LOGINÉlianor
Aujourd’hui, j’ai dix-huit ans. Un anniversaire qui, dans toute autre circonstance, serait passé inaperçu, noyé sous les quolibets et l’indifférence générale. Mais cette année, tout est différent. Cette année, il y a Raphaël.
Les deux dernières semaines ont été un conte de fées pervers. Sa cour assidue n’a pas faibli ; elle s’est intensifiée. Chaque regard, chaque mot chuchoté, chaque effleurement furtif a tissé autour de moi un cocon d’espoir. Le baiser au vieux moulin a changé la donne. Depuis, une attente palpable vibre entre nous. Il me parle d’une « surprise » pour mon anniversaire, quelque chose de « spécial », qui montrera à tous ce que je vaux vraiment. Ses yeux brillent d’une excitation mystérieuse qui me rend folle d’impatience.
— Fais-moi confiance, Élianor. Aujourd’hui, tout va changer.
Toute la journée, au lycée, je suis sur des charbons ardents. Je surprends des sourires en coin, des chuchotements que je n’arrive plus à interpréter comme de la méchanceté. Peut-être est-ce de la curiosité ? De l’envie ? Liora elle-même me fusille du regard, mais son mépris semble teinté d’une frustration nouvelle. Elle sent que quelque chose lui échappe.
Raphaël est distant, mais d’une distance calculée. Il me lance des regards lourds de sens à travers la cour, un sourire secret aux lèvres.
— Ce soir, à 20 heures, dans la vieille salle des fêtes. Ne sois pas en retard.
La vieille salle des fêtes, juste à la sortie de la ville. Un endroit un peu désuet, mais qui pour l’occasion me semble plein de promesses. C’est là qu’ont lieu les plus belles fêtes. Et il m’y invite, moi.
La journée est une éternité. Je rentre chez moi, ignore les remarques habituelles de ma famille sur le gâteau que je « ne devrais pas manger ». Je m’enferme dans ma chambre, le cœur battant la chamade. Qu’a-t-il préparé ? Une déclaration publique ? Une fête ? Peut-être a-t-il convaincu des gens de venir, de me reconnaître enfin. Peut-être que tout va basculer.
Je m’habille avec soin, mettant la plus jolie robe que je possède, une tentative désespérée d’élégance qui souligne malgré tout les formes que je déteste. Peu importe. Raphaël ne les voit pas.
À 19h45, je suis devant la lourde porte de bois de la salle des fêtes. Une musique étouffée arrive de l’intérieur. De la lumière filtre sous la porte. Mon souffle se bloque. C’est vrai. Il a organisé quelque chose.
Je pousse la porte.
Et le monde s’écroule.
La salle est pleine. Pleine à craquer. Pratiquement tout le lycée est là. Liora est au premier rang, son sourire le plus carnassier aux lèvres. Matthias et sa bande sont là. Tous ceux qui ont ri, qui ont pointé du doigt, qui ont rendu mon existence un enfer. Ils sont tous là.
Et ils me regardent.
Il n’y a pas de « Bon anniversaire ». Pas de souhaits. Juste un silence de mort, puis un rire. Un rire unique, massif, qui explose et vient me frapper de plein fouet.
Mes yeux se posent sur l’estrade, au fond de la salle.
Et je vois.
Il y a une reproduction grotesque, gonflable, d’un corps obèse, affublée d’une perruque brune approximative et d’une robe identique à la mienne. Une couronne en carton doré, tordue, est posée de travers sur sa tête. Et sur la couronne, est écrit en grosses lettres : « REINE DES BALEINES ».
Sur un écran géant derrière la marionnette inflatable, des photos de moi, volées, tronquées, déformées, défilent en boucle, accompagnées de légendes cruelles : « Élianor cherche son prince… charmant de barre chocolatée », « Son plat préféré : le buffet à volonté ».
Et au milieu de l’estrade, se tient Raphaël.
Il tient un micro. Son beau visage n’est plus qu’un masque de cruauté jubilatoire. Son sourire n’est plus doux, mais une grimace de triomphe méprisant.
— Et voici notre reine ! annonce-t-il, sa voix amplifiée résonnant dans la salle hilare. Joyeux anniversaire, Élianor ! On t’a préparé une couronne à ta mesure ! Regardez, suivez mon regard, elle est même venue avec la même robe ! On dirait les sœurs siamoises !
Le rire redouble. Les larmes montent, instantanées, brûlantes. Je suis clouée sur place, paralysée par la trahison. Chaque détail des deux dernières semaines me revient en mémoire avec une clarté aveuglante : les fleurs, les paroles douces, le baiser… tout était faux. Tout était une mise en scène pour cette nuit. Pour cette humiliation absolue, conçue avec une barbarie raffinée.
— Alors, la grosse, tu croyais vraiment que quelqu’un comme moi pourrait s’intéresser à toi ? lance-t-il, riant aux éclats. Il fallait voir ta tête quand je t’ai embrassée ! Tu y as vraiment cru ? C’était juste pour être sûr que tu viendrais ce soir ! Le pari était que même en lui donnant un espoir, la baleine viendrait se jeter sur l’hameçon. Et j’ai gagné !
Les larmes coulent maintenant, silencieuses, inondant mon visage. Je vois à travers un voile liquide Liora qui applaudit, ravie. Je vois tous ces visages, tous ces gens qui ont participé de près ou de loin à cette machination. La ville entière. Encore.
La honte n’est plus un sentiment. C’est un anéantissement.
Je tourne les talons, mais la foule, pour une fois, ne me laisse pas passer. Ils forment un cercle autour de moi, riant, pointant du doigt, me poussant presque vers l’estrade, vers cette couronne grotesque.
— Mets-la ! Mets la couronne, la reine ! hurle quelqu’un.
— Fais-nous un discours !
Je suis prise au piège. Le sol se dérobe sous mes pieds. Le regard de Raphaël, froid et victorieux, est la dernière chose que je vois avant que la panique ne m’engloutisse.
Je me mets à hurler. Un cri rauque, primal, de bête blessée à mort qui perce enfin le vacarme des rires. Le cri est si sauvage, si chargé d’une douleur pure, qu’un silence choqué tombe soudain sur la salle.
Profitant de cette brèche, je bouscule quelqu’un, je me rue vers la sortie, aveuglée, étouffée. Je cours. Je cours dans la nuit, la robe déchirée, le maquillage ruisselant, le goût salé des larmes et de la trahison dans la bouche.
Derrière moi, les rires reprennent, mais ils me semblent lointains, étouffés par le bruit de mon cœur qui se brise en mille morceaux.
Ce n’était pas une chute. C’était une exécution publique. Raphaël ne m’avait pas relevée pour mieux m’écraser. Il m’avait offert le ciel pour que la chute soit plus haute, plus douloureuse.
Ce soir, j’ai dix-huit ans. Et on m’a offert une couronne. La couronne de l’humiliée. Une couronne qui brûle le front et qui marque l’âme pour toujours. Dans ma fuite éperdue, une pensée, froide et tranchante comme de l’acier, naît au milieu des décombres de mon être.
Plus jamais.
ÉlianorLe lendemain matin, le verrou tourne avant l'aube. La porte de ma chambre s'ouvre sans un bruit. Ma mère se tient sur le seuil, son visage un masque lisse et impénétrable.— Tu vas à l'école, annonce-t-elle d'une voix neutre. Ton père et moi estimons que la routine est salutaire. Et il n'est pas question que tu aies des retards.Je hoche la tête, silencieuse. Je me lève, m'habille avec les vêtements qu'elle a déposés sur ma chaise , une robe simple, presque austère, qui n'est pas de mon goût. Je suis un pantin. J'obéis.Le petit-déjeuner est un exercice de torture silencieuse. Liora, radieuse, parle de ses projets, de ses cours, de sa vie parfaite. Ses yeux brillent d'une joie malveillante chaque fois que son regard croise le mien. Mon père lit le journal, ignorant ma présence. Ma mère sippe son thé, surveillant mes moindres gestes.Quand l'heure arrive, je prends mon sac, soigneusement inspecté par ma mère au préalable. Aucun téléphone. Aucun livre qui ne soit pas scolaire. R
ÉlianorJe reste adossée contre la porte, les paumes à plat sur le bois comme pour m'ancrer à ce qui reste de mon monde. Les voix chuchotantes de ma mère et de Liora filtrent à travers, sifflantes et venimeuses. Je ne distingue pas les mots, je n'en ai pas besoin. Le ton suffit. C'est un conseil de guerre dont je suis l'ennemi à abattre.La boule de glace dans mon ventre grandit, se propage. Elle gèle le tremblement de mes mains, assourdit le martèlement de mon cœur. La douleur entre mes cuisses n'est plus qu'un lointain souvenir, un simple rappel physique d'une fracture bien plus profonde.Je me pousse loin de la porte et marche jusqu'au miroir au-dessus de mon lavabo. La fille qui me regarde me semble étrangère. Ses yeux sont cernés d'un halo violacé, son visage est pâle, ses lèvres gercées. Mais dans ses pupilles, il n'y a plus de larmes. Juste un froid absolu. Le reflet de la glace intérieure.Je passe le reste de la journée cloîtrée dans ma chambre. Personne ne vient frapper. Auc
ÉlianorLa dernière goutte d'eau se perd dans le siphon, emportant l'illusion de la pureté. Le silence qui envahit la salle de bain est plus lourd, plus accusateur que le grondement du jet. Il ne dure qu'un instant.— ÉLIANOR !La voix de ma mère transperce la porte, une lame aiguisée d'angoisse et de colère. Mes muscles se figent. Mon cœur, à peine calmé, cogne à tout rompre contre ma cage thoracique, un oiseau affolé pris au piège.— Élianor, sors de là immédiatement !J'obéis. Le silence qui suit l'arrêt de l'eau est pire. Je m'enveloppe dans une serviette rêche qui gratte ma peau comme du papier de verre. À l'intérieur, tout crie, tout saigne. Mais un calme étrange, mortifère, s'est emparé de moi. La douleur, la honte, la nausée… tout est comprimé, gelé en une boule de glace au creux de mon estomac.Quand j'ouvre la porte, elles sont là. Toutes les deux. Un tribunal en peignoir.Ma mère. Son visage est décomposé, mais ce n'est pas seulement l'inquiétude que j'y lis. C'est une déce
Élianor La nuit m’a avalée. Après avoir fui la salle des fêtes, les rires collés à la peau comme une brûlure, je n’ai pas eu la force de rentrer chez moi. Affronter le regard de Liora, les questions feutrées de mes parents ? Impossible. Mon corps n’était plus qu’une coquille vide, vibrante de honte.Je me suis retrouvée devant un bar miteux en périphérie de la ville, un endroit où la lumière était faible et les regards indifférents. J’ai poussé la porte. L’odeur de bière rance et de tabac froid m’a accueillie. C’était parfait.Je me suis installée au comptoir, et j’ai commandé un verre. Puis un autre. L’alcool brûlait ma gorge, mais c’était une douleur simple, propre, qui noyait l’autre, celle, déchirante, de la trahison de Raphaël. Chaque gorgée était un baume empoisonné qui effaçait un peu plus le souvenir de son sourire, de ses mots doux, de ses mensonges.Les lumières du bar sont devenues floues. Les voix se sont transformées en un bourdonnement lointain. Je ne pensais plus. Je n
Élianor Aujourd’hui, j’ai dix-huit ans. Un anniversaire qui, dans toute autre circonstance, serait passé inaperçu, noyé sous les quolibets et l’indifférence générale. Mais cette année, tout est différent. Cette année, il y a Raphaël.Les deux dernières semaines ont été un conte de fées pervers. Sa cour assidue n’a pas faibli ; elle s’est intensifiée. Chaque regard, chaque mot chuchoté, chaque effleurement furtif a tissé autour de moi un cocon d’espoir. Le baiser au vieux moulin a changé la donne. Depuis, une attente palpable vibre entre nous. Il me parle d’une « surprise » pour mon anniversaire, quelque chose de « spécial », qui montrera à tous ce que je vaux vraiment. Ses yeux brillent d’une excitation mystérieuse qui me rend folle d’impatience.— Fais-moi confiance, Élianor. Aujourd’hui, tout va changer.Toute la journée, au lycée, je suis sur des charbons ardents. Je surprends des sourires en coin, des chuchotements que je n’arrive plus à interpréter comme de la méchanceté. Peut-ê
Élianor Les deux semaines qui suivent sont un rêve éveillé, un songe doré et irréel dont je crains à chaque instant de me réveiller. Raphaël ne se contente pas de sa promesse. Il l’incarne.Il est partout.Le lendemain de notre rencontre au parc, je retourne au lycée, la peur au ventre, m’attendant à un nouveau calvaire. Mais à mon casier, une fleur sauvage, un bleuet, est glissée dans la fente. Pas de mot. Juste cette tache de couleur vive contre le métal gris. Mon cœur fait un bond.Dans le couloir, il marche à mes côtés. Il ne me prend pas le bras, ne m’étreint pas la main, sa présence seule est une déclaration. Il parle, sa voix calme couvrant les chuchotements.— Tu as fini le livre dont je t’ai parlé, Élianor ?Les regards sont différents. Moins de mépris, plus de stupéfaction. De la curiosité. De la jalousie, même, dans les yeux de certaines filles.Les jours passent. Le bleuet est remplacé par une pâquerette, puis par une petite branche de lilas. Chaque matin, une surprise si







