfin, sa voix basse, presque un murmure chargé d’une douceur inattendue.
Je sens le poids de sa question comme un défi lancé dans la pénombre de la voiture.
Un défi que je n’ai pas envie de relever, pas encore.
— Pourquoi voulez-vous savoir ?
Ma voix est rauque, étranglée, et je détourne les yeux, refusant de croiser les siens.
Azar fronce les sourcils, un éclair d’agacement traverse son regard, mais il ne relève pas.
— Parce que tu es une énigme, Leyna.
Parce que je sais que derrière ce silence, il y a plus que la serveuse.
Plus que la fille du quartier.
Plus que celle qui s’est faite petite, invisible.
Je serre la mâchoire.
Je ne veux pas m’effondrer,
Je ne veux pas lui offrir ce qu’il réclame.
Je ne peux pas.
— Je ne suis pas une énigme, dis-je sèchement, presque brusquement.
Je suis juste moi. C’est tout.
Le silence s’installe entre nous, lourd, comme une couverture qui nous écrase.
Puis il reprend, d’une voix plus tendre, sans forcer :
— Parle-moi de ta vie.
Parle-moi de ce qui t’a forgée.
De ce qui te fait te lever chaque matin, même quand tout semble contre toi.
Je sens son regard qui creuse, qui cherche la faille.
Et je me protège comme je peux, dressant des murs invisibles, dressant mon masque.
— Ce n’est pas important, murmuré-je à peine audible.
— Ce n’est pas un monde pour toi.
Sa main quitte la portière pour venir chercher la mienne.
Le contact est ferme, mais jamais agressif.
Juste assez pour me rappeler que je ne suis pas seule.
— Peut-être que je ne suis pas fait pour ce monde non plus, murmure-t-il à son tour,
comme s’il parlait plus pour lui que pour moi.
Je voudrais lui dire que c’est impossible, que nous ne sommes pas faits pour les mêmes vies.
Que nos mondes sont des galaxies trop éloignées pour se croiser sans brûler.
Mais ses mots résonnent, plus fort que je ne veux l’admettre.
Une vérité qui trouble mes certitudes.
Je baisse les yeux.
Une émotion étrangère s’installe en moi.
Peut-être un mélange de peur, de colère, de désir ?
Je ne sais plus.
Il ne parle plus.
Le silence s’étire, lourd et presque suffocant, chargé d’attentes invisibles.
Puis, après un long moment, il brise enfin ce calme tendu :
— Un jour, Leyna, tu me raconteras.
— Je ne pense pas que vous vous souviendrez de moi demain, monsieur.
Je le regarde enfin, vraiment, dans les yeux.
Ce que je vois là est plus qu’une promesse.
C’est un combat.
Un espoir.
Son regard se durcit un instant, agacé par ce vouvoiement qui crée une distance.
Mais il ne le dit pas. Pas encore.
Je ne sais pas si je pourrai un jour m’ouvrir.
Mais, pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas envie de fuir.
Le monde que je connais est froid, dur, sans place pour les faibles ni pour les rêves fragiles.
Pourtant, dans cette voiture, dans ce silence partagé, une lumière vacille.
Un futur incertain.
Peut-être même une chance.
Je ne sais pas où tout cela nous mènera.
Mais pour ce soir, je choisis de rester.
De ne pas fermer la porte.
De laisser la faille s’agrandir, imperceptiblement.
Leyna
Je lève les yeux vers lui, le souffle un peu trop rapide, le cœur qui cogne trop fort dans ma poitrine.
Le silence s’est épaissi entre nous, lourd, presque tangible, et je me sens piégée dans cette voiture, entre son regard intense et mes propres démons.
Azar me fixe, sérieux, droit dans les yeux.
Comme si ce simple geste allait tout changer, comme s’il voulait m’arracher à mes certitudes, à mes défenses.
— Leyna, tu devrais me tutoyer.
Ce vouvoiement... ça nous met une barrière inutile, lâche-t-il doucement, presque en suppliant.
Je fronce les sourcils, mes muscles se tendent.
Comment ose-t-il ?
Qui est-il pour me demander ça ?
Il croit pouvoir imposer quoi que ce soit ?
— Je vous ai dit que vous alliez oublier mon nom demain, dis-je froidement, mon ton tranchant comme un couteau.
Je ne suis pas une de ces filles que tu séduis, que tu jettes quand tu t’en lasses.
Son sourire se crispe.
Ce n’est pas un jeu pour lui, il ne joue pas à faire semblant.
— Je ne suis pas comme ça.
Mais je ne vais pas te forcer.
Juste te dire que je n’aime pas cette distance entre nous, dit-il, la voix plus grave, plus sincère.
Je croise les bras, défiant, fermant la porte un peu plus.
— Ça ne changera rien.
Je ne veux rien avoir à faire avec ce genre de personne.
Les coureurs de jupons, ça m’a toujours fait fuir.
Il me regarde, presque déçu, mais pas surpris.
Il semble lire derrière mes mots, derrière mon mur de froideur.
— Tu as peur, c’est tout.
Peur de te laisser approcher. Peur que ça brûle, souffle-t-il, comme si ce qu’il disait était une évidence.
Je détourne les yeux, mordant ma lèvre, incapable de répondre.
J’ai vu assez de feux qui consument, assez de cendres pour savoir que l’on ne renaît pas toujours.
Assez de blessures pour comprendre qu’on ne peut pas faire confiance au feu.
Le silence revient, pesant, chargé d’une tension électrique, presque douloureuse.
Je sens son regard sur moi, cherchant une fissure, une ouverture.
Il pousse un soupir, lourd de frustration et de résignation, puis ouvre la portière.
— Alors, bonne nuit, Leyna.
Et fais attention à ne pas brûler.
Je ne réponds pas.
Je ne sais pas quoi dire.
Je ne sais même pas si je veux qu’il reste.
Quand il s’éloigne, je reste là, le souffle court, le cœur pris entre colère et désir.
Je voudrais lui hurler de partir, de ne jamais revenir.
Mais une partie de moi brûle encore pour lui, un feu qu’il allume sans même le vouloir.
Je ferme la porte derrière moi, le bruit résonne dans la cage d’escalier silencieuse.
Mon corps tremble, mes pensées tourbillonnent.
Je ne sais pas ce que je ressens vraiment.
Je ne sais pas ce que je veux.
Mais une chose est sûre : Azar ne sera pas facile à oublier.
LeynaIl y a des moments dans la vie où tout bascule, où l’innocence se brise sous le poids du monde.Pour moi, ce fut un soir d’hiver, il y a cinq ans.Je revois encore la lumière blafarde du réverbère qui éclaire la ruelle, ce froid glacial qui mord la peau, le bruit sec des pas qui s’éloignent.Et puis le silence, ce silence lourd, celui qui étouffe les cris qu’on n’ose pas pousser.J’avais quinze ans.À cet âge, on croit que tout est possible, que le futur est une page blanche.Je croyais en mes rêves, en ma force.Mais la violence a cette façon sourde de vous arracher tout, de vous réduire à un éclat fragile.Ce soir-là, la colère et la peur se sont gravées en moi, comme une marque indélébile.Mon père, homme autrefois tendre, est devenu un fantôme froid et brutal, emporté par ses démons.J’ai appris à me faire petite, à me taire, à ne pas déranger.À me cacher derrière un masque que personne ne pouvait briser.Chaque jour était une bataille.À l’école, dans la rue, chez moi.Je
AzarJe marche dans la nuit fraîche, les mains enfoncées dans les poches de mon blouson.La ville est silencieuse, comme figée entre deux respirations.Seules les lumières des lampadaires percent l’obscurité, dessinant des ombres longues sur le bitume.La voiture est encore là, immobile, ses phares éteints, comme si elle retenait un souffle qu’elle ne veut pas laisser échapper.Je m’arrête un instant, regardant le siège vide à mes côtés, et je sens un vide sourd qui s’ouvre en moi.Elle m’a repoussé, glaciale, tranchante.Un coup sec porté à ma fierté d’homme habitué à tout obtenir, à dominer, à charmer.Cette fille, avec ses murs durs et ses silences coupants, m’a claqué la porte au nez.Mais cette fois, ça ne marche pas.Cette fois, elle ne se laisse pas apprivoiser.Elle ne m’offre pas ce sourire facile qui efface tout, qui apaise mes démons.Elle m’a dit qu’elle allait m’oublier.Que je n’étais qu’un coureur de jupons, un jeu parmi tant d’autres.Et cette idée m’irrite plus que je
LeynaLa voiture ralentit doucement devant mon immeuble.Le bâtiment, vieux, gris et fatigué, détonne avec les façades illuminées et les voitures luxueuses que nous avons quittées.Je pourrais croire que tout ça n’est qu’un rêve, un fragment volé hors du temps, mais mes mains crispées autour de la sangle de mon sac me ramènent à la dure réalité.Le moteur s’arrête, mais Azar ne bouge pas.Il reste là, appuyé contre le siège, le regard fixé droit devant lui, comme s’il rassemblait tout son courage pour franchir une frontière invisible, un mur que je tiens si fort.— Tu ne me parles pas de toi, dit-il enfin, sa voix basse, presque un murmure chargé d’une douceur inattendue.Je sens le poids de sa question comme un défi lancé dans la pénombre de la voiture.Un défi que je n’ai pas envie de relever, pas encore.— Pourquoi voulez-vous savoir ?Ma voix est rauque, étranglée, et je détourne les yeux, refusant de croiser les siens.Azar fronce les sourcils, un éclair d’agacement traverse son
LeynaMinuit est passé.Et je compte les minutes comme une prisonnière raye les murs.Encore trois plateaux à débarrasser. Encore deux coupes à déposer. Encore une consigne à respecter.Ne pas croiser son regard.Ne pas y repenser.Ne pas y retourner.Mais il est encore là. Quelque part, à quelques mètres. Je le sens. Ce n’est pas un regard, c’est une présence, une chaleur qui me colle à la peau comme de l’humidité.Je n’ai pas besoin de lever les yeux. Je sais qu’il me suit du regard.Je le sais parce que chaque fois que je change de pièce, mes mains tremblent légèrement. Et moi, je ne tremble jamais.Je m’accroche à mes gestes. Routine. Automatisme.Je remercie pourboires et remarques déplacées d’un hochement neutre.Je respire par le nez. Je me répète que ce n’est qu’un job.Une robe qu’on me rendra demain. Un badge qui ne signifie rien.Et un homme qui ne m’a regardée qu’une fois.Mais cette fois-là, elle m’a traversée.Elle m’a touchée comme une gifle lente.Je récupère mon sac d
LeynaLa robe gratte.Le tissu colle à ma peau comme une promesse que je n’ai jamais faite.J’ai le dos nu, les talons trop hauts, et un badge minuscule accroché à ma poitrine : "Staff , événement privé". Comme si ça suffisait à me protéger de ce monde qui ne veut pas de moi.J’ai appris à me taire.Ce soir, c’est la règle.Ne pas parler.Ne pas regarder dans les yeux.Ne pas poser de questions.Et surtout, ne jamais oublier qu’on est là pour servir, pas pour briller.La villa surplombe la mer. Tout sent le fric. Le champagne, le marbre, les sourires figés, les robes trop longues et les mains moites. Des hommes qui parlent fort. Des femmes accrochées à leur bras comme des trophées. Des caméras. Pas pour filmer, pour surveiller. On n’est pas au bal, on est dans une cage dorée.Je passe entre les invités avec mon plateau de flûtes.Les regards glissent sur moi. Certains s’attardent. J’en ai l’habitude.Mais je garde les yeux bas. Toujours.Jusqu’à ce que je sente le sien.Je ne le vois