Isadora
Je suis restée jusqu'à l'aube. Le ciel a changé de teinte sans que je m'en aperçoive. Les étoiles ont fui une à une, avalées par la pâleur du matin. Mon corps est las, à vif, rongé d’épuisement. Mais mon esprit, lui, est en feu. Un feu froid, affamé, comme si quelque chose de fondamental avait été brisé en moi, ou peut-être éveillé.
Je suis partie sans un mot. Je n’ai pas refermé la porte. Je n’ai pas osé. Il était encore là, assis dans son fauteuil, la coupe toujours vide. Immobile. Comme un roi en exil. Ou une bête à l’affût. Majestueux. Dangereux. Irréel. Un spectre fait de chair et de nuit.
Je descendais les marches comme si j’émergeais d’un rêve. Ou d’une transe. Le monde semblait trop net, trop rapide. L’air piquait mes joues, le silence me giflait.
Dans la rue, les premiers passants levaient les yeux vers le ciel. Ils cherchaient le jour, moi je portais encore la nuit. Personne ne voyait ce que je traînais sur ma peau : l’empreinte invisible de ses mains. Ses ongles dans mon dos, ses doigts dans mes cheveux. Je sentais encore sa bouche sur la mienne, ses murmures incrustés dans mes os. Et surtout, ce regard. Celui qui dissèque. Celui qui choisit. Celui qui possède.
Je me suis demandé combien d'autres il avait regardées comme ça. Et combien étaient encore en vie.
Et pire… combien en redemandaient.
Combien avaient accepté de se perdre sans même résister.
Je rentre chez moi. Douche. Miroir. Vide.
Je me lave longtemps. Trop longtemps. L’eau brûle. Mais je reste dessous, comme si je pouvais effacer quelque chose. Il n’y a rien à effacer. Tout est en moi maintenant. Dans ma chair. Sous mes paupières.
Je n’ai plus le visage d’Isadora Delcourt, la mondaine trop brillante, la femme qui sait toujours.
J’ai un visage fendu d’ombres, de désir, de vertige.
J’ai les joues creuses, les lèvres trop rouges, et les yeux… les yeux qui cherchent quelque chose qu’ils ne devraient pas vouloir. Une faim ancienne. Précise. Inavouable.
Je ne me reconnais plus.
Et je ne veux pas me reconnaître.
Je dors deux heures. Je rêve de lui. De ses mains. De sa voix. De son souffle. Je me réveille haletante, les draps froissés, la bouche ouverte comme si j'avais crié. Peut-être que j’ai crié. Peut-être que ce n’était pas un rêve. Peut-être qu’il est venu. Peut-être qu’il a murmuré mon nom dans la nuit et que je me suis offerte sans résistance.
Il me faut un verre. Ou deux. Ou toute une bouteille.
Mais l'alcool ne lave rien. Il ne fait qu'attiser. Comme de l’huile jetée sur une plaie incandescente.
Je vacille entre deux états : lucide et ivre. Présente et absente. Terrifiée et exaltée.
Je veux le revoir.
Et je le hais de m’avoir rendue dépendante si vite.
Je passe la journée à tourner en rond. Les messages s'accumulent sur mon téléphone. Invitations, questions, curiosités mondaines. Des voix sans importance. Des visages sans goût. Rien qui compte. Rien qui ait son odeur. Rien qui réveille ce que lui a touché.
J’erre dans mon appartement. Je caresse les murs. Je cherche un signe. Une trace. Un mot laissé quelque part. Il n’y a rien. Et pourtant… tout parle de lui. Mon reflet. Mon silence. Mon manque.
Le soir tombe. Et je cède.
Je retourne au Normandy. Je dis son nom au réceptionniste. Le garçon me regarde comme si j'étais folle.
— Il n’y a pas de Monsieur de Vallières dans notre registre.
Je répète. Lentement. Avec ce ton qu’on emploie quand on a l’habitude d’être crue. Rien. Pas de trace. Pas de réservation. Pas même une suite au dernier étage. Juste un regard confus du réceptionniste et un silence trop épais.
Il n’a jamais été là.
Ou alors, il a tout effacé.
Ou… il n’a jamais eu besoin d’exister comme les autres.
Je quitte le hall, glacée. Un vertige m’envahit.
Est-ce que je deviens folle ? Est-ce que j’ai inventé cette nuit ? Est-ce qu’il m’a glissée dans un rêve pour mieux m’en dérober ?
Sur la plage, il n’y a que le vent. Et mon propre écho.
Le sable est froid sous mes talons. L’horizon semble fuir.
Mais je le sens encore. Dans chaque battement de mon cœur.
Dans le creux de mes reins.
Dans le silence qui me hurle de revenir.
Je cherche son nom sur internet. Je retourne les archives, les annuaires. Rien. Rien d’actuel. Des traces anciennes. Une généalogie noble, oubliée. Un domaine au nord, fermé depuis des décennies.
Et une photo. Floue. Il y a vingt ans. Peut-être lui. Peut-être pas. Le même port de tête. Le même regard d’abîme.
Je suis devenue cette femme.
Celle qui fouille, qui traque.
Celle que j’aurais méprisée, hier encore.
Je m’endors dans mes vêtements. Je me réveille en sueur. Je me perds.
Deux jours passent. Je ne travaille plus. Je ne vis plus.
Je cherche. J’attends. Je hante les rues comme une chasseresse sans proie.
Je tends l’oreille. Je scrute les visages. J’effleure des poignets qui ne sont pas le sien.
Et puis enfin… quelque chose.
Une lettre.
Glissée sous ma porte. Papier ivoire. Encre noire.
Mon prénom, calligraphié à l’ancienne.
Un parchemin d’un autre siècle, trempé d’élégance et de poison.
Je la lis debout, sans respirer.
« Ce n’est pas encore le moment.
Mais vous avez bon goût.
Revenez quand vous aurez faim.
A. »
Mon sang se glace. Et je souris.
Parce que j’ai déjà faim.
Faim de lui.
Faim de cette chute.
Faim de tout ce que je n’ai jamais osé vouloir.
Et
que je suis prête à tout avaler.
Même lui.
Même moi.
Même ce qui reste d’Isadora Delcourt.
ISADORAC’est une brûlure, d’abord vague, indistincte, un nœud dans le ventre, comme un feu mal éteint qui se rallume sous la peau, une crampe qui grandit, enfle, se tord, un coup venu de l’intérieur, quelque chose qui ne se dit pas mais qui s’impose, qui me réveille avant même que mes paupières ne s’ouvrent, me tire du sommeil brutalement, m’arrache à la torpeur douce de la nuit, au souvenir chaud de son corps encore ancré contre le mien, à cette illusion de paix retrouvée qui n’aura duré qu’une nuit.Je me redresse, trop vite, le vertige me prend, mes mains cherchent un point d’appui mais glissent contre les draps, mon corps entier vacille, proteste, et je sens que ce n’est pas normal, que ce n’est pas une simple fatigue ou un reste d’extase, non, c’est plus profond, plus sauvage, c’est une alarme intérieure, viscérale, quelque chose qui me dit que quelque chose ne va pas.Je trébuche hors du lit, nue, la peau encore marquée par ses gestes, les cuisses encore sensibles, tremblantes,
ISADORALa maison semblait suspendue dans un souffle, un frémissement que l’on ne pouvait ni saisir ni chasser, cette attente lourde, presque palpable, qui précédait toujours le fracas.Je sentais chaque battement de mon cœur résonner dans le silence, comme une menace et une promesse à la fois.Quand Max Victor entra, ce fut comme un ouragan contenu. Sa présence imposante envahit l’espace, il avançait avec la sûreté d’un prédateur, le regard fixe, brûlant d’une intensité sauvage, comme si mes murs pouvaient tomber d’un seul coup sous son poids.Je ne sus que rester là, debout, offerte sans défense, vulnérable dans cette attente, l’ombre de tout ce que j’avais été dénudée, exposée.Il s’approcha, lentement, mais chaque pas frappait mon âme d’un compte à rebours implacable. Son odeur âcre et chaude me submergea tabac froid, cuir usé, et ce feu invisible qui semblait couver en lui, prêt à tout embraser.Puis ses mains me saisirent.Pas avec douceur, mais avec une urgence brûlante, la mêm
ISADORAJ’ai atterri à Boston un jeudi, en fin d’après-midi.Le ciel, bas et chargé d’un gris sourd, semblait peser sur la ville, enveloppant l’air d’une humidité dense, entre sel et bitume mouillé, si caractéristique des cités côtières, où la mélancolie semble se fondre au paysage.Mes mains serraient fermement mes deux valises, lourdes de promesses incertaines.Une fausse identité glissée dans un passeport aux pages vierges, un visa fraîchement tamponné, un billet sans retour.Et dans mon esprit, un sac à dos invisible, alourdi par des souvenirs que je n’avais pas encore décidé de déposer.Max Victor est arrivé trois jours plus tard.Ni chevalier ni sauveur,mais avec cette présence rugueuse, presque sauvage, qui l’habite comme une seconde peau, une armure faite de cicatrices et de désirs inassouvis.— C’est là ?Sa voix, rauque, cassante, me frappa comme une gifle.Une cigarette pendait encore entre ses lèvres, il mâchait sa mâchoire comme pour contenir une colère rentrée, un orage
ISADORATrois mois.Treize semaines.Quatre-vingt-dix jours.C’est ainsi qu’on apprend à compter, quand on attend que le monde vous oublie.Pas à vivre.Pas à respirer.Juste à compter.L’enquête a été classée il y a huit jours.Mort probable , cause indéterminée.Le corps retrouvé, échoué contre un rocher noir au large de la côte, avait les poches vides et le visage presque effacé. Mais les dents ont parlé. L’ADN a confirmé.C’était Élio.Ou ce qu’il en restait.Je l’ai identifié. Sans trembler.J’ai regardé ce qu’il fallait regarder. J’ai signé ce qu’il fallait signer. Les gants du médecin, la lumière crue, l’odeur d’iode et d’alcool tout ça m’a frôlée sans m’atteindre. Comme si je n’étais plus vraiment là.Et je suis repartie.Libre !Libre !Ce mot est resté coincé dans ma gorge pendant des années.Et maintenant qu’il est là, je n’arrive pas à le prononcer à voix haute.Il me heurte encore, comme une promesse trop vaste, trop creuse, trop nette.Il résonne dans les couloirs de la
RENAUDJe relis mes notes une fois dans la voiture.Geste lent. Méthodique. Comme toujours.— Alors, t’en penses quoi ? me lance Jules sans détour, les yeux encore accrochés à la façade blanche de la maison.Il est jeune, vif, un peu trop pressé parfois. Mais il a l’instinct. Et surtout, il doute. Les bons flics doutent.Je garde le silence un moment. Je laisse le calme apparent de la villa me traverser, s’imprimer dans mes rétines. Trop lisse. Trop préparé. Trop silencieux.— Elle est bonne, je dis enfin.— Bonne ?— Elle joue bien. Très bien même.Il hoche la tête, pensif. Ses doigts pianotent déjà sur son téléphone. Je lui pose la main sur le bras.— Doucement.Il me regarde. Il comprend.— Tu crois qu’elle ment ?Je tourne le regard vers le rétroviseur. Son visage me revient. Sa voix. Sa façon de poser ses mains, d’éviter certains mots, d’en choisir d’autres.— Non. Elle ne ment pas. Pas frontalement. Elle évite. Elle module. Elle laisse les zones grises là où la douleur devrait ê
ISADORAIls arrivent une heure après mon appel.Deux hommes, en civil. L’un est jeune, peau mate, regard franc, presque doux. L’autre est plus âgé, cheveux poivre et sel, mâchoire serrée, gestes lents. Il s’appelle Renaud. Il mène la danse, parle doucement mais sans détour. Le jeune prend des notes. Il observe.Ils ne sourient pas. Ils ne s’en excusent pas non plus.— Bonjour, madame de Vallières. Nous sommes les inspecteurs chargés de la disparition de votre mari. Est-ce qu’on peut entrer ?Je hoche la tête. Pas trop vite. Je joue la stupeur retenue, le désarroi poli. J’ouvre la porte plus largement.Ils ne s’assoient pas tout de suite. Le plus jeune regarde autour. Il ne touche à rien. Ses yeux effleurent les détails, l’ordre étrange du salon, les coussins trop bien alignés, la tasse vide sur la table basse.— Vous habitez seule ici, madame ?— Avec mon mari. Jusqu’à avant-hier matin . Il est allé en voyage d'affaire , mais je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis . Et ce n'est pas da