LOGINEira
Mes pas résonnent trop fort dans la nuit, comme si la ville retenait son souffle pour mieux m’entendre. Chaque ombre semble vivante, chargée des murmures que je tente désespérément d’ignorer. La vision de la femme , Élodie, son nom me vient maintenant, un chuchotement dans le néant , me colle à la peau, plus tenace que le brouillard.
Je me tiens de l’autre côté de la rue, cachée dans l’embrasure d’une porte cochère, observant la scène de crime. Les gyrophares bleus et rouges balaient les façades des immeubles en un cycle macabre. Des silhouettes encapuchonnées vont et viennent, des éclats de voix techniques et froides percent la nuit. C’est ici. C’est là qu’elle est tombée.
Mon cœur bat une chamade désordonnée, un mélange nauséeux de peur et de certitude. Je devrais partir. Tourner les talons et courir jusqu’à ce que le bruit dans ma tête s’estompe. Mais ses yeux, dans la vision… ils m’ont implorée. Non pas avec des mots, mais avec le vide laissé par son dernier souffle.
Je vois un homme sortir de l’immeuble. Il n’a pas l’air d’un technicien. Il est plus grand, plus large, son port est différent. Il s’adosse au mur du couloir, visible depuis la porte ouverte, et ferme les yeux un instant. Même à cette distance, je perçois la tension raide dans ses épaules, la lourdeur qui pèse sur lui. C’est une fatigue qui dépasse la simple privation de sommeil. C’est l’usure de l’âme.
Et soudain, une onde me frappe, venue de lui. Ce n’est pas une vision, pas un message des morts. C’est une émotion pure, brute, non filtrée. Un scepticisme si profond qu’il en est presque douloureux, une barrière de fer et de glace érigée contre tout ce qu’il ne peut comprendre. Mais en dessous, une faille. Une minuscule fissure dans la façade, par laquelle s’échappe une confusion têtue, un doute naissant qui le ronge.
C’est lui. Le policier. Celui dont l’esprit est à la fois si fermé et, sans qu’il le sache, si réceptif à la dissonance que cette mort a créée dans le monde.
Il rouvre les yeux, son regard balaie la rue. Je me tasse un peu plus dans l’ombre, mais je sens son attention passer sur ma cachette comme un projecteur. Il ne me voit pas, pas physiquement. Mais il sent qu’il y a quelque chose. Quelqu’un.
C’est le moment. Soit je m’enfuis, soit j’avance.
Mon corps tremble, trahissant chaque fibre de mon être qui hurle de rester en sécurité dans l’anonymat. Mais le visage d’Élodie, le motif des losanges, l’odeur de cuivre… c’est plus fort.
Je sors de l’ombre et traverse la rue. La pluie me glace le visage. Les policiers près de la banderole me voient approcher et se raidissent.
— La rue est fermée, madame. Reculez, s’il vous plaît.
Je ne les regarde pas. Mes yeux sont fixés sur l’homme dans le couloir. Il me regarde aussi maintenant, un froncement de sourcils assemblant son visage.
— Je dois lui parler, dis-je, ma voix plus faible que je ne le souhaiterais.
— À l’inspecteur Bastian ? Hors de question. Partez.
L’homme – Bastian – s’est redressé. Il avance vers la porte, son regard un mélange d’irritation et de curiosité lasse.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je prends une profonde respiration. L’air est un poison.
— Je… je sais des choses sur ce qui s’est passé ici.
Ses yeux, d’un gris froid comme la pierre, se plissent.
— Des choses ? Quelles genres de choses ? Êtes-vous une amie de la victime ? Une voisine ?
Je secoue la tête, sentant le regard méfiant des autres agents sur moi. Je dois le dire. Il n’y a pas d’autre façon.
— Je l’ai vue. Quand c’est arrivé. Dans ma tête.
Le silence qui suit est plus lourd que toute la pluie de la nuit. Un des agents ricane, étouffant rapidement son rire sous le regard de Bastian. Ce dernier me dévisage, son visage devenant un masque de granit. Le scepticisme que je sentais en lui a refait surface, plus fort, plus dur, étouffant la petite faille que j’avais perçue.
— Dans votre tête, répète-t-il, platement.
— Oui. Une vision. Du métal froid. L’odeur du sang. Elle est tombée. Sur du carrelage. Et… il y avait une voix. Elle a dit : « Personne ne comprendra. » Et un motif. Des losanges. Sur du métal.
Je vois son pouls battre à la base de son cou. Ses doigts se serrent imperceptiblement. J’ai touché à quelque chose. La boucle de ceinture. Je le sais.
Mais son visage ne trahit rien. Il avance d’un pas, son corps imposant créant une barrière physique.
— Madame, je vais vous demander de partir. Nous menons une enquête sérieuse. Ce n’est pas le moment ni le lieu pour des… divagations.
Le mot cingle comme un coup de fouet.
— Ce ne sont pas des divagations ! C’est la vérité ! Elle était là, elle avait peur, elle…
— Assez !
Sa voix claque, coupante. Il pointe un doigt vers l’extérieur de la scène de crime.
— Vous quittez les lieux immédiatement, ou je vous fais embarquer pour entrave à une enquête. C’est compris ?
Ses yeux me transpercent, pleins d’un mépris glaçant. La barrière est là, plus haute et plus infranchissable que jamais. Je recule d’un pas, le cœur serré à l’étouffer. Les regards des autres policiers sont un mélange de pitié amusée et d’agacement.
Je tourne les talons, la honte et la colère me brûlant les joues. Je m’éloigne dans la nuit, sentant son regard dans mon dos jusqu’au coin de la rue.
Je me suis trompée. La faille n’existait pas. Ou alors, elle était bien trop petite. Je rentre chez moi, le goût amer de l’échec et de l’humiliation dans la bouche. Le silence, maintenant, est pire. Parce que je sais qu’il est peuplé d’une vérité que je suis la seule à entendre, et que personne, surtout pas lui, ne veut écouter.
BastianMa balle s'encastre dans le chambranle là où sa tête se trouvait une fraction de seconde plus tôt. Il a disparu dans la chambre.Eira trébuche et tombe contre moi. Je l'agrippe, la poussant derrière moi, la plaquant contre le mur pour la protéger.— Vous êtes blessée ?— Non, non... je... sanglote-t-elle.Son corps tremble contre le mien. Un mélange de rage et de soulagement m'envahit. Elle est vivante.Un bruit de fenêtre qu'on force résonne depuis la chambre. Merde. Il va s'échapper.— Restez ici ! Ne bougez pas !Je fonce dans la chambre. La fenêtre est grande ouverte, les rideaux flottant au vent de la nuit. L'homme a disparu.Je m'approche, risquant un coup d'œil. La cour de l'immeuble, deux étages plus bas. Vide. Il a sauté, ou il a un complice en bas.Je frappe le mur du poing, la frustration et la colère m'étouffant.Je reviens vers le couloir. Eira n'a pas bougé. Elle est toujours adossée au mur, les bras serrés autour d'elle, les yeux fermés. Des larmes silencieuses
EiraIl ne finit pas sa phrase. Il n’en a pas besoin. L’homme aux lys n’était pas un amant romantique. C’était un prédateur qui était venu préparer le terrain. Ou effacer ses traces.— Il savait, Bastian, je souffle, une main sur la poitrine pour comprimer la douleur. Il savait qu’il allait la tuer quand il a apporté ces fleurs. C’était… un élément du rituel.La brutalité de cette pensée me fait vaciller. Bastian est à mes côtés en un instant, sa main se refermant fermement sur mon coude pour me stabiliser.— Assez, dit-il, sa voix étranglée. Vous en avez assez fait.Son contact est une ancre dans le chaos sensoriel qui m’assaille. C’est réel. C’est solide. C’est vivant. Je me tourne vers lui, et dans la pénombre du salon hanté, nos regards se croisent.La peur est toujours là. La sienne, la mienne. Mais autre chose, aussi. Une compréhension mutuelle née dans les décombres de nos certitudes. Il voit ma vulnérabilité, l’effort surhumain que cela me coûte. Et je vois son combat intérieu
Le silence qui suit les mots d’Eira est plus bruyant qu’un coup de feu. Il gronde, chargé de l’indicible, de l’impossible devenu tangible. L’air est froid, bien trop froid pour la saison. La mélodie fantôme s’est éteinte, laissant une vacuité sonore qui oppresse les tympans.Bastian n’est plus l’homme en colère qui faisait irruption ici quelques minutes plus tôt. Il est un flic en état de choc, un rationaliste face à l’abîme. Je le vois lutter, ses pensées presque visibles, se heurtant au mur de sa propre réalité qui se fissure.— Une bague. Un serpent, répète-t-il d’une voix rauque, méconnaissable.Ce n’est plus une question. C’est une confirmation. Un détail que seul le tueur, ou sa victime, pouvait connaître. Les lys, la terre fraîche… Autant d’éléments qui n’ont jamais été divulgués.Il ne me regarde plus avec méfiance, mais avec une sorte de terreur respectueuse. Comme on regarde un animal sauvage et imprévisible, capable à la fois d’une beauté à couper le souffle et d’une danger
EiraUn frisson glacé me parcourt l'échine, sans raison apparente. Ce n'est pas un esprit. C'est plus viscéral, plus immédiat. C'est la prémonition d'une tempête qui approche.Je replace le cadre de ma mère dans sa cachette, refermant le tiroir sur un siècle de douleur. L'air de l'appartement, si familier, semble soudain chargé d'électricité. Les ombres dansent différemment, se tordant en des formes suggestives qui chuchotent des avertissements que je ne peux saisir.Il sait.La pensée frappe avec la force d'un marteau. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais la certitude m'envahit. Bastian a découvert le lien. Le lien que j'avais espéré, un instant naïf, pouvoir garder pour moi.Élodie Marchand. Son sourire timide dans la pénombre de mon salon, une semaine plus tôt. Elle était venue par curiosité, comme tant d'autres. Mais la tristesse qui la suivait n'était pas banale. Une ombre froide et ancienne, collée à son aura comme du goudron. Je l'avais sentie, cette ombre. Je lui avais di
BastianLe moteur de la voiture tourne au ralenti, un ronronnement mécanique qui ne parvient pas à couvrir le bourdonnement dans ma tête. Mes doigts tambourinent sur le volant. Je devrais être au commissariat. Éplucher les relevés téléphoniques d'Élodie Marchand, interroger ses collègues, faire mon travail de flic.Au lieu de ça, je suis garé deux rues plus loin, en train de fixer le vide, l'image d'Eira incrustée derrière mes paupières.Un air de piano. Du vernis à ongles.Comment ? Putain, COMMENT ?Toutes les explications rationnelles s'effritent l'une après l'autre comme du plâtre pourri. Elle n'était pas sur les lieux. Elle n'a pas parlé aux voisins. Les infos sur le vernis à ongles n'ont pas fuité. C'était impossible.Sauf si...Je serre le volant si fort que le cuir grince. Non. Je refuse. Je refuse de traverser ce miroir. C'est un territoire glissant, un marécage de superstitions et de charlatanismes où j'ai vu trop de familles se perdre, trop de vies gâchées en quête de répon
EiraLe jour se lève, gris et las, derrière les vitres sales de ma fenêtre. Je n'ai pas dormi. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le visage dur de l'inspecteur Bastian, son mépris, ses mots cinglants qui résonnaient encore dans le silence de mon appartement.Divagations.Le mot me brûle. C'est ce qu'ils ont toujours dit. Ma famille, les médecins, les rares amis que j'ai perdus. Divagations. Comme si je n'étais qu'un esprit dérangé, incapable de distinguer le réel de l'imaginaire.Mais je sais. Mon dieu, que je sais.La douleur d'Élodie est toujours là, une blessure ouverte dans le tissu de l'air. Une présence fantomatique qui attend que justice soit rendue. Et moi, je suis assise là, impuissante, rejetée par celui qui détient le pouvoir d'agir.Un coup frappé à la porte me fait sursauter si violemment que je renverse ma tasse de thé froid. Le liquide brun se répand sur le sol comme un mauvais présage.Qui ? Personne ne vient me voir. Personne.Le coup frappé again, plus







