LOGINLa pierre est froide et humide sous mes paumes. Je suis assise par terre, le dos contre la porte de mon appartement, comme si je pouvais physiquement bloquer l’extérieur. Mais l’extérieur est déjà en moi. L’image , la sensation , ne veut pas partir.
— Du métal froid. L’odeur du cuivre. Une chute.
Ce n’est plus une impression fugace. C’est une empreinte, brûlante et douloureuse, gravée au fer rouge derrière mes paupières. Je respire un grand coup, l’air vicié de mon sanctuaire qui sent la poussière et les herbes séchées que je brûle pour purifier l’atmosphère. Ça ne marche jamais. Les morts n’ont que faire de la sauge.
Je me lève, les jambes tremblantes. Il faut faire quelque chose. L’ignorer, c’est comme laisser une blessure s’infecter ; la douleur ne fera que grandir, devenir insupportable, jusqu’à ce que je sois submergée. Je marche jusqu’à la petite table en chêne, usée par le temps et les mains anxieuses qui s’y sont posées. Mes doigts effleurent le bois poli.
Je n’ai pas choisi ceci. Cela m’a été imposé, comme une cicatrice à la naissance. Grand-mère disait que c’était un honneur, une connexion avec l’au-delà. Moi, je n’y ai jamais vu qu’une malédiction. Être un réceptacle pour les peurs, les regrets et les derniers souffles des autres. Être une tombe vivante pour des secrets qui ne m’appartiennent pas.
Je ferme les yeux, laissant les derniers remparts de ma résistance tomber.
— Montre-moi, chuchoté-je à l’obscurité derrière mes yeux.
La pièce disparaît. La sensation de froid m’envahit, si intense que mes dents claquent. L’odeur de cuivre – du sang, je le sais maintenant – emplit mes narines, étouffante. Et la chute… ce n’est pas une chute dans le vide. C’est une chute lourde, un corps qui s’effondre. Du carrelage. Je sens la dureté du carrelage contre une joue. Une joue qui n’est pas la mienne.
Puis, une voix. Étouffée, lointaine, comme à travers de l’eau.
— …personne ne comprendra…
Et une image finale, nette et cruelle : un motif. Un motif de losanges entrelacés, gravé sur quelque chose de métallique. Une boucle de ceinture ? Un pendentif ? C’est flou, mais la forme est distincte.
La vision se dissipe aussi brusquement qu’elle est venue, me laissant pantelante, les mains agrippées au bord de la table pour ne pas m’effondrer. La migraine commence déjà à marteler mes tempes, punition habituelle pour avoir trop regardé.
Une femme. Je sais que c’était une femme. Et elle est morte. Elle a été tuée. La violence de l’acte est encore suspendue dans l’air, une vibration maléfique qui résonne dans mon crâne.
Je regarde mes mains qui tremblent. Je pourrais rester ici. Fermer toutes les fenêtres, allumer toutes les bougies, et prétendre que je n’ai rien vu. Mais le silence, après, serait pire. Le poids de ce savoir non partagé m’écraserait.
Je prends mon vieux manteau, mes clés. Mon cœur bat à tout rompre, non pas à cause de la peur du dehors, mais à cause de la peur de ce que je vais devoir faire. Aller vers eux. Vers les vivants qui ne veulent pas nous entendre, elle et moi.
Bastian
Le quai de la Brume est noyé dans les gyrophares bleus et rouges. La pluie a redoublé, transformant la scène de crime en un décor de film noir, lugubre et détrempé. Je baisse la tête sous l’averse et passe sous la bande jaune CRIME SCENE - DO NOT CROSS.
— Bastian. Vite.
L’inspectrice en charge, Durand, me fait signe depuis la porte ouverte d’un immeuble haussmannien décati. Son visage est tendu.
— Qu’est-ce qu’on a ?
— Femme, la trentaine. Élodie Marchand. Locataire du troisième. Découverte par la voisine du dessous qui a entendu ce qu’elle a pris pour une dispute, puis un bruit de chute. Elle a monté, la porte était entrouverte.
Je la suis dans l’escalier. L’air sent le renfermé, la poussière humide et… autre chose. Cette odeur. Cuivre et terre. Je serre les mâchoires.
L’appartement est petit, sobre, rangé. Trop rangé. Comme si personne n’y vivait vraiment. La porte du salon est grande ouverte. La lumière crue des lampes des techniciens éclaire la scène avec une brutalité impitoyable.
Elle est là, allongée sur le ventre au milieu de la pièce, une flaque sombre et épaisse s’étendant autour de sa tête. Ses cheveux blonds sont collés par le sang. Elle porte un jean et un pull simple. Rien ne semble volé, bouleversé.
— Cause probable ? je demande, la voix plus rauque que je ne le voudrais.
— Traumatisme crânien sévère. L’arme du crime n’a pas été retrouvée. Quelque chose de lourd, de contondant. Peut-être un presse-papier, un cendrier. Il manque un cadre photo sur l’étagère, là.
Durand désigne une étagère presque vide. Un carré de poussière plus clair indique l’absence d’un objet.
— La voisine a entendu quoi, exactement ?
— Une voix d’homme. Élevée. Puis un cri étouffé. Et le bruit de la chute. Elle a attendu quelques minutes avant de monter. Elle n’a vu personne.
Je m’accroupis près du corps, évitant soigneusement la flaque. Je regarde les mains d’Élodie Marchand. Pas de signe de lutte. Elle a peut-être connu son agresseur. Elle lui a tourné le dos ? Elle a été surprise ?
Mon regard est attiré par quelque chose près de sa hanche. La boucle de sa ceinture. Un motif de losanges entrelacés, finement gravé dans le métal.
Un détail. Un simple détail. Des centaines de personnes doivent avoir une boucle de ceinture similaire.
Pourtant, un frisson me parcourt l’échine. Un frisson que je refuse d’associer à autre chose qu’à la fatigue et à l’horreur de la scène. Je me relève, sentant le poids du silence de l’appartement, du regard vide de la victime.
— Alors ? fait Durand.
— Alors on commence. Liste des proches, amis, collègues. Relevé des caméras de surveillance dans la rue. Témoignages des autres voisins. Tout.
Je sors de la pièce, besoin d’air même si l’air dehors est lourd de pluie et de mort. Je m’adosse au mur du couloir, fermant les yeux une seconde. L’image de la boucle de ceinture, des losanges, s’imprime derrière mes paupières.
Hasard. Coïncidence. C’est tout.
Mais pour la première fois depuis longtemps, ces mots ont un goût de cendre dans ma bouche.
BastianMa balle s'encastre dans le chambranle là où sa tête se trouvait une fraction de seconde plus tôt. Il a disparu dans la chambre.Eira trébuche et tombe contre moi. Je l'agrippe, la poussant derrière moi, la plaquant contre le mur pour la protéger.— Vous êtes blessée ?— Non, non... je... sanglote-t-elle.Son corps tremble contre le mien. Un mélange de rage et de soulagement m'envahit. Elle est vivante.Un bruit de fenêtre qu'on force résonne depuis la chambre. Merde. Il va s'échapper.— Restez ici ! Ne bougez pas !Je fonce dans la chambre. La fenêtre est grande ouverte, les rideaux flottant au vent de la nuit. L'homme a disparu.Je m'approche, risquant un coup d'œil. La cour de l'immeuble, deux étages plus bas. Vide. Il a sauté, ou il a un complice en bas.Je frappe le mur du poing, la frustration et la colère m'étouffant.Je reviens vers le couloir. Eira n'a pas bougé. Elle est toujours adossée au mur, les bras serrés autour d'elle, les yeux fermés. Des larmes silencieuses
EiraIl ne finit pas sa phrase. Il n’en a pas besoin. L’homme aux lys n’était pas un amant romantique. C’était un prédateur qui était venu préparer le terrain. Ou effacer ses traces.— Il savait, Bastian, je souffle, une main sur la poitrine pour comprimer la douleur. Il savait qu’il allait la tuer quand il a apporté ces fleurs. C’était… un élément du rituel.La brutalité de cette pensée me fait vaciller. Bastian est à mes côtés en un instant, sa main se refermant fermement sur mon coude pour me stabiliser.— Assez, dit-il, sa voix étranglée. Vous en avez assez fait.Son contact est une ancre dans le chaos sensoriel qui m’assaille. C’est réel. C’est solide. C’est vivant. Je me tourne vers lui, et dans la pénombre du salon hanté, nos regards se croisent.La peur est toujours là. La sienne, la mienne. Mais autre chose, aussi. Une compréhension mutuelle née dans les décombres de nos certitudes. Il voit ma vulnérabilité, l’effort surhumain que cela me coûte. Et je vois son combat intérieu
Le silence qui suit les mots d’Eira est plus bruyant qu’un coup de feu. Il gronde, chargé de l’indicible, de l’impossible devenu tangible. L’air est froid, bien trop froid pour la saison. La mélodie fantôme s’est éteinte, laissant une vacuité sonore qui oppresse les tympans.Bastian n’est plus l’homme en colère qui faisait irruption ici quelques minutes plus tôt. Il est un flic en état de choc, un rationaliste face à l’abîme. Je le vois lutter, ses pensées presque visibles, se heurtant au mur de sa propre réalité qui se fissure.— Une bague. Un serpent, répète-t-il d’une voix rauque, méconnaissable.Ce n’est plus une question. C’est une confirmation. Un détail que seul le tueur, ou sa victime, pouvait connaître. Les lys, la terre fraîche… Autant d’éléments qui n’ont jamais été divulgués.Il ne me regarde plus avec méfiance, mais avec une sorte de terreur respectueuse. Comme on regarde un animal sauvage et imprévisible, capable à la fois d’une beauté à couper le souffle et d’une danger
EiraUn frisson glacé me parcourt l'échine, sans raison apparente. Ce n'est pas un esprit. C'est plus viscéral, plus immédiat. C'est la prémonition d'une tempête qui approche.Je replace le cadre de ma mère dans sa cachette, refermant le tiroir sur un siècle de douleur. L'air de l'appartement, si familier, semble soudain chargé d'électricité. Les ombres dansent différemment, se tordant en des formes suggestives qui chuchotent des avertissements que je ne peux saisir.Il sait.La pensée frappe avec la force d'un marteau. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais la certitude m'envahit. Bastian a découvert le lien. Le lien que j'avais espéré, un instant naïf, pouvoir garder pour moi.Élodie Marchand. Son sourire timide dans la pénombre de mon salon, une semaine plus tôt. Elle était venue par curiosité, comme tant d'autres. Mais la tristesse qui la suivait n'était pas banale. Une ombre froide et ancienne, collée à son aura comme du goudron. Je l'avais sentie, cette ombre. Je lui avais di
BastianLe moteur de la voiture tourne au ralenti, un ronronnement mécanique qui ne parvient pas à couvrir le bourdonnement dans ma tête. Mes doigts tambourinent sur le volant. Je devrais être au commissariat. Éplucher les relevés téléphoniques d'Élodie Marchand, interroger ses collègues, faire mon travail de flic.Au lieu de ça, je suis garé deux rues plus loin, en train de fixer le vide, l'image d'Eira incrustée derrière mes paupières.Un air de piano. Du vernis à ongles.Comment ? Putain, COMMENT ?Toutes les explications rationnelles s'effritent l'une après l'autre comme du plâtre pourri. Elle n'était pas sur les lieux. Elle n'a pas parlé aux voisins. Les infos sur le vernis à ongles n'ont pas fuité. C'était impossible.Sauf si...Je serre le volant si fort que le cuir grince. Non. Je refuse. Je refuse de traverser ce miroir. C'est un territoire glissant, un marécage de superstitions et de charlatanismes où j'ai vu trop de familles se perdre, trop de vies gâchées en quête de répon
EiraLe jour se lève, gris et las, derrière les vitres sales de ma fenêtre. Je n'ai pas dormi. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le visage dur de l'inspecteur Bastian, son mépris, ses mots cinglants qui résonnaient encore dans le silence de mon appartement.Divagations.Le mot me brûle. C'est ce qu'ils ont toujours dit. Ma famille, les médecins, les rares amis que j'ai perdus. Divagations. Comme si je n'étais qu'un esprit dérangé, incapable de distinguer le réel de l'imaginaire.Mais je sais. Mon dieu, que je sais.La douleur d'Élodie est toujours là, une blessure ouverte dans le tissu de l'air. Une présence fantomatique qui attend que justice soit rendue. Et moi, je suis assise là, impuissante, rejetée par celui qui détient le pouvoir d'agir.Un coup frappé à la porte me fait sursauter si violemment que je renverse ma tasse de thé froid. Le liquide brun se répand sur le sol comme un mauvais présage.Qui ? Personne ne vient me voir. Personne.Le coup frappé again, plus