Leyna
Minuit est passé.
Et je compte les minutes comme une prisonnière raye les murs.
Encore trois plateaux à débarrasser. Encore deux coupes à déposer. Encore une consigne à respecter.
Ne pas croiser son regard.
Ne pas y repenser.
Ne pas y retourner.
Mais il est encore là. Quelque part, à quelques mètres. Je le sens. Ce n’est pas un regard, c’est une présence, une chaleur qui me colle à la peau comme de l’humidité.
Je n’ai pas besoin de lever les yeux. Je sais qu’il me suit du regard.
Je le sais parce que chaque fois que je change de pièce, mes mains tremblent légèrement. Et moi, je ne tremble jamais.
Je m’accroche à mes gestes. Routine. Automatisme.
Je remercie pourboires et remarques déplacées d’un hochement neutre.
Je respire par le nez. Je me répète que ce n’est qu’un job.
Une robe qu’on me rendra demain. Un badge qui ne signifie rien.
Et un homme qui ne m’a regardée qu’une fois.
Mais cette fois-là, elle m’a traversée.
Elle m’a touchée comme une gifle lente.
Je récupère mon sac dans la salle de repos réservée au personnel. Personne ne parle. Les autres filles ont mal aux pieds, aux joues à force de sourire, aux reins d’avoir trop courbé le dos.
Moi, j’ai mal ailleurs.
Dans le ventre.
Dans la tête.
Je me regarde une seconde dans le miroir : trace de rouge aux lèvres, fines gouttes de sueur à la naissance des seins. Et dans les yeux… quelque chose d’éteint qui résiste encore à la honte.
Je replace mes cheveux.
J’efface.
Je redeviens celle qui sait disparaître.
En bas, les vigiles laissent sortir le personnel sans même un regard.
Il fait frais dehors. La mer sent l’iode et la nuit.
Je descends les marches du perron, et je sens déjà mes épaules se relâcher.
Encore dix minutes jusqu’à l’arrêt de bus.
Encore une heure pour rentrer.
Encore un jour à enfouir dans le silence.
Mais en bas des marches, il est là.
Appuyé contre une voiture noire.
Costume déboutonné, mains dans les poches.
Regard planté dans le mien, sans une once d’hésitation.
Azar Khaled.
Encore.
Toujours.
Je m’arrête net.
Il ne bouge pas.
Il m’attend.
— Tu pensais que je t’avais oubliée ? dit-il calmement.
Je serre la lanière de mon sac.
— Vous devriez rentrer, je murmure.
— Je peux te déposer.
— Non.
Il fait un pas vers moi. Lentement. Comme s’il savait que chaque seconde pèse.
— Ce n’est pas une question.
Je le regarde. Je veux répondre quelque chose de tranchant, de sec.
Mais rien ne vient.
Parce que je suis fatiguée.
Parce que je ne comprends pas ce qu’il veut vraiment.
Parce que je sens déjà ce qu’il pourrait déclencher, s’il me touche.
Et surtout, parce qu’au fond…
Je ne suis pas certaine de vouloir fuir.
Leyna
Le moteur ronronne doucement, un bruit sourd et rassurant, presque comme une promesse.
La nuit enveloppe la ville, les lumières défilent, floues, comme si elles dansaient autour de nous sans jamais se poser.
Je serre mon sac contre moi, comme un ancrage fragile, tandis que mon cœur tambourine dans ma poitrine, battant un rythme trop rapide pour être calme.
Je pourrais descendre à tout moment. Fuir cette cage mobile.
Mais je ne bouge pas.
Azar conduit, concentré, les mains fermement posées sur le volant.
Le silence s’étire entre nous, lourd, chargé d’une tension sourde que je ne sais pas encore nommer.
Parfois, dans le rétroviseur, ses yeux croisent les miens.
Des éclairs furtifs, un éclat brûlant qui m’embrase sans un mot.
Je détourne le regard, volontairement, mais mon corps, lui, trahit ce que ma tête refuse d’admettre.
Il fait tourner un anneau imaginaire autour de son doigt, comme s’il cherchait un équilibre fragile entre ce qu’il veut et ce qu’il doit.
Un combat silencieux, que je devine plus qu’il ne le dit.
— Pourquoi tu m’as suivie ce soir ?
Ma voix tremble, trahissant ce que j’essaie désespérément de cacher.
Il esquisse un sourire, à la fois cruel et tendre, un sourire qui semble pouvoir déchirer le voile entre nous.
— Parce que je ne supporte pas de ne pas te voir.
Je pince les lèvres. Ce n’est pas une déclaration. C’est un défi.
Un jeu dangereux que je ne sais pas encore jouer.
Sa main quitte le volant, effleurant la mienne posée sur la portière.
Le contact est léger, presque furtif, mais il me fait vaciller, me fait perdre un instant tout contrôle.
— Tu sais que ça ne sera pas simple, dis-je enfin, avec une franchise qui me surprend moi-même.
Il tourne la tête vers moi, ses yeux sombres brûlent d’une intensité qui m’enveloppe, me serre, me captive.
— Rien qui vaille la peine ne l’est, répond-il doucement, comme une vérité qu’il récite pour lui autant que pour moi.
La voiture glisse silencieusement dans la nuit.
La ville défile, anonyme et floue, et je sens mon souffle se mêler au sien, invisible, présent.
Son souffle près de mon cou est un frisson délicat, un murmure que je choisis de ne pas fuir.
Je ferme les yeux une seconde, juste pour sentir.
Sentir qu’il est là. Que je ne suis pas seule.
Un murmure, presque une promesse :
— Je te veux, Leyna.
Je ne réponds rien.
Parce qu’au fond, je le veux aussi.
Mais j’ai peur.
Peur de ce feu qui pourrait tout brûler.
Il effleure ma main une dernière fois.
Puis, lentement, la pose sur mes cuisses.
Mon souffle se coupe.
Je sens son regard peser sur moi, patient, chargé d’attente.
Le temps suspend son vol, les secondes s’étirent, et pourtant, je n’ose pas bouger.
Je veux repousser cette proximité. Je veux garder le contrôle.
Mais mon corps, lui, réagit. Il brûle à son contact, il réclame ce qu’il refuse d’avouer.
Je sens ses doigts s’attarder, le frôlement d’une caresse prometteuse, une invitation muette au danger.
Je ferme les yeux, me mord la lèvre pour ne pas céder.
Le silence est à la fois notre armure et notre prison.
Dans cette nuit entre deux mondes, nous sommes là, à la fois si proches et déjà si loin.
Je ne sais pas ce que demain nous réserve.
Mais ce soir, il est là.
Et je ne peux plus nier que je veux qu’il reste.
LeynaIl y a des moments dans la vie où tout bascule, où l’innocence se brise sous le poids du monde.Pour moi, ce fut un soir d’hiver, il y a cinq ans.Je revois encore la lumière blafarde du réverbère qui éclaire la ruelle, ce froid glacial qui mord la peau, le bruit sec des pas qui s’éloignent.Et puis le silence, ce silence lourd, celui qui étouffe les cris qu’on n’ose pas pousser.J’avais quinze ans.À cet âge, on croit que tout est possible, que le futur est une page blanche.Je croyais en mes rêves, en ma force.Mais la violence a cette façon sourde de vous arracher tout, de vous réduire à un éclat fragile.Ce soir-là, la colère et la peur se sont gravées en moi, comme une marque indélébile.Mon père, homme autrefois tendre, est devenu un fantôme froid et brutal, emporté par ses démons.J’ai appris à me faire petite, à me taire, à ne pas déranger.À me cacher derrière un masque que personne ne pouvait briser.Chaque jour était une bataille.À l’école, dans la rue, chez moi.Je
AzarJe marche dans la nuit fraîche, les mains enfoncées dans les poches de mon blouson.La ville est silencieuse, comme figée entre deux respirations.Seules les lumières des lampadaires percent l’obscurité, dessinant des ombres longues sur le bitume.La voiture est encore là, immobile, ses phares éteints, comme si elle retenait un souffle qu’elle ne veut pas laisser échapper.Je m’arrête un instant, regardant le siège vide à mes côtés, et je sens un vide sourd qui s’ouvre en moi.Elle m’a repoussé, glaciale, tranchante.Un coup sec porté à ma fierté d’homme habitué à tout obtenir, à dominer, à charmer.Cette fille, avec ses murs durs et ses silences coupants, m’a claqué la porte au nez.Mais cette fois, ça ne marche pas.Cette fois, elle ne se laisse pas apprivoiser.Elle ne m’offre pas ce sourire facile qui efface tout, qui apaise mes démons.Elle m’a dit qu’elle allait m’oublier.Que je n’étais qu’un coureur de jupons, un jeu parmi tant d’autres.Et cette idée m’irrite plus que je
LeynaLa voiture ralentit doucement devant mon immeuble.Le bâtiment, vieux, gris et fatigué, détonne avec les façades illuminées et les voitures luxueuses que nous avons quittées.Je pourrais croire que tout ça n’est qu’un rêve, un fragment volé hors du temps, mais mes mains crispées autour de la sangle de mon sac me ramènent à la dure réalité.Le moteur s’arrête, mais Azar ne bouge pas.Il reste là, appuyé contre le siège, le regard fixé droit devant lui, comme s’il rassemblait tout son courage pour franchir une frontière invisible, un mur que je tiens si fort.— Tu ne me parles pas de toi, dit-il enfin, sa voix basse, presque un murmure chargé d’une douceur inattendue.Je sens le poids de sa question comme un défi lancé dans la pénombre de la voiture.Un défi que je n’ai pas envie de relever, pas encore.— Pourquoi voulez-vous savoir ?Ma voix est rauque, étranglée, et je détourne les yeux, refusant de croiser les siens.Azar fronce les sourcils, un éclair d’agacement traverse son
LeynaMinuit est passé.Et je compte les minutes comme une prisonnière raye les murs.Encore trois plateaux à débarrasser. Encore deux coupes à déposer. Encore une consigne à respecter.Ne pas croiser son regard.Ne pas y repenser.Ne pas y retourner.Mais il est encore là. Quelque part, à quelques mètres. Je le sens. Ce n’est pas un regard, c’est une présence, une chaleur qui me colle à la peau comme de l’humidité.Je n’ai pas besoin de lever les yeux. Je sais qu’il me suit du regard.Je le sais parce que chaque fois que je change de pièce, mes mains tremblent légèrement. Et moi, je ne tremble jamais.Je m’accroche à mes gestes. Routine. Automatisme.Je remercie pourboires et remarques déplacées d’un hochement neutre.Je respire par le nez. Je me répète que ce n’est qu’un job.Une robe qu’on me rendra demain. Un badge qui ne signifie rien.Et un homme qui ne m’a regardée qu’une fois.Mais cette fois-là, elle m’a traversée.Elle m’a touchée comme une gifle lente.Je récupère mon sac d
LeynaLa robe gratte.Le tissu colle à ma peau comme une promesse que je n’ai jamais faite.J’ai le dos nu, les talons trop hauts, et un badge minuscule accroché à ma poitrine : "Staff , événement privé". Comme si ça suffisait à me protéger de ce monde qui ne veut pas de moi.J’ai appris à me taire.Ce soir, c’est la règle.Ne pas parler.Ne pas regarder dans les yeux.Ne pas poser de questions.Et surtout, ne jamais oublier qu’on est là pour servir, pas pour briller.La villa surplombe la mer. Tout sent le fric. Le champagne, le marbre, les sourires figés, les robes trop longues et les mains moites. Des hommes qui parlent fort. Des femmes accrochées à leur bras comme des trophées. Des caméras. Pas pour filmer, pour surveiller. On n’est pas au bal, on est dans une cage dorée.Je passe entre les invités avec mon plateau de flûtes.Les regards glissent sur moi. Certains s’attardent. J’en ai l’habitude.Mais je garde les yeux bas. Toujours.Jusqu’à ce que je sente le sien.Je ne le vois