LOGINEiraLa route file sous les roues, une bande grise qui serpente vers la lisière du monde connu. Les bois de la Brume se dressent devant moi, un mur de verdure sombre et humide. Mon cœur bat à tout rompre, synchronisé avec le vrombissement du moteur. La vision ne m’a pas quittée. Elle est là, en surimpression sur le pare-brise sale : la trappe qui se referme, le sourire de Vaneau, les yeux de Bastian aveuglés par une fureur protectrice qui va le perdre.Je gare la voiture à l’orée du chemin de terre, là où Bastian s’est garé avant moi. Les portières des voitures de police sont encore grandes ouvertes, vides. L’équipe est déjà en approche, en tenue, protocole. Trop lent. Trop bruyant.Je sors. L’air est froid, silencieux à en être oppressant. Aucun chant d’oiseau. Aucun bourdonnement d’insecte. Seul le vent fait bruire très haut la cime des arbres, comme un murmure lointain.La maison est là. Basse, trappue, avachie sur elle-même. La lucarne ronde est un œil vitreux qui reflète le ciel
EiraCe n’est pas une image, c’est une texture. Une sensation sous mes doigts qui n’appartient pas aux livres devant moi. Du cuir lisse, mais traité d’une certaine façon. Une odeur chimique, précise, âcre. La même que dans le rêve. Et avec elle, une autre odeur, plus douceâtre, plus organique. La colle. Une colle spéciale, à base d’os…Ma main se rétracte comme brûlée. Je sais. Je SAIS.Je cours vers la cuisine, attrape un bloc-notes, un stylo. Je n’ai pas de vision claire, mais j’ai une certitude viscérale. Je me mets à dessiner, non pas ce que je vois, mais ce que je sens. Les lignes sont nerveuses, chaotiques. Une forme émerge. Un atelier. Des étagères courbes, pas droites. Une lumière venant d’en haut, petite, circulaire. Une lucarne. Un sous-sol ? Une arrière-boutique ?Et des outils. Des fers à dorer, des couteaux à parer, une presse… mais disposés d’une manière étrange, presque rituelle. Et sur le mur, des motifs. Pas des motifs de reliure. Des entrelacs, des spirales. Comme le
EiraLe sommeil n’est pas un refuge, c’est un champ de bataille.Je tombe dans un rêve qui n’en est pas un. C’est trop net, trop odorant, trop voulu. La cave de mon enfance. L’humidité suinte des murs de pierre, l’air pue le moisi et la terre froide. Mais au fond, ce n’est pas la silhouette floue de ma mère qui m’attend.C’est Lui.Il est assis sur le vieux coffre rouillé, la posture décontractée, un homme dans son salon. Son visage est dans l’ombre, mais je sens son sourire. Un sourire d’affection malsaine.— Tu es venue me voir plus tôt, dit sa voix, douce, presque paternelle. Tu as été impolie. Tu as amené le gendarme.Je ne peux pas bouger. Mes pieds sont enracinés dans la terre battue.— Ce n’est pas un jeu pour les enfants, poursuit-il. C’est une conversation entre grandes personnes. Entre toi et moi. Nous sommes pareils, tu sais. Nous voyons ce que les autres ne voient pas.— Nous ne sommes pas pareils, j’arrive à articuler, mais ma voix est un souffle.— Si. Nous portons le po
EiraLa peur vient après. Elle arrive en vague, froide et tremblante, quand la dernière sirène s’est tue et que les projecteurs des voitures de police ne balaient plus les façades de brique rouillée. Dans l’habitacle de la voiture de Bastian, le silence est un être vivant. Mon corps se souvient du danger, et il tremble, incontrôlable. Mes mains sur mes genoux ressemblent à des oiseaux blessés.Bastian conduit, les yeux droit devant, fixant la route noire. Sa mâchoire est un bloc de granit. Il n’a pas dit un mot depuis qu’il m’a presque portée jusqu’à la voiture, après que les collègues aient ratissé les lieux pour rien. Son silence est plus lourd qu’un cri.Je veux lui parler. Lui dire que j’ai senti le moment où sa colère aveugle s’était transformée en concentration de flic, là-bas, dans la rue. Que c’était ce que j’espérais. Mais les mots restent coincés dans ma gorge, gelés par le contrecoup de l’adrénaline.Il tourne dans notre rue, se gare avec une brusquerie contenue. Il coupe l
EiraDe retour chez moi,le silence est différent. Il n'est plus peuplé seulement des murmures des défunts, mais du rire satisfait du tueur. Je l'entends, ce rire bas et rauque, qui résonne dans les coins sombres de mon esprit. Il se réjouit. Je lui ai offert un public pour ses horreurs.Bastian ne me quitte pas d'une semelle. Il fait du thé, trop fort, et le pose devant moi. Ses gestes sont précis, contrôlés, mais je vois la tension qui couve en lui. La colère. Contre le tueur. Contre l'impuissance. Peut-être même un peu contre moi, pour m'être infligée cela.— Il va falloir que je parte brièvement, dit-il, rompant le silence. Au commissariat. Formaliser la découverte. Lancer l'enquête sur la disparition de la fillette.Je hoche la tête, les mains serrées autour de la tasse brûlante. La chaleur ne parvient pas à chasser le froid qui m'a envahie dans la forêt.— Il sait que tu es mon point d'ancrage, je murmure sans le regarder.Il se fige. — Quoi ?— Dans la cave. Et aujourd'hui dans
BastianSon souffle contre mon cou est régulier,profond. Eira dort enfin. Allongée à mes côtés, sa tête sur mon épaule, une main posée sur ma poitrine comme pour s’assurer que je suis bien réel. Moi, je regarde les ombres du plafond jouer avec la lueur de la rue qui filtre entre les rideaux. Mon esprit de flic tourne en rond, mais mon cœur… mon cœur bat avec une sérénité nouvelle, étrange.Je n’ai pas planifié ça. Tombé amoureux de la médium qui voit des morts. L’ironie est à se taper la tête contre les murs. Pourtant, la sentir ainsi, confiante et paisible dans son sommeil, efface des années de cynisme. C’est la seule preuve qui vaille.Mon téléphone vibre silencieusement sur la table de nuit. L’écran s’allume. Un message du labo. Je me dégage avec une lenteur infinie, posant sa tête avec précaution sur l’oreiller. Elle murmure quelque chose d’inintelligible dans son sommeil, mais ne se réveille pas.Je sors du lit, nu, et marche jusqu’à la fenêtre. Le message est bref, technique. Il







