LOGINOphélie
Je reste figée à ma place, mes doigts crispés sur le tissu de ma robe, mon souffle court, mon cœur battant à un rythme sauvage, tandis que Léa se penche vers moi, le regard décidé et ferme.
— Ophélie, murmure-t-elle, laisse-moi faire, tu n’as pas à parler maintenant, je vais m’en charger.
— Non… non, Léa, je… je ne peux pas, je ne veux pas gâcher… je… balbutie-je, les mots coincés dans ma gorge. Je sens mon cœur s’emballer, chaque battement répercutant la peur et le désir dans mon ventre arrondi, me rappelant l’homme qui est là, à quelques pas, inconscient de tout. Je ferme les yeux, essayant de retenir le flot de souvenirs, ces instants brûlants de cette nuit passée, ses mains sur ma peau, son souffle chaud contre moi, et je sens un frisson me parcourir.
Mais Léa ne me laisse pas protester. Elle se redresse, sa silhouette élancée et assurée traversant la salle comme une flèche, ses talons cliquetant doucement sur le sol lisse. Chaque pas semble souligner ma paralysie, mon impuissance face à la situation, et je sens mes mains se serrer sur mes genoux, comme pour me retenir de courir après elle, de l’arrêter, de tout interrompre moi-même.
Elle atteint finalement le marié, et je la vois lui sourire, cette aisance presque insolente qui contraste avec la rigidité parfaite de l’homme, avec la façade impeccable qu’il entretient pour tous ces invités. Je retiens ma respiration, le cœur battant, l’estomac noué, comme si chacun de mes organes savait que cette conversation pourrait tout bouleverser.
— Monsieur, commence Léa, sa voix claire et posée juste assez pour que je comprenne, je… euh… il y a quelque chose dont vous devez parler, quelque chose d’important…
Je retiens mon souffle, observant chaque micro-expression, chaque muscle de son visage qui se tend brièvement, intrigué par cette interruption. Son regard cherche autour de lui, curieux, puis s’attarde quelques secondes dans ma direction, et mon corps se tend à nouveau. Une partie de moi brûle de vouloir me lever, courir vers lui, tout révéler maintenant, mais une peur irrationnelle me paralyse, me cloue sur ma chaise.
Et puis, juste au moment où Léa commence à prononcer mon nom, les premières notes de la musique nuptiale éclatent dans la salle. Un crescendo majestueux emplit l’air, imposant sa présence, captant l’attention de tous les invités. Les violons, les cuivres, tout le monde se tourne vers l’allée, applaudissant, souriant. Léa est contrainte de s’incliner légèrement, de se décaler pour laisser le cortège entrer, et moi, je sens ma gorge se nouer, mon cœur se serrer, comme si la musique elle-même me volait le moment tant attendu.
Tout devient chaos et beauté en même temps : les invités applaudissent, rient, chuchotent, tandis que le marié se redresse, un sourire parfait sur les lèvres, une posture impeccable, l’incarnation de l’homme que tout le monde admire. Son regard glisse vers Léa, puis, d’un bref effleurement, me frôle à peine, et je comprends, avec un frisson glacé, que le moment pour révéler quoi que ce soit est passé, pour l’instant.
Je reste assise, immobile, submergée par la tension et l’impuissance, mes mains se posant instinctivement sur mon ventre, comme pour protéger la vie qui grandit en moi et tous les secrets qu’elle contient. La musique emplit la pièce, majestueuse, triomphante, et pourtant, dans ce faste et cette perfection, je sens la tempête qui rôde, silencieuse, prête à tout emporter dès que le dernier accord s’éteindra.
Je remarque chaque geste, chaque sourire, chaque mouvement du marié, cherchant dans ses yeux une trace de reconnaissance, un frisson d’inquiétude, quelque chose qui trahisse qu’il sait, qu’il devine. Mais il reste parfait, impeccable, maîtrisé. Et plus je l’observe, plus je sens le vertige s’emparer de moi, un mélange de désir, de peur, d’impuissance et d’anticipation.
Léa revient vers moi, ses yeux brillant d’une intensité inquiète mais déterminée, et je vois qu’elle a compris mon désarroi.
— Ce n’est que partie remise, murmure-t-elle. On trouvera le bon moment, Ophélie, mais pas maintenant.
Je hoche la tête, consciente que ce mariage, ce sourire éclatant, cette scène de luxe et de bonheur, ne sont que le décor d’une vérité brûlante que nous ne pouvons ignorer, une vérité qui nous rattrapera dès que la musique cessera.
Je sens mes jambes vibrer légèrement sous l’effet de l’adrénaline, et je caresse inconsciemment mon ventre, me rappelant que tout est lié, que la vie que je porte intensifie cette tension, cette urgence silencieuse. Chaque rire autour de moi, chaque applaudissement, chaque éclat de lumière des lustres me rappelle que je dois attendre, mais l’attente est presque insoutenable.
Mon regard revient vers lui, le marié, et je me surprends à observer le moindre de ses gestes : comment il sourit aux invités, comment il ajuste son nœud papillon, comment il fronce légèrement les sourcils lorsqu’un serveur heurte presque un plateau de verres. Tout cela me paraît plus vibrant, plus intense, parce que derrière cette perfection se cache l’homme qui m’a embrasée, qui a laissé une empreinte indélébile en moi, et qui ignore encore tout.
Je ferme les yeux un instant, respirant profondément, essayant de calmer le tumulte qui m’emporte. Et quand je les rouvre, il est là, le regard poli mais mystérieux, traversant la salle, et je sens que, malgré la musique, malgré les sourires, malgré le faste du mariage, le moment de vérité approche inexorablement,
comme une tempête prête à éclater.
MarcLe jour se lève à peine, teintant la chambre d'une lueur bleutée et incertaine. Je me réveille le premier, ce qui est rare. Un poids familier, lourd et doux à la fois, m’a tiré du sommeil. Non, pas un poids. Une présence.Ma main est posée sur le ventre d’Ophélie.Je ne me souviens pas de l’avoir placée là. Elle a dû glisser durant la nuit, cherchant inconsciemment une chaleur, une connexion. Et la voilà, paume à plat sur la courbe parfaite et tendue de son abdomen. Sous ma peau, quelque chose bouge.Je retiens mon souffle. Immobile. Attentif.Et ça recommence. Une petite pression, nette et ferme, juste sous mes doigts. Un coup de pied. Un vrai. Pas un frémissement vague, mais une affirmation. La preuve tangible, irréfutable, de la vie qui palpite en elle.Une émotion brute, sauvage, monte en moi, si puissante qu’elle me coupe le souffle. Ce n’est pas de la joie, pas exactement. C’est plus primitif. De l’émerveillement. De la crainte. Une reconnaissance immédiate et viscérale. Mo
OphélieLa lumière de l'aube dessine des lignes pâles sur le parquet que je n'ai pas quitté des yeux. Je suis éveillée depuis que Marc a finalement sombré dans un sommeil agité, il y a à peine deux heures. Mon corps est immobile, mais mon esprit, lui, n'a jamais été aussi actif. Il calcule, anticipe, se souvient.Je me souviens.La salle de bal surchauffée. Les rires trop forts. Les fleurs blanches partout, ces lys arrogants qui sentaient la mort. Et puis lui. Debout près de l'autel. Le sourire crispé. L'homme de l'hôtel. L'inconnu dont j'avais cherché le visage pendant des mois dans chaque rue, sur chaque écran, dans chaque foule. Marc.La vague de nausée qui m'avait submergée, bien plus forte que toutes celles de ma grossesse. Le goût amer du champagne et de la trahison. Son regard sur moi, par-dessus l'épaule de sa future épouse. La reconnaissance instantanée, suivie de la même horreur muette. Dans ses yeux à lui, j'avais vu passer notre nuit. Cette nuit où il n'était pas Marc, le
ÉlodieLa porte de ma chambre d’enfance se referme sur un monde en cendres. Le crépitement de la pluie contre la vitre est le seul bruit qui me parvient, une mélodie froide et indifférente. Je suis assise sur le tapis, le dos contre le lit, les bras enserrant mes genoux. Je n’ai plus de larmes. Elles ont séché durant le trajet, brûlées par une douleur si intense qu’elle en est devenue aride. Je fixe la penderie ouverte, où quelques-unes de mes affaires d’adolescente côtoient désormais les deux valises emplies des restes de ma vie conjugale. Les emballer a été comme me découper un membre. Chaque vêtement de Marc, chaque livre, chaque photo arrachée de son cadre sentait encore son parfum, notre histoire. Je n’ai rien brûlé. Je n’ai pas eu ce courage. Ou cette lâcheté. J’ai tout rangé, méthodiquement, comme on prépare un corps pour l’enterrement.La poitrine est un vide béant, un paysage ravagé par l’explosion. Je revois ses yeux à lui, dans l’entrée de notre maison. Pas de colère. Pas m
MarcLa voiture roule vers la maison comme un corbillard. Chaque mètre qui me rapproche de cette demeure est un clou enfoncé dans le cercueil de mon ancienne vie. Je n'ai plus de larmes. Juste un vide sidéral, un silence intérieur plus assourdissant que tous les cris du monde.Je gare la voiture. Les fenêtres de la maison sont éclairées. Une lumière chaude, trompeuse, qui promet un foyer. Un mensonge. Je reste un long moment assis dans l'obscurité de l'habitacle, les mains crispées sur le volant. J'imagine Élodie, dans la froide élégance de la maison de ses parents, en train de… de quoi ? Emballer mes affaires ? Brûler nos photos ? Effacer ma présence comme on efface une tache. La douleur est si aiguë que j'en ai le souffle coupé.Je finis par sortir. L'air est lourd, humide. Il va pleuvoir. La nature elle-même semble compatir à mon chagrin.La porte d'entrée n'est pas verrouillée. Je pousse le lourd battant de chêne. L'odeur d'encens m'enveloppe immédiatement, plus forte, plus envahi
MarcLa demeure de mes beaux-parents est un mausolée. Chaque meuble luisant, chaque tableau ancien, chaque tapis silencieux crie le bon goût, la respectabilité et un froid mortel. Je me tiens debout au milieu du salon, les mains enfouies dans les poches de mon manteau, encore humide de la brume du parc. Je sens sur ma peau le regard d'Élodie, un rayon brûlant qui me transperce.— Tu ne peux pas rester là-bas, Marc.Sa voix est plate, sans intonation. C'est pire que des cris. C'est le son du granit. Du définitif.— Je le sais. Mais je dois y penser. Ce n'est pas si simple.— Simple ? Coucher avec cette femme dans notre lit n'est pas simple ? Y retourner après que je t'ai surpris n'est pas simple ? Qu'y a-t-il de compliqué, Marc ? Explique-moi. Je t'en prie, éclaire ma lanterne.Je lève les yeux vers elle. Elle est près de la cheminée de marbre, si pâle qu'elle semble faire partie de la statue qui l'orne. Son visage est un masque de douleur contrôlée.— Ce n'était pas… ce n'est pas ce q
MarcLe parc est un dédale de brume et de souvenirs. Chaque allée me ramène à elle. À Élodie. Son rire résonne encore près du bassin aux nénuphars. Son ombre danse sous la charmille où nous déjeunions l’été. Je marche, et je me perds. Dans le brouillard. Dans mes pensées.Je la comprends.Cette phrase tourne en boucle dans ma tête,martelant mon crâne douloureux. Je la comprends. Sa froideur. Sa fuite. Son silence de tombe. Qui aimerait partager ? Qui accepterait de voir l’être aimé souillé par le corps d’un autre, fût-ce pour une raison… médicale ? Superstitieuse ?Le mot « sacrifice » prononcé par Ophélie me brûle la langue. Mon sacrifice ? Celui d’Élodie ? Nous sommes tous des pions sur un échiquier où les règles ont été écrites par la folie et le désespoir.Je reviens vers la maison, les pieds lourds de boue et l’âme plus lourde encore. La silhouette de Léa derrière la baie vitrée me fige un instant. Un témoin. Un regard extérieur qui va juger, commenter, répandre l’histoire de not







