LOGINLéo
La douleur est un soleil blanc qui explose dans ma poitrine.
Elle efface tout. La sérénité de Kael, la peur, la raison. Il ne reste que cette brûlure pure, dévorante, comme si de l'acide coulait dans mes veines à la place du sang. Un cri se fige dans ma gorge, trop immense pour s'échapper. Mes poumons se bloquent. Mes muscles se tétanisent.
Elias recule, sa gueule tachée de mon sang. Ses yeux jaunes, un instant assombris par un éclair de regret bestial, se ravivent de triomphe. Il a marqué son territoire. Il a planté son drapeau dans ma chair.
— Maintenant… tu es à moi, gronde-t-il, sa voix un râle de victoire.
Puis, comme si la violence de son acte avait épuisé la fureur qui le tenait debout, il vacille. La transformation monstrueuse commence à se résorber, la fourrure et les crocs rentrant dans sa peau en sueur. Il me jette un dernier regard, un mélange de possession et de confusion, avant de tourner les talons et de disparaître par la porte fracassée, laissant derrière lui le silence hurlant de la maison violée.
Je m'effondre sur le sol, le corps secoué de spasmes incontrôlables. La morsure sur mon pectoral est une bouche béante, un feu qui se propage, rongeant la marque paisible de Kael. Je sens les deux énergies se livrer une guerre dans ma chair, l'une verte et vivante, l'autre jaune et dévorante. C'est une agonie. Je grelotte, une sueur froide inonde mon front. Ma vision se brouille. Je sombre.
Quand je rouvre les yeux, la lumière a changé. Je ne suis plus sur le plancher froid de la maison. Je suis allongé sur un lit de mousse et de fougères, au cœur de la clairière de Kael. L'air est lourd du parfum des fleurs nocturnes et d'une colère palpable.
Kael est penché sur moi. Son visage n'est pas empreint de douceur, mais d'une froideur de granit. Ses yeux verts, habituellement si paisibles, sont des lacs gelés. Il examine la morsure avec une intensité qui me glace plus que la fièvre.
— La Bête a goûté à ton sang, constate-t-il, d'une voix si calme qu'elle en est terrifiante.
Ses doigts, d'écorce et de chair, effleurent les bords déchirés de la plaie. Un contact si léger, et pourtant si douloureux que je crispe les mâchoires pour ne pas hurler.
— Sa poison se répand en toi. Elle combat ma essence. Elle te tuera, lentement, en te transformant en quelque chose que tu ne veux pas être.
Il lève les yeux vers moi, et son regard n'est plus celui d'un amant, mais d'un chirurgien face à une gangrène.
— Je peux l'arrêter. Extraire son venin. Mais ce sera… invasif. Ce sera une autre forme de possession, Léo. Plus profonde que tout ce que nous avons partagé.
Je n'ai pas la force de parler. Je hoche faiblement la tête, les larmes silencieuses coulant sur mes tempes. Je n'ai pas le choix. C'est lui, ou la folie bestiale promise par Elias.
Kael acquiesce, son visage dur comme la pierre. Il n'y a plus de place pour la tendresse. Seulement pour la nécessité.
Il pose ses deux mains à plat sur ma poitrine, de part et d'autre de la morsure. Sa propre marque, à côté de la blessure, s'embrase d'une lumière verte et dorée.
— Cela va faire mal.
Ce n'est pas un avertissement. C'est une promesse.
La douleur qui suit est d'une nature différente. Ce n'est pas le feu dévorant d'Elias. C'est une pression immense, écrasante. Je sens des racines, fines et insistantes, pousser depuis les paumes de Kael et pénétrer dans ma chair. Elles ne percent pas la peau ; elles voyagent à travers elle, comme si mes tissus n'étaient que de la terre. Elles s'enfoncent, cherchant, explorant, traquant l'énergie corrompue du loup-garou.
Je hurle enfin. Un cri rauque, déchirant, qui ne semble pas m'appartenir. Mon corps se cambre, arc-bouté contre le lit de mousse. C'est une violation bien plus intime et terrifiante que la morsure. C'est être retourné comme un gant, fouillé jusqu'à l'âme.
Kael ne flanche pas. Ses yeux sont fermés, son visage un masque de concentration absolue. Il murmure des mots dans une langue oubliée, des sons qui ressemblent au craquement des branches et au murmure des sources.
Je sens le combat se livrer à l'intérieur de moi. Les racines de Kael, patientes et implacables, encerclent les filaments de feu jaune laissés par Elias. C'est une lutte silencieuse et titanesque dans le théâtre de mon propre corps. À chaque parcelle d'énergie bestiale neutralisée, arrachée, une vague de soulagement glacé la remplace, suivie d'une fatigue si profonde qu'elle ressemble à la mort.
Je perds notion du temps. Les hurlements se transforment en gémissements, puis en silence. Je ne suis plus qu'un réceptacle, un champ de bataille pour deux dieux.
Finalement, après une éternité, Kael retire ses mains. Les racines se retirent de ma chair, laissant derrière elles une sensation de vide et de pureté gelée. La morsure n'est plus qu'une cicatrice pâle, entourée d'un réseau de veinures vertes semblables à des fougères, qui semblent avoir poussé sous ma peau. La marque d'Elias a été effacée, recouverte, engloutie par la forêt.
Je suis épuisé, vidé, tremblant comme une feuille. Kael s'effondre un instant à genoux, son propre corps semblant avoir perdu de son éclat. L'effort l'a coûté.
Quand il relève la tête, son regard a changé. La colère est toujours là, mais elle est mêlée à quelque chose de nouveau, de sombre et de résolu.
— C'est fait. Tu es purifié.
Sa voix est faible, mais ferme.
— Mais il ne lâchera pas prise. Il reviendra. Et la prochaine fois, il ne se contentera pas de te marquer. Il essaiera de te dévorer.
Il se penche sur moi, son visage soudain très proche. Ses yeux verts brillent d'une lueur que je n'y avais jamais vue. Une lueur de décision fatidique.
— Nous ne pouvons plus attendre. Nous ne pouvons plus nous défendre. Il faut le frapper le premier.
Un frisson de terreur, différent de tous les autres, me parcourt l'échine.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— La forêt a soif, Léo. Elle a été profanée. Elle réclame justice. Pour te protéger, pour nous protéger… il faut lui donner ce qu'elle veut.
Il pose une main sur ma nouvelle cicatrice, froide comme la pierre.
— Il faut lui donner le loup.
LéoNous fonçons à travers les champs gelés, deux ombres sous la lune voilée. Elias ne court pas, il glisse, une force primitive et silencieuse. Je peine à suivre, mes poumons brûlants, chaque impact de mes pieds sur le sol gelé réveillant les vieilles douleurs. Mais une énergie nouvelle coule en moi. Celle de la chasse. Celle du danger partagé.Nous atteignons la lisière du bois. L'air y est encore plus froid, chargé d'une menace passive.— Elles sont là, je chuchote, haletant. Juste à l'intérieur.Elias n'a pas besoin de mes mots. Ses narines frémissent, captant l'odeur de pourriture et de néant. Un grognement sourd monte dans sa gorge.— Reste derrière. Ne fais pas de bruit.Il s'enfonce dans l'obscurité, et je le suis, le cœur battant à tout rompre. Les leçons de Kael me reviennent : je m'efforce de faire de chaque pas une caresse sur le sol, de fondre mon souffle dans le vent.Nous les trouvons dans une petite clairière. Ils sont cinq. Des formes basses et indistinctes, faites de
LéoLa nuit est tombée, épaisse et silencieuse. Le village s'est barricadé. Aucune lumière ne filtre des fenêtres closes, aucun bruit ne trouble le calme angoissant. Ils ont peur. Peur des ombres. Peur de moi.Je suis assis dans l'obscurité de mon cottage, une seule bougie allumée sur la table. Je n'ai pas allumé le feu. Le froid me semble approprié. Juste. Finn est parti, renvoyé chez ses parents avec un prétexte. Je ne voulais pas qu'il soit là pour ce qui va suivre.Entre mes mains, je tiens le petit sachet de cuir qu'Elias m'a donné. Je le fais tourner entre mes doigts, sentant la texture rude de la peau, la forme des herbes séchées à l'intérieur. Pour la douleur. Et pour que les cauchemars te laissent tranquille. Un geste presque tendre, venu de l'être le plus sauvage que je connaisse.Je le repose sur la table. Ce n'est pas de cela dont j'ai besoin.Je ferme les yeux. Je respire profondément, cherchant le calme que Kael m'a enseigné. Mais la sérénité ne vient pas. A la place, c'
LéoLes jours qui suivent l’arrivée de Tomas sont empreints d’une tension sourde. Les regards que me lancent les villageois ont changé. La curiosité respectueuse a cédé la place à une méfiance palpable. Ma connaissance de la chose verte dans la forêt m’a marqué, à leurs yeux, comme étant de son côté, ou pire, comme en étant la cause.Je tente de vaquer à mes occupations, de préparer des remèdes, de conseiller Finn, mais mon esprit est ailleurs, tendu vers le nord, épiant la progression silencieuse de Kael. Son avancée est lente, méthodique. Il ne se presse pas. Le temps, pour lui, n’a pas la même urgence.Puis, au début de la semaine suivante, un autre événement vient jeter de l’huile sur le feu de la peur.C’est le fermier Alric qui découvre la bête. Une de ses meilleures vaches laitières, Bessie, gît dans le pré, raide et froide. Aucune trace de lutte. Aucune morsure de loup. La peau est intacte, mais le pelage est parsemé de plaques de givre qui ne fondent pas, même au soleil. Et l
LéoL'hiver a serré le village dans son poing de glace pendant de longues semaines, mais aujourd'hui, un pâle soleil tente de percer la couverture de nuages gris. Je suis assis sur le banc de bois devant mon cottage, une couverture rude sur les épaules, et je regarde la fumée s'élever des cheminées voisines. L'air est vif, il pique les poumons, mais il sent le bois brûlé et la soupe aux légumes, des odeurs simples, honnêtes.C'est la troisième année. La troisième année depuis que j'ai traversé la rivière et tourné le dos à la forêt. Ici, le temps se mesure aux saisons, aux semailles et aux récoltes, aux naissances du bétail et aux cheveux blancs qui apparaissent sur la tête du forgeron. C'est un rythme lent, prévisible. Apaisant.Mes mains, posées sur mes genoux, font moins mal. Les brûlures laissées par le néant des Dévoreurs se sont estompées en un engourdissement permanent, une carte de mes guerres passées que je suis le seul à pouvoir lire. Parfois, quand le temps est lourd, une do
LéoLa douleur dans mes mains est une brûlure vive, un rappel constant du prix de ma liberté. La chair est noircie, sensible au moindre souffle d'air. Chaque pas est une épreuve, mais c'est mon épreuve. Personne ne me porte. Personne ne me guide.Je quitte le cœur de la forêt, ses zones les plus denses et les plus magiques. Les arbres deviennent plus espacés, le sol plus familier. Je reconnais les sentiers que j'empruntais lors de mes premières errances, avant de connaître Kael, avant de croiser le regard d'Elias. C'est un retour en arrière, mais je ne suis plus le même.Je m'arrête au bord de la rivière qui marque la frontière entre la forêt sauvage et les bois domestiqués. De l'autre côté, je vois le toit de la maison de mon grand-oncle. Elle semble si petite. Si fragile. Un jouet à côté des forces que j'ai côtoyées.Je me retourne pour regarder une dernière fois la forêt. Elle est silencieuse. Je ne sens plus la présence obsessive de Kael. Je ne perçois plus le feu lointain d'Elias
LéoLes jours se fondent en une routine de survie brute. Je suis un fantôme dans le royaume de Kael, évitant les sentiers qu’il parcourt, me cachant lorsque je sens l’approche de sa présence verte et étouffante. Je sais qu’il me cherche. Je sens son appel parfois, un murmure doux et persistant à la lisière de mon esprit, une promesse de sécurité et de chaleur. C’est un aimant pour ma solitude, un poison doucereux.Elias, lui, est un spectre d’une autre nature. Je trouve ses traces partout. Des proies tuées avec une efficacité brutale. Une odeur musquée qui persiste dans l’air froid du matin. Parfois, je le vois de loin, une silhouette sombre et solitaire sur une crête, observant les vallées. Il ne m’approche plus. Il me regarde. Comme on observe un phénomène étrange.Je suis coincé entre eux. Trop sauvage pour le sanctuaire de Kael. Trop humain pour le monde d’Elias.La faim me pousse plus loin, dans une région rocheuse et austère que ni l’un ni l’autre ne semble fréquenter. C’est ici







