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Le brouillard est mon manteau, une étreinte humide et familière qui colle à ma peau comme un présage. Il s’accroche aux briques rouges des immeubles, étouffe le bruit de la circulation lointaine et transforme les réverbères en halos spectrals. Je marche, les yeux grands ouverts, mais je ne vois pas la ville. Pas vraiment. Je vois les échos.
Une tache grise de peur sur le perron du numéro 24. Un fil d’argent, résidu d’un rire joyeux, suspendu à la branche d’un arbre maigre. Des fragments de vies, de sentiments, laissés là comme des empreintes digitales sur l’âme du monde. C’est un fardeau constant, ce deuxième sight, cette cacophonie silencieuse de l’au-delà. Ce n’est pas un don. C’est une condamnation. Une fenêtre toujours ouverte sur une tempête que je suis la seule à voir.
Mon appartement m’attend, un sanctuaire aux murs épais où j’essaie de bloquer les murmures. Mais ce soir, quelque chose cloche. Une dissonance. Une corde trop tendue dans la symphonie des ombres. Je m’arrête, une main contre la pierre froide d’un mur, fermant les yeux. Une image me frappe, brève et violente.
— Du métal froid. L’odeur du cuivre et de la terre mouillée. Une sensation de chute, interminable.
Je rouvre les yeux, le cœur battant la chamade. Ce n’était pas un écho ancien. C’était frais. Aigu. Une douleur qui venait tout juste de se répandre dans l’éther, attendant que quelqu’un, comme moi, la ramasse.
Je presse le pas. Mon sanctuaire n’est plus une protection, c’est une cage. Il faut que je rentre. Il faut que je me cache. Mais même en fermant la porte derrière moi, en tournant la clé dans la serrure, je le sais. Je ne pourrai pas l’ignorer. La mort m’appelle, et je suis la seule à l’entendre.
Bastian
La pluie commence à tomber, des gouttes fines et glacées qui crépitent contre le pare-brise de la voiture de patrouille. Je coupe les essuie-glaces. Je préfère voir la ville en flou, sans les détails sordides. Ça correspond mieux à l’humeur du jour.
— Putain de paperasse, grogne mon coéquipier, Moreau, en tapotant sur sa tablette. Le sergent veut le rapport sur l’agression de la rue Kersten avant minuit.
Je hoche la tête, les yeux fixés sur l’allée sombre en face de nous. Un autre soir, une autre affaire. Des pièces à assembler, des faits, des preuves. Du concret. C’est la seule chose en qui j’ai confiance. Ce que je peux toucher, mesurer, cataloguer. Le reste n’est que superstition et foutaises pour gens crédules.
— On y va ? propose Moreau en bâillant.
— Dans une minute.
Quelque chose me retient. Une intuition, dirait un poète. Un pressentiment. Moi, j’appelle ça de l’expérience. L’odeur du crime a une texture particulière, un mélange de peur et de violence qui s’imprègne dans les lieux. Et ici, ce soir, cette odeur est presque palpable.
Mon téléphone vibre. Une notification. Un nouveau dossier, classé priorité absolue. Je l’ouvre. Photos. Un appartement. Un corps. Beaucoup de sang.
Je lance le moteur.
— Oublie la rue Kersten. Direction le quai de la Brume. Ils viennent de trouver un corps. Et ça n’a pas l’air joli.
Moreau pousse un sifflement.
— C’est quoi, ton sixième sens, Bastian ? Tu le sentais venir ?
— Il n’y a pas de sixième sens. Il y a des coïncidences et du hasard. C’est tout.
Je passe la première, et la voiture s’engage dans la nuit. La pluie dessine des traînées lumineuses sur les vitres. Du métal froid. L’odeur du cuivre. Des faits. Seulement des faits. C’est ce que je me répète, en fixant la route qui se dérobe sous nos pneus. Mais au fond de moi, une petite voix têtue, celle que je refoule depuis des années, murmure que certaines coïncidences sont trop parfaites pour n’être que le fruit du hasard.
BastianMa balle s'encastre dans le chambranle là où sa tête se trouvait une fraction de seconde plus tôt. Il a disparu dans la chambre.Eira trébuche et tombe contre moi. Je l'agrippe, la poussant derrière moi, la plaquant contre le mur pour la protéger.— Vous êtes blessée ?— Non, non... je... sanglote-t-elle.Son corps tremble contre le mien. Un mélange de rage et de soulagement m'envahit. Elle est vivante.Un bruit de fenêtre qu'on force résonne depuis la chambre. Merde. Il va s'échapper.— Restez ici ! Ne bougez pas !Je fonce dans la chambre. La fenêtre est grande ouverte, les rideaux flottant au vent de la nuit. L'homme a disparu.Je m'approche, risquant un coup d'œil. La cour de l'immeuble, deux étages plus bas. Vide. Il a sauté, ou il a un complice en bas.Je frappe le mur du poing, la frustration et la colère m'étouffant.Je reviens vers le couloir. Eira n'a pas bougé. Elle est toujours adossée au mur, les bras serrés autour d'elle, les yeux fermés. Des larmes silencieuses
EiraIl ne finit pas sa phrase. Il n’en a pas besoin. L’homme aux lys n’était pas un amant romantique. C’était un prédateur qui était venu préparer le terrain. Ou effacer ses traces.— Il savait, Bastian, je souffle, une main sur la poitrine pour comprimer la douleur. Il savait qu’il allait la tuer quand il a apporté ces fleurs. C’était… un élément du rituel.La brutalité de cette pensée me fait vaciller. Bastian est à mes côtés en un instant, sa main se refermant fermement sur mon coude pour me stabiliser.— Assez, dit-il, sa voix étranglée. Vous en avez assez fait.Son contact est une ancre dans le chaos sensoriel qui m’assaille. C’est réel. C’est solide. C’est vivant. Je me tourne vers lui, et dans la pénombre du salon hanté, nos regards se croisent.La peur est toujours là. La sienne, la mienne. Mais autre chose, aussi. Une compréhension mutuelle née dans les décombres de nos certitudes. Il voit ma vulnérabilité, l’effort surhumain que cela me coûte. Et je vois son combat intérieu
Le silence qui suit les mots d’Eira est plus bruyant qu’un coup de feu. Il gronde, chargé de l’indicible, de l’impossible devenu tangible. L’air est froid, bien trop froid pour la saison. La mélodie fantôme s’est éteinte, laissant une vacuité sonore qui oppresse les tympans.Bastian n’est plus l’homme en colère qui faisait irruption ici quelques minutes plus tôt. Il est un flic en état de choc, un rationaliste face à l’abîme. Je le vois lutter, ses pensées presque visibles, se heurtant au mur de sa propre réalité qui se fissure.— Une bague. Un serpent, répète-t-il d’une voix rauque, méconnaissable.Ce n’est plus une question. C’est une confirmation. Un détail que seul le tueur, ou sa victime, pouvait connaître. Les lys, la terre fraîche… Autant d’éléments qui n’ont jamais été divulgués.Il ne me regarde plus avec méfiance, mais avec une sorte de terreur respectueuse. Comme on regarde un animal sauvage et imprévisible, capable à la fois d’une beauté à couper le souffle et d’une danger
EiraUn frisson glacé me parcourt l'échine, sans raison apparente. Ce n'est pas un esprit. C'est plus viscéral, plus immédiat. C'est la prémonition d'une tempête qui approche.Je replace le cadre de ma mère dans sa cachette, refermant le tiroir sur un siècle de douleur. L'air de l'appartement, si familier, semble soudain chargé d'électricité. Les ombres dansent différemment, se tordant en des formes suggestives qui chuchotent des avertissements que je ne peux saisir.Il sait.La pensée frappe avec la force d'un marteau. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais la certitude m'envahit. Bastian a découvert le lien. Le lien que j'avais espéré, un instant naïf, pouvoir garder pour moi.Élodie Marchand. Son sourire timide dans la pénombre de mon salon, une semaine plus tôt. Elle était venue par curiosité, comme tant d'autres. Mais la tristesse qui la suivait n'était pas banale. Une ombre froide et ancienne, collée à son aura comme du goudron. Je l'avais sentie, cette ombre. Je lui avais di
BastianLe moteur de la voiture tourne au ralenti, un ronronnement mécanique qui ne parvient pas à couvrir le bourdonnement dans ma tête. Mes doigts tambourinent sur le volant. Je devrais être au commissariat. Éplucher les relevés téléphoniques d'Élodie Marchand, interroger ses collègues, faire mon travail de flic.Au lieu de ça, je suis garé deux rues plus loin, en train de fixer le vide, l'image d'Eira incrustée derrière mes paupières.Un air de piano. Du vernis à ongles.Comment ? Putain, COMMENT ?Toutes les explications rationnelles s'effritent l'une après l'autre comme du plâtre pourri. Elle n'était pas sur les lieux. Elle n'a pas parlé aux voisins. Les infos sur le vernis à ongles n'ont pas fuité. C'était impossible.Sauf si...Je serre le volant si fort que le cuir grince. Non. Je refuse. Je refuse de traverser ce miroir. C'est un territoire glissant, un marécage de superstitions et de charlatanismes où j'ai vu trop de familles se perdre, trop de vies gâchées en quête de répon
EiraLe jour se lève, gris et las, derrière les vitres sales de ma fenêtre. Je n'ai pas dormi. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le visage dur de l'inspecteur Bastian, son mépris, ses mots cinglants qui résonnaient encore dans le silence de mon appartement.Divagations.Le mot me brûle. C'est ce qu'ils ont toujours dit. Ma famille, les médecins, les rares amis que j'ai perdus. Divagations. Comme si je n'étais qu'un esprit dérangé, incapable de distinguer le réel de l'imaginaire.Mais je sais. Mon dieu, que je sais.La douleur d'Élodie est toujours là, une blessure ouverte dans le tissu de l'air. Une présence fantomatique qui attend que justice soit rendue. Et moi, je suis assise là, impuissante, rejetée par celui qui détient le pouvoir d'agir.Un coup frappé à la porte me fait sursauter si violemment que je renverse ma tasse de thé froid. Le liquide brun se répand sur le sol comme un mauvais présage.Qui ? Personne ne vient me voir. Personne.Le coup frappé again, plus