Le nom Kaelen resta suspendu dans l’esprit d’Elara comme une note dissonante. Il résonnait avec une familiarité étrange, comme un souvenir d’enfance qu’on aurait voulu oublier, mais qui persistait dans les ombres. Elle ne bougeait pas. Son carnet pendait à sa ceinture, et le vent, soudain tombé, laissait place à un silence épais, presque oppressant.
Kaelen se tenait là, immobile, tel une statue abandonnée par le temps. Il n’avait pas cherché à la menacer, pas davantage qu’il ne semblait vouloir fuir. Il l’observait avec une intensité déconcertante, comme s’il cherchait à percer quelque chose en elle. Une faille ? Une vérité ?
"Pourquoi êtes-vous ici ?" demanda Elara, sa voix plus assurée qu’elle ne s’y attendait.
L’homme baissa légèrement les yeux, comme s’il pesait ses mots avec une gravité douloureuse.
"Je suis ici parce que je n’ai plus d’endroit où aller," dit-il lentement. "Et parce que… il se pourrait que tu sois la seule à pouvoir m’aider."
Elara leva un sourcil.
"Je suis une cartographe, pas une guérisseuse. Ni une mage."
Kaelen eut un mince sourire.
"Tu es bien plus que ce que tu crois. Mais tu l’ignores encore."
Il s’éloigna d’un pas, jetant un regard aux arbres tordus qui les entouraient. Les branches semblaient se pencher dans leur direction, attentives, comme si la forêt elle-même écoutait.
"Tu connais mon nom, n’est-ce pas ?" demanda-t-il.
Elle hésita. Puis hocha la tête.
"Kaelen. Le Prince Banni. Le traitre au sang ancien. C’est une histoire que les enfants racontent à la lueur des chandelles. Vous êtes une légende."
Il se tourna vers elle, le regard dur.
"Je suis un homme. Rien de plus. Et rien de moins."
Un long silence s’installa. Puis, Kaelen parla, d’une voix basse, chargée d’un chagrin ancien.
"J’étais le fils d’un roi dont le trône reposait sur une alliance fragile entre magie et justice. Lorsque les failles ont commencé à apparaître dans le tissu du monde, j’ai tenté de m’y opposer. Mais mon peuple… mon peuple m’a vu comme un traître. J’ai été condamné. Exilé dans ces terres déformées par les conflits des anciens dieux. Et depuis, je cherche un moyen de réparer ce qui a été brisé."
Il s’interrompit. Elara restait immobile, son cœur battant à tout rompre.
"Et maintenant, vous pensez que moi, une simple humaine, je peux vous aider à réparer tout cela ?"
"Pas toi seule. Mais tu portes un don, Elara. Celui de lire les chemins là où d’autres ne voient que chaos. De révéler des vérités enfouies. Ta carte… elle pourrait devenir la clef."
Elle serra les poings, déstabilisée. Elle avait toujours cru que la cartographie était un acte de patience et d’observation, un travail d’archives et de précision. Jamais elle n’aurait pensé que ses lignes tracées à l’encre pourraient avoir un tel poids dans le destin d’un monde.
"Je cherche un artefact," poursuivit Kaelen, "une relique des temps anciens, créée avant la fracture des royaumes. On dit qu’elle contient le pouvoir de purifier une frontière. De refermer une cicatrice. Mais son emplacement est perdu, effacé des cartes depuis des siècles. Pourtant, les terres elles-mêmes… elles gardent la mémoire. Elles murmurent encore."
"Et tu veux que je l’écoute, cette mémoire ?"
"Oui. Et que tu la traduise."
Elara croisa les bras, pensive.
"Supposons que je vous aide. Qu’arrivera-t-il si nous trouvons cette relique ?"
"Alors, peut-être… je pourrai retrouver mon nom. Mon honneur. Et libérer ceux qui sont encore prisonniers des frontières. Ceux que la malédiction n’a pas encore entièrement consumés."
Il s’approcha d’elle, lentement, et tendit la main.
"Mais je ne peux pas le faire seul."
Elle regarda cette main tendue. Elle savait qu’en la prenant, elle abandonnait le rôle d’observatrice. Elle cesserait d’être une cartographe neutre, celle qui se contente de tracer des lignes. Elle deviendrait une actrice du récit, un pion dans un conflit ancien… ou une clé vers sa résolution.
Un frisson parcourut son dos.
"Je ne suis pas certaine de ce que je suis en train de faire…" murmura-t-elle.
"Aucun de nous ne l’est," répondit Kaelen. "Mais chaque voyage commence par un pas."
Elle inspira profondément… et prit sa main.
À ce moment-là, un souffle étrange parcourut la forêt. Les arbres se figèrent, les murmures se turent. Comme si le monde venait d’enregistrer une décision importante.
"Alors dis-moi tout," dit Elara. "Par où commence-t-on ?"
Kaelen la regarda avec un mélange d’espoir et de douleur.
"Par le Val de Cendres. C’est là que se trouve la première pierre d’orientation. Mais pour y entrer… il nous faudra l’aide d’un gardien."
"Un gardien ?"
"Une créature. Elle veille sur l’entrée. Elle ne laisse passer que ceux qui portent la marque du sang ancien… ou ceux qui ont le courage de parler en leur nom."
Elara ravala sa salive. Elle n’était pas prête pour cela. Pas encore. Mais il était trop tard. Elle avait pris la main.
Elle tourna une dernière fois les yeux vers le carnet à sa ceinture. Peut-être qu’un jour, ce qu’elle écrivait dedans ne serait plus seulement des cartes.
Peut-être qu’un jour… ce serait une chronique de rédemption.
Au lever du jour, le camp s’éveilla lentement, comme tiré d’un songe. Les dernières braises du feu crépitaient faiblement, projetant sur les visages endormis des lueurs rougeoyantes. Le ciel, lavé de nuit, s’ouvrait dans des teintes pastel, un mariage d’ors pâles et de roses cendrés, étendant sa clarté fragile sur les collines.Le vent portait une senteur de mousse humide et d’écorce fraîche. Un silence dense enveloppait la vallée — pas le silence paisible du repos, mais celui d’un monde qui attend.Elara s’était levée la première. Elle observa longtemps les derniers filaments de fumée s’élever dans le ciel, le carnet contre sa poitrine. Sur ses pages s'entassaient des lignes noires, des tracés d’aventures récentes, des échos de dangers surmontés. Mais cette fois, elle ne dessinait pas l’avenir. Elle s’apprêtait à marcher dans l’inconnu.Derrière elle, Neris pliait méthodiquement les toiles. Chaque geste était mesuré, précis, comme toujours. Son instinct lui soufflait que le territoir
La nuit s’était posée sur la vallée comme une couverture silencieuse. Une nuit douce, presque irréelle, teintée d’un calme trompeur. Les étoiles scintillaient faiblement au-dessus des cimes, timides sentinelles dans l’immensité du ciel. Un voile de brume s’élevait lentement des herbes hautes, effleurant les tentes comme une caresse venue d’un autre monde.Le camp, dissimulé au creux d’une vallée oubliée, semblait hors du temps. Protégé par des arbres anciens, dont les troncs torsadés parlaient de siècles révolus, il respirait la quiétude après la tempête. Une rivière serpentait non loin, son chant discret mêlé au bruissement des feuillages et au souffle contenu du vent. Même les feux de camp, dispersés entre les abris, crépitaient à voix basse, comme s’ils respectaient un silence sacré.Elara s’était éloignée, comme à son habitude. Elle n’aimait pas l’agitation, même paisible. Elle préférait les marges, les endroits où les bruits se dissipent et où les pensées peuvent se déplier sans h
Chapitre XIII — Les TisseursLa lumière revint, d’abord timide, puis croissante. Elle caressa les paupières fermées d’Elara, y déposa un frisson chaud, presque irréel après tant d’heures — ou de siècles ? — passés dans le ventre du chaos.Quand elle rouvrit les yeux, son souffle se bloqua dans sa gorge. Sous ses doigts, l’herbe. Pas une illusion, pas une mosaïque vivante, pas un mirage : de la vraie herbe, humide de rosée, qui se froissait sous ses ongles. Elle inspira, et l’air portait enfin l’odeur de la terre et non celle de la faille.Elle se redressa, tremblante, et contempla le monde revenu. Les Landes Fracturées n’étaient plus qu’un pli à l’horizon. Là où le sol se crevassait, de nouvelles pousses brisaient déjà la croûte. Des insectes timides sortaient de trous oubliés. L’air vibrait encore d’un frisson, comme un soupir d’animal qui se réveille.Elara baissa les yeux vers ses paumes. Ses lignes — ces filaments d’encre qu’elle avait appris à tracer depuis l’enfance — étaient to
Tout était silence. Et pourtant, tout criait. Kaelen flottait dans un monde sans forme. Ni ciel, ni terre. Ni vent, ni gravité. Rien qu’un espace sans horizon, un gouffre de brume et d’échos, tissé uniquement de pensée, d’émotion brute, de souvenirs épars. Parfois, un éclat d’image traversait cette mer informe : un éclat de lumière, une ombre mouvante, un fragment de voix perdue. Il n’avait plus de corps. Pas vraiment. Ses membres n’étaient plus que des impressions, ses veines des lignes de lumière rompues, sa peau un voile translucide qu’on aurait effleuré pour voir au travers. À sa place, il n’y avait qu’un esprit, étiré, disloqué, comme une toile qu’on aurait suspendue dans l’obscurité. Il avait l’impression d’être à la fois partout et nulle part. Et au centre… le fragment. Pas un objet. Pas un cristal. Ni une pierre ni une arme. Seulement une présence. Froide. Sereine. Absolue. Comme une nuit sans fin. Une nuit qui ne jugeait pas, qui n’ordonnait pas : elle imposait. Le fragm
Le monde ne tenait plus en place.C’était la première chose qu’Elara ressentit en posant le pied dans les Landes Fracturées. À peine avait-elle franchi la dernière ligne stable qu’elle sentit ses repères se disloquer : la terre sous sa semelle se crevassa pour devenir sable, puis roc, puis mousse, puis de nouveau un sol craquelé qui respirait comme une bête. À chaque pas, la réalité hésitait.Autour d’elle, Liora et Neris avançaient en silence. Liora avait relevé sa capuche, mais ses mèches rousses s’échappaient au vent — un vent qui ne savait pas choisir sa direction, ni son odeur. Parfois il portait un parfum de mer, parfois une odeur de viande fumée, parfois celle de la pourriture. Neris, lui, gardait sa main posée sur la garde de son arme, comme si la lame pouvait trancher non seulement la chair, mais aussi ce qui rongeait l’air.Ils suivaient Elara, parce qu’elle seule savait lire la trace. Ou du moins, ils le croyaient.— C’est pire que je ne l’imaginais, souffla Liora. Sa voix s
Le carnet refusait de se taire.Même fermé, il palpitait contre la paume d’Elara, comme un cœur étranger emprisonné sous cuir et papier. Une lueur noire, presque huileuse, filtrait de ses coutures anciennes. Elle pulsait, lente et entêtante, au rythme d’un battement qui n’appartenait ni au monde ni au temps.Depuis des jours, Elara dormait à côté de ce fragment, comme on veille un ennemi. Chaque nuit, elle entendait son chuchotement ramper sous ses rêves. Chaque matin, elle vérifiait les runes que Liora avait gravées autour du carnet pour le maintenir sous contrôle. Mais au fond, tous savaient que ce n’était qu’une question de temps avant que le cercle ne cède.Neris tournait autour du feu de camp, son manteau soulevé par le vent mordant. Ses yeux clairs fixaient tour à tour Elara et le carnet posé sur la pierre.— On ne peut pas continuer ainsi, dit-il finalement, la voix râpeuse. Le fragment noir cherche une porte. Et il l’a choisie.Il ne montrait pas le carnet, mais Elara. Elle so